Culture

Michel Ciment, le dernier critique cinéphile d’un temps responsable pour Jean-Philippe Domecq

Avec Michel Ciment, mort le 13 novembre 2023, ce n’est pas seulement un très grand critique de cinéma français et international qui nous quitte, comme le rappelait le réalisateur Philipe Le Guay; mais aussi un cinéphilie d’une aura aussi sympathique que convaincue, convaincante rappelle Jean-Philippe Domecq compagnon de route du directeur de la revue Positif et auteur « Le Film de nos films » (Pocket) véritable autobiographie filmique à travers 40 ans de critique cinématographique dans Positif. Son témoignage intime et chaleureux brosse un certain profil d’intellectuel, d’éthique aimable et attentive, responsable et ferme.

Aimé de tous les grands, craint des petits

On connaît son impressionnante bibliographie, ses centaines d’articles, sa voix qui faisait rire et penser à l’émission du Masque et la Plume, à France- Culture et sur bien des ondes ou en Festivals à Cannes, Venise, Lyon… Son visage apparaissait dès que disparaissait un grand, Stanley Kubrick par exemple en 1999 mort juste après avoir envoyé par coursier et Concorde la bobine de Eyes Wide Shut pour les producteurs américains.

Michel Ciment était l’un des seuls que ce fou de travail qu’était Kubrick laissait approcher dans son bunker familial, et il en a tiré un de ses plus grands ouvrages, aussi finement analytique par le texte que par les contrepoints iconographiques.

Là, les médias français faisaient appel à Michel Ciment, bien obligés de donner voix à ce rebelle qu’ils craignaient et essayaient de marginaliser car il était trop nuancé pour le « révoltisme » à la mode et les jeux de pouvoir culturel tenu par la vieille avant-garde de la Nouvelle Vague, notamment les Cahiers du Cinéma.

Pas précisément godardienne ni post-maoïste, la revue Positif – « la meilleure revue de cinéma au monde ! » a écrit Martin Scorsese – fut animée par Michel Ciment avec l’ouverture de sensibilité et d’esprit qui le et la tenait à l’écart des modes ; si bien que cette revue n’a cessé de découvrir des talents plutôt avant les autres et d’accompagner la création des maîtres, et il n’est pas un cinéaste au monde qui refuse d’accorder un entretien à Positif.

Ce dialogue entre critique non-systématique et créativité, cette envergure de choix, cette animation d’équipe, le refus d’idéologie unique à Positif mais, au contraire, l’appréciation des œuvres par l’œuvre même, c’est aussi Michel Ciment.

Welles, Wenders, Kazan, Jane Campion, Angelopoulos, etc, etc…

Michel Ciment était en conversation permanente avec les cinéastes et festivals du monde entier. Parlant l’anglais avec naturel, lui qui enseigna la civilisation américaine à l’université de Paris-VII, il avait ligne directe et régulière avec Elia Kazan, Joseph Losey, John Boorman, tant ils le sentaient curieux de leur tournage et prêt à défendre toutes leurs audaces. Le DVD d’Arte qui accompagne son passionnant livre d’entretiens avec Nguyen Trong Binh (« Binh » pour l’équipe de Positif dont il est un éminent et sympathique pivot), Le Cinéma en partage, qui, soit dit en passant, se lit comme l’itinéraire d’un aventurier autant que d’un homme de culture encyclopédique, nous montre les témoignages enthousiastes et impressionnés des cinéastes internationaux qui ne cachent pas qu’avec Michel Ciment ils avaient un interlocuteur toujours stimulant.

Ce dialogue avec les créateurs est, somme toute, une des deux fonctions de la critique culturelle, outre le dialogue avec le public. Il est symptomatique que, tandis que les créateurs sentaient en lui un égal, les critiques de la province parisienne le trouvaient « trop ».

Trop libre, trop rebelle, trop net lorsqu’il s’inquiétait de l’inculture et de la vulgarité sophistiquée qui montent, menacent de plus en plus. Que pouvaient-ils contre son humour qu’auraient prisé Voltaire, Diderot, Stendhal ? Ainsi récemment, en pleine ambiance wokiste, il présente un film au Forum des Images avec ce sourire.

Nous à Positif on est très ouverts : la dernière fois nous vous avons proposé un film d’amour homosexuel féminin, la fois d’avant c’était homosexuel masculin, et ce soir ce sera un amour hétérosexuel.
Michel Ciment 

L’intelligence de la complexité du monde, comme Francesco Rosi

S’il a trouvé dans le cinéma américain un continent de créativité qu’il a condensé dans un de ses premiers livres majeurs (et régulièrement complété, réédité), Les Conquérants d’un nouveau monde, suivi de Passeport pour Hollywood, et s’il a découvert notamment Jane Campion dès ses premiers courts-métrages, d’où la collaboration de cette grande réalisatrice dans le livre qu’il lui consacrera, son partage du cinéma était universel.

Michel Ciment a aussi contribué à faire comprendre l’œuvre singulière de Francesco Rosi qui, dans l’âge d’or du cinéma italien des années 1960 – 70, a créé une poétique du politique, autant dire des films qui font appel à la maturité du spectateur.
Dans le Dossier Rosi, Ciment montre que la réflexion politique ne va pas sans sensibilité passionnée puisque la politique nous implique tous, et, le sort humain s’y jouant, elle est source d’émotion en même temps que de pensée. Que L’Affaire Mattei, grand portrait d’homme d’affaires et enquête sur son probable assassinat payé par les grands du pétrole, ait emporté la Palme à Cannes et ait attiré le public par le vibrato de son intelligence, devrait convaincre qu’au cinéma comme en littérature et en arts, « les gens », c’est-à-dire nous tous, préfèrent qu’on leur montre le réel non comme vérité unique ou caricature, mais dans sa complexité.

