Culture

Ibrahim Mahama fait de la toile de jute la peau d’un monde à transformer

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 24 mars 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Avec une reconnaissance internationale fulgurante, Ibrahim Mahama développe à partir de la toile de jute, une esthétique engagée qui évoque transactions et traites mondiales, racines sociales et capitalisme déraciné. Ses œuvres embrassent l’intime comme de gigantesques installations envahissant comme une seconde peau architectures et reliefs du monde. Après Global(e) Resistance du Centre Pompidou, ses sculptures-toiles seront à découvrir à La Condition Publique de Roubaix et au Palais de Tokyo.

Ibrahim Mahama Out of Bounds 56th Venice Biennale, 2015 Photo © Ibrahim Mahama

Hors limites de l’arsenal, de l’usine, de l’atelier  

Le choix ne pouvait pas être plus cohérent et mieux stupéfier les visiteurs qui sortaient de l’Arsenal lors de la 56ème Biennale de Venise en 2015. Ce fut notre première rencontre ‘love at first sight’ avec l’œuvre d’Ibrahim Mahama. Out of Bounds (hors limites), immense rideau-sculpture constituée de milliers de sacs de jute cousus les uns aux autres, épousait et se déployait tout le long d’un très haut et infiniment long couloir qui paraissait presque étroit pour l’architecture démesurée de ce très ancien site « industriel » dont les origines datent du 12ème siècle.
Le nom de ce lieu vénitien proviendrait de l’arabe « Dar-al sina » qui signifie « atelier ». L’arsenal, l’usine, l’atelier – du travail de construction à la chaine des navires vénitiens à celle des sacs de jute emballages du commerce mondial sont au cœur des préoccupations esthétiques et éthiques de l’artiste ghanéen.

La jute brute au croisement du travail et du capital

Au Ghana, pays de son enfance, Ibrahim Mahama a commencé à travailler, en collaboration avec des travailleurs migrants du nord du pays et des étudiants, dans les marchés et les anciennes gares pour collecter le matériau brut, ses sacs en fibre de jute. De cette véritable « peau » du commerce mondial, l’artiste réalise des sculptures-installations à grande échelle pour écrire une nouvelle histoire.

Fabriqués en Asie du Sud-Est et importés au Ghana pour être remplis de fèves de cacao, de charbon, de café, de riz, d’haricots…, ces sacs sont ensuite vendus et redistribués dans le monde entier. Chacun d’entre eux est identifié par les noms de leurs différents propriétaires et constituent ainsi pour l’artiste une variété de récits personnels et collectifs. Si l’impact esthétique est toujours présent dans ses compositions de camaïeux bruns, moutarde, noir…avec sa puissance sensorielle et tactile, c’est avant tout un message politique que contient ses fibres banales. « Ce qui m’intéresse, c’est comment le caractère politique de l’œuvre arrive à être absorbé dans l’esthétique de l’objet lui-même », précise Ibrahim Mahama.

Ibrahim Mahama, No Friend but the Mountains 2012-2020. Installation view, 22nd Biennale of Sydney, Cockatoo Island 2020 Photo Zan Wimberley

Des « peaux » qui trahissent la scarification de l’Histoire

Le cacao a été enraciné dans l’histoire politique et financière du pays pendant les périodes de colonisation et d’indépendance. Ibrahim dénonce le fait que les marchés d’aujourd’hui sont aux premières lignes de l’inégalité sociale, de l’exploitation du travail engendrée par la mondialisation. Ces sacs matérialisent une histoire du commerce mondial. Les personnes qui les fabriquent sont-ils, comme eux, toutes et tous jetables ? semble-t-il nous dire. Pour Ibrahim Mahama, celles et ceux qui les tissent, les emballent, les chargent et les transportent laissent leurs sueurs, noms, dates et autres coordonnées sur les sacs.
Ils deviennent ainsi « des peaux avec des scarifications qui trahissent leur héritage sociopolitique et économique ». C’est sans doute cette justesse esthétique et cette forme de radicalisme politique qui a fait qu’à 30 ans, repéré par des conservateurs de la Tate alors qu’il était toujours en école d’art à Kumasi son travail ait acquis une dimension et un intérêt international.

