Hommage à Michel Ciment (1938-2023) : Une vie à aimer les films, par Philippe Le Guay

La mort de Michel Ciment (1938-2023) nous renvoie à une époque où la cinéphilie était enthousiaste, partisane… et violente. Homme de culture sensible à toutes les arts, le directeur de la revue Positif laisse une œuvre d’historien d’où émergent les noms de Kubrick, Kazan et Jane Campion et plusieurs livres passionnants, Les Conquérants d’un nouveau monde, Passeport pour Hollywood, Philippe Le Guay,  réalisateur et critique concurrent de la revue Cinématographe revient – après une autre grand cinéphile Bernard Tavernier – sur cet humaniste qui avait Le cinéma en partage, titre d’un stimulant livre d’entretiens sur son itinéraire.

Nuancé et lumineux

On l’entendait régulièrement sur les ondes de France Inter, dans l’émission Le Masque et la plume. Alors que ses camarades critiques s’amusaient à faire des jeux de mots sur les titres des films et surenchérissaient dans les quolibets, Michel Ciment apportait un point de vue nuancé et lumineux : indispensable.

Il savait mettre le film commenté dans un flux historique, citant des films du même metteur en scène, ou un courant de cinéma dans lequel le film pouvait s’inscrire. En deux mots, avec Michel, on apprenait quelque chose.

Les Cahiers du cinéma vs Positif

Dans les années 70, deux grandes revues de cinéma se partageaient le haut du pavé, un peu comme des bandes rivales dans un film de Sergio Leone. Il y avait Les Cahiers du cinéma, incarnant la frange dure du cinéma d’auteur à la française, et Positif, défendant une idée d’un cinéma ouvert à la fois sur l’imaginaire, et un certain engagement social. Michel Ciment dirigeait Positif, insistant sur l’émergence de tout un cinéma anglo-saxon (Boorman et Scorsese entre autres).

Les cahiers jouissaient du prestige des critiques de la nouvelle vague, devenus plus tard cinéastes : Truffaut, Godard, Rivette, Chabrol et Rohmer. Des décennies plus tard, cet éclat ne s’était toujours pas terni, alors que la revue peinait à inventer des nouveaux combats.

En revanche, Positif a maintenu haut son niveau d’exigence : la qualité des analyses, l’attention à certaines découvertes (par exemple le cinéma asiatique) en un mot le sérieux de la revue finirent par l’emporter largement sur son adversaire héréditaire. Depuis longtemps déjà, Positif a gagné le combat par KO !

Une vérité que Michel Ciment semblait oublier : il continuait à pester contre un papier dogmatique des Cahiers, il s’indignait contre une position absurde alors qu’il aurait pu prendre tout cela de façon désinvolte. Mais il avait besoin de ferrailler, il réenfourchait inlassablement son cheval de Don Quichotte…

J’ai rencontré Michel Ciment en 1978.

Je venais d’écrire un texte sur Laurel et Hardy, intitulé un peu pompeusement : Une allégorie de la catastrophe. J’avais 22 ans, j’écrivais depuis des années des notes sur le cinéma dans des cahiers rouges Clairefontaine et je souffrais de n’échanger avec personne.

Aussi j’ai tenté ma chance en envoyant ce texte à Positif. Au bout de quelques semaines, Michel m’a envoyé une réponse « positive »  –  je sentais que ce jeu de mots lui plaisait infiniment. Il fallut attendre encore quelques mois pour que mon article paraisse, sans une coupe, sans une modification (il en aurait mérité).

Je me souviens de ce premier rendez-vous avec Michel : grande douceur, haute idée de sa mission de critique et d’historien. Je me voyais déjà assis à la table du comité rédaction, mais il fallait que je murisse et apprenne la patience.

L’aventure de Cinématographe

Et puis un peu plus tard, je rencontrais Jacques Fieschi à la Cinémathèque : il dirigeait Cinématographe, revue cinéphile ouverte à tous les horizons. Un entretien avec Martine Carol cohabitait avec un dossier sur le philippin Lino Brocka. Sans préambule, Jacques m’invita à me rendre le dimanche suivant rue de Verneuil pour rencontrer les autres rédacteurs. Je me souviens du salon tendu de velours rouge et de l’atmosphère enflammée et burlesque de la séance. Et c’est ainsi que je décidais de rentrer à Cinématographe, trahissant la confiance que m’avait accordée Michel…

Pendant des années, je me sentis coupable de cette défection. Il faut dire que Michel ne faisait rien pour me soulager ! Tout compte fait, ma vocation était de faire des films et non pas d’écrire sur le cinéma. Avec le temps, Michel a fini par me pardonner, devenant même un interlocuteur attentif de mon travail.

Ma préférence va aux œuvres-monde, celles qui englobent une multitude de chemins, qui créent un univers, et dans lesquelles on peut entrer à partir de curiosités multiples. Un cinéma qui serait ce que sont à la littérature les œuvres de Balzac, de Tolstoï, de Shakespeare surtout, ce que sont à la peinture les œuvres de Vélasquez ou du Titien.
Michel Ciment, 2017 (pour les 60 ans de Positif

Le cinéma en partage

Depuis un an, on sentait la fatigue qui marquait le visage de Michel. Sa pâleur faisait ressortir le bleu de ses yeux, des yeux qui avaient vu des milliers de films – et probablement davantage encore.

L’honnêteté intellectuelle et une curiosité infatigable étaient les valeurs cardinales de Michel.

L’auteur, entre autres de Le cinéma en partage, a rejoint désormais ses cinéastes d’élection, Kubrick, Rosi, Kazan, Losey, Wilder… Autant de « phares » pour reprendre le sonnet de Baudelaire, dont Michel aura contribué à distribuer la lumière.

Philippe Le Guay