Une figure historique

Son premier article pour Positif, en 1963, le singularise d’emblée dans le paysage : il met en relief la judicieuse audace d’Orson Welles (1915 – 1985) qui filme Le Procès (1962) de Kafka en tirant ce chef d’œuvre du côté du cauchemar du XXème siècle : là où les commentateurs étaient dépassés par le caractère de ballet expressionniste que Welles orchestra avec faconde en faisant d’Antony Perkins un corbeau magnétisé dans le dédale de la Loi, le jeune Ciment de 25 ans plonge dans la première séquence où la caméra commence par un plan rapproché sur le visage flou et couché de Joseph K, puis caméra du point de vue de celui qui s’éveille… ou, c’est pareil : qui rentre dans le cauchemar, le XXème siècle.

La dernière conférence en France d’Orson Welles fut un régal de complicité où Welles jubilait avec Ciment ; le film d’entretiens espacés avec l’auteur de Cléopâtre (1963), Joseph L. Mankiewicz (1909 – 1993), reste passionnant comme un feuilleton intellectuel ; les bonus de Michel Ciment en DVD pour des films de Marco Bellochio, Joseph Losey, Billy Wilder, Alain Resnais, etc, etc…

Mais ce n’est pas seulement une figure critique que nous perdons

C’est aussi une figure d’éthique intellectuelle. Michel Ciment ne laissait pas tout dire, les demi-fins ont ironisé sur cette qualité, alors qu’il était aussi tolérant et ouvert que ferme. On peut craindre que, dans l’Ambiance française d’ironisme psychologisant qui réduit toute rébellion critique et toute cause à  positionnement narcissique ou de carrière, Michel Ciment soit le dernier d’un temps responsable ; il faut avoir les épaules bien basses pour les avoir haussé lorsqu’il ne laissait pas tout dire ; si encore il avait été dogmatique ou intolérant…

Combien de jeunes et moins jeunes témoigneront de son écoute, et de ses excuses d’avoir mis deux semaines à leur répondre s’il avait été retardé par la Mostra de Venise ou en déplacement.

Cela dit, à lire depuis sa mort l’avalanche d’éloges, même de ceux qui maintenant qu’il ne bouge plus peuvent l’applaudir, et tout le courrier des plus humbles aux plus célèbres qui parvient à la revue Positif, on peut penser qu’il a transmis le relais civilisationnel. Le 18 octobre, à l’initiative de l’Institut Lumière de Lyon, fut organisée une soirée de lectures d’extraits de ses livres, ponctuée de séquences musicales et filmiques ; la grande salle était débordée, partout des afflux de jeunes ; Michel, malade, aurait préféré se réserver pour la soirée suivante de débat public ente lui et Wim Wenders qui présentait son (génial) dernier film ; sur l’insistance il vint, et ce fut une standing ovation qui n’en finissait plus.
Tous les hommes ne meurent pas.

# Jean-Philippe Domecq

Pour se nourrir de la cinéphilie de Michel Ciment

A lire et voir :

D’abord, acheter sans coup férir tout DVD qui comporte un bonus de commentaire par Michel Ciment :

Ce n’est pas de l’érudition enrubannée,
c’est entrer dans les coulisses de la magie cinématographique.

Livres :

  • Kazan par Kazan, Paris, Calmann-Lévy, 1973
  • Le Dossier Rosi, Paris, 1976
  • Le Livre de Losey, Paris, 1979
  • Kubrick, Paris, Calmann-Lévy, 1980
  • Les Conquérants d’un nouveau monde, essais sur le cinéma américain, Paris, 1981 ; éd. revue et augmentée avec une préface d’Emmanuel Carrère, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2015
  • Schatzberg, de la photo au cinéma, Paris, 1982
  • Boorman : un visionnaire en son temps, Paris, 1985
  • Theo Angelopoulos, Paris, 1989
  • Le Crime à l’écran : une histoire de l’Amérique, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard/Arts » (no 139), 1992
  • Passeport pour Hollywood , entretiens avec Wilder, Huston, Mankiewicz, Polanski, Forman & Wenders, Paris, Carlotta, 1992
  • Joseph Losey : l’œil du Maître, textes réunis et présentés par Michel Ciment, Institut Lumière/Actes Sud, 1994
  • Fritz Lang : le meurtre et la loi, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard/Arts » (no 442), 2003
  • Petite planète cinématographique, Paris, Stock, 2003
  • Jane Campion par Jane Campion, Paris, Cahiers du cinéma, 2014
  • Une Renaissance américaine, entretiens avec 30 cinéastes, Paris, 2014
  • Le Cinéma en partage, entretiens avec N.T. Binh, Paris, Rivages, 2014
  • Une vie de cinéma, Paris, Gallimard, 2019 (mémoires)
  • Boorman, un visionnaire en son temps, Paris, Marest éditeur, 2019

Documentaires :

  • 1979 : Portrait d’un homme à 60% parfait : Billy Wilder  avec Annie Tresgot
  • 1982 : Elia Kazan Outsider avec Annie Tresgot
  • 1987 : Francesco Rosi : Chronique d’un film annoncé de Christine Lipinska,
  • 2011 : Il était une fois… Orange mécanique d’Antoine de Gaudemar (co-réalisateur)

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