Ibrahim Mahama A straight line through the carcass of history 1649, 2016-2019 Photo © Ibrahim Mahama

Un travail de mémoire

Entre travail de mémoire, et archéologie de pratiques quotidiennes, dans une osmose entre le passé et le présent, Ibrahim Mahama crée des œuvres à partir de matériaux bruts travaillés sans artifice. En les présentant tels quels, dans une dimension monumentale, infiltrant ou recouvrant bâtiments et façades, le spectateur est interpellé par des réalités insoupçonnées du monde. L’emploi des matériaux tels que sacs de jute, boites de cordonniers, des brancards… fait écho à l’histoire du commerce, de la mondialisation des échanges et d’un passé de pratiques parfois d’acculturations. L’artiste sollicite ainsi une mémoire et des récits à la fois collectifs et individuels.

Une esthétique qui se nourrit de multiples références

Une telle œuvre ne peut être réduit en quelques phrases tant elle mord sur de nombreux terrains et concepts esthétiques. Ibrahim Mahama, né en 1987 à Tamale, qui vit et travaille à Accra, est un adepte de l’art conceptuel. Ses happenings où la convivialité fait partie du processus le rapprochent aussi de L’art action, communautaire et social, où le spectateur devient acteur de performances poétiques et politiques comme ce fut le cas en juillet 2017, Place Syntagma à Athènes devant le Parlement où c’est au public qu’il revenait de coudre à même le sol des dizaines de vieux sacs de jute comme un immense tapis.

Ibrahim Mahama, Place Syntagma, Documenta 14, Athens, 2017 © Mathias Voelzke

Ainsi toujours en 2017 pour la Documenta 14 de Kassel, les toiles confectionnées à Athènes ont servi à recouvrir les bâtiments emblématiques des Torwache, deux tours conçues jadis pour relier la résidence royale du Bergpark avec le centre-ville médiéval de Kassel, vestige d’un dessein de grandeur de l’Allemagne nazie. Selon Ibrahim Mahama, l’esprit et l’oeuvre assemblée à plat sur la place du Parlement ont été ‘incarnés’ par les Torwache de Kassel. A l’époque la tension entre Berlin et Athènes était extrême autour du financement de la dette grecque…

Un héraut de la Global(e)Résistance 

L’exposition Global(e) Resistance du Centre Pompidou (fermée le 4 janvier 2021) visait à retracer l’histoire des différentes luttes menées dans les pays dits du « Sud » depuis la fin du XXe siècle, L’œuvre KAE DABI 2013-2018 d’Ibrahim Mahama de relative petite taille, 337 x 384 cm tout de même

Ibrahim Mahama KAE DABI 2013-2018, expo GlobalResistance Centre Pompidou 2021 Photo © MNAM-CCI Audrey Laurans

tranche avec le gigantisme de ses installations architecturales.  Sa peinture-sculpture-tapisserie faite de bâches, toiles de jute et de cachets servant à sceller les sacs pour les transports fait écho aux codes du mouvement support-surface.

S’il donne une importance égale donnée aux matériaux, aux gestes créatifs et à l’œuvre finale, la démarche éthique renouvelle aussi l’arte povera, ses matériaux pointent et plongent dans l’Histoire , celle du commerce mondial. S’il en est inspiré, Ibrahim décale les courants artistiques existants, par une autre focale, celle des inégalités Nord Sud, avec un autre enjeu, la part d’ombre de la mondialisation et surtout une nouvelle fraicheur propre à sa génération prosélyte, celle d’être inclusive.

L’alchimie d’un acte créatif et d’une démarche politique.

Ibrahim Mahama Fragments expo White Cube Bermondsey 2017 Photo © White Cube (George Darrell)

Dans la célèbre conférence « Qu’est-ce que l’acte de création » que Gilles Deleuze avait donnée en 1987 à la Femis, il expliquait que « seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes », l’une et l’autre relevant selon lui d’un seul et même élan. Les œuvres de Global(e) Resistance du Centre Pompidou dont celle d’Ibrahim Mahama, s’inscrivent dans ce double élan de résistance : celui d’imposer par l’art l’existence d’une cause, face aux négligences et aux omissions d’un récit historique oublieux et celui de mettre l’art au service d’une stratégie militante pour lutter contre les drames du temps présent.

Dans cette démarche, Ibrahim avait emprunté au célèbre auteur ghanéen Ayi Kwei Armah (1939-) le titre d’une de ses expositions à la galerie White Cube, Fragments. Publié en 1970, le roman explore la relation entre l’individu et la société au sein du Ghana nouvellement indépendant. Dans un contexte de matérialisme égoïste et d’un environnement civique en ruine et corrompu, Armah oppose les deux mondes du matérialisme et des valeurs morales, la corruption et les rêves, deux mondes d’intégrité et de pression sociale.

Un humanisme éthique et utopique

Nul doute que l’artiste ghanéen se relie aux dynamiteurs de formes comme Robert Rauschenberg (1925 -2008). Tous deux font « bouffer à la peinture tout ce qu’il est possible de prendre dans l’environnement quotidien », selon la formule de la critique d’art Geneviève Breerette. Mais ce n’est pas tant pour la technique du « collage» qu’on peut les rapprocher que surtout pour leur côté humanistes militants. Le projet ROCI (Rauschenberg Overseas Culture Interchange) porta de 1985 à 1991 cette généreuse idée que l’art a un pouvoir, et que le travail en collaboration avec des artistes et artisans du monde entier peut faire évoluer la société dans le respect des différences et des droits de l’homme.

Vue de nuit du Savannah Centre for Contemporary Art (SCCA) Photo © SCCA

Avec la même dynamique collaborative, Ibrahim Mahama a ouvert depuis mars 2019 un centre d’art contemporain dans sa ville natale, The Savannah Centre for Contemporary Art Tamale (SCCA) : « Les artistes peuvent et doivent jouer un rôle institutionnel important dans le soutien à la scène culturelle régionale. explique son fondateur. Quand j’ai pensé à la SCCA, ce n’était pas seulement par rapport à la pratique contemporaine des arts, mais aussi par rapport à la culture et à la perception autour de l’Histoire récente et ancienne dans un contexte géographique et technologique. » Conçu à l’origine comme un studio pour développer l’art contemporain dans son pays, ce projet s’est étoffé et densifié avec un centre d’expositions et de recherches, un hub de rencontres et d’éducation, comprend aussi des résidences d’artistes.

Ibrahim Mahama Non-Orientable Nkansa 2017 Photo whitecube ibrahim_mahama

Où s’arrête le multiculturalisme et où commence l’impérialisme ?

Une étoile est née, regardez bien son éclat. Avec sa palette minimale ‘povera’ et poétique, c’est bien une espérance qu’il nous confie, « l’espoir est que les résidus (des objets, matériaux et traces) – tachés, brisés et abandonnés, mais porteurs de lumière – puissent nous conduire vers de nouvelles possibilités et de nouveaux espaces au-delà », sans doute pour se demander où s’arrête le multiculturalisme, et où commence l’impérialisme ?  C’est ce que les visiteurs de La Condition Publique de Roubaix ou du Palais de Tokyo auront la chance de vérifier sous peu.

Pour suivre Ibrahim Mahama

Sa galerie parisienne White Cube

Prochains rendez-vous

Pour aller plus loin : Le projet Savannah Centre for Contemporary Art Tamale (SCCA), raconté par Ibrahim Mahama
L’histoire des espaces d’usine, des marchés et des structures modernistes abandonnées est très importante pour moi en tant que point de départ pour produire ma propre œuvre d’art. J’ai conçu à l’origine le SCCA comme un atelier, comme un lieu de production, mais en même temps j’étais aussi intéressé par le processus de production des expositions. L’idée était de créer quelque chose qui donnait aussi à d’autres artistes la liberté de développer leurs idées comme ils le voulaient. D’autres espaces de la SCCA sont ainsi consacrés à des ateliers dans lesquels les artistes ont la possibilité de faire une résidence d’un ou deux ans.  

Les artistes peuvent et doivent jouer un rôle institutionnel important dans le soutien à la scène culturelle régionale. Quand j’ai pensé à la SCCA, ce n’était pas seulement par rapport à la pratique contemporaine des arts, mais aussi par rapport à la culture et à la perception autour de l’Histoire récente et ancienne dans un contexte géographique et technologique.

Des universitaires du Département de peinture et de sculpture de l’Université des sciences et de la technologie Kwame Nkrumah, qui font partie du projet, avaient déjà auparavant beaucoup contribué à l’enseignement des étudiants au cours de la dernière décennie. Ils ont eu un impact sur mes propres pratiques en tant qu’artiste. En fin de compte, le SCCA se veut bien plus qu’un espace contemporain – nous envisageons de forger une institution qui inspire une génération de jeunes dans toutes les disciplines.

Résolument ouvert vers le monde extérieur toutes générations confondues, les écoliers visitent régulièrement notre bibliothèque. Nous avons aussi créé un programme éducatif qui comprend des projections de films et invite des artistes et d’autres professionnels du monde culturel à donner des conférences.

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