Culture
Le carnet de lecture de Sabine André-Donnot, plasticienne
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 26 septembre 2024
(Artiste inspirante) En plongeant tout un peuple d’ « obj’êtres » dans une ‘forêt blanche’ de symboles, Sabine André-Donnot évoque et libère une foison de mythes panthéistes où résonnent des narrations orales ancestrales, voire des fantasmes immémoriaux. La plasticienne rend tactile ce monde invisible où chuchotent et frémissent les esprits de fêtes païennes. La Galerie Rachel Hardouin associe cet ‘état d’être‘ jubilatoire digne du surréalisme avec la captation décalée de Jason Gardner dans l’exubérance des carnavals jusqu’au samedi 5 octobre 2024. Sabine André-Donnot a confié à Olivier Olgan quelques ressorts libérant son imaginaire.
Une animation festive d’« obj’êtres »
Avec ses « obj’êtres« , curieux êtres hybrides ou archétypes, conçus à partir d’arbres issus des marais, comme autant de chimères sur pied ou perchées, Sabine André-Donnot nous invite à traverser cette « forêt blanche » pour une autre réalité.
Le monochrome blanc, réceptacle de lumière, se propage des matières à l’espace alentour comme une magie blanche, protectrice du présent, garante de la liberté et du cycle de la Terre-mère.
Rachel Hardouin, Galeriste
La blancheur entrouve un monde invisible
En observant de plus près cette cohorte d’apparitions extravagantes, facéties et malices surgissent : les visages des poupées et des animaux issus du bestiaire de l’enfance révèlent des regards puissants, des dents acérées et des accessoires , métamorphoses improbables chinés en brocantes et vide greniers.
L’approche sensible du monde dans son unité (matière et pensée) m’a amenée progressivement à orienter mes explorations plastiques vers les territoires du volume, des matières et de la sculpture comme moyen d’expression et de communication originels et ultimes jusque dans leur rapport au « réel » par leur matérialisation dans un espace vernaculaire et donc en perpétuel mouvement.
Sabine André-Donnot
Des mythes et histoires à tiroirs
L’art de Sabine André-Donnot l’amène à créer progressivement des histoires à tiroirs où les personnages vagabondent entre passé et présent, entre le monde de l’enfance et le monde des adultes qu’exacerbe la blancheur accueillante de la matière jusqu’à ses transfigurations vers d’inquiétantes noirceurs de l’expression des personnages.
La création de mes dernières œuvres « forêt blanche » et le peuple des « obj’êtres » est née d’un désir profond d’entrer en dialogue avec l’art africain. A travers la confrontation et l’interaction de ces deux univers à la fois opposés et complémentaires, je tente de rendre visible, les forces invisibles qui les relient, voire les fécondent et nous questionnent sur nos modes de vie et nos modes d’être.
Sabine André-Donnot, plasticienne
Entre le monde du vivant et le monde des ténèbres.
Le foisonnement de ce petit peuple d’ « obj’êtres » ou ‘humanimal’ mêlé à la luxuriance des arbres à chimères qui composent cette forêt captive par son unité et sa diversité. La cohérence de cette « forêt de symboles » tisse un lien entre le socle de la Terre et la voûte du ciel vers lequel chaque personnage -arbre ou obj’être- s’élève en quête de spiritualité et d’hybridation, là où la question de genre et d’appartenance n’a pas lieu d’être, là où se manifestent les puissances du syncrétisme.
Pour une invitation à lâcher-prise nos certitudes sur les limites du corps et de l’esprit, et des frontières entre nature et culture.
Le carnet de Sabine André-Donnot
Le travail de deux artistes : Pascale Marthine Tayou, camerounais et Gérard Quenum, béninois, notamment autour des poupées et des fétiches qu’ils créent, interroge notre culture et questionne ainsi la mixité culturelle à travers l’histoire coloniale et ses répercussions contemporaines politiques et sociétales.
Leurs œuvres et installations proliférantes dénoncent aussi ,tout en les parodiant, nos systèmes de surproduction actuelle et les conditions de vie et de survie des peuples bien au-delà des traditions et de leurs détournements
Je suis également fascinée par les sculptures et l’univers magnifiquement polychrome de Rina Banerjee, née à Calcutta, puis émigrée à Londres, puis émigrée aux États Unis, qui mêle et amalgame tout un « fatras » d’objets et de matières manufacturés issus de ses différentes cultures (indienne, européenne, américaine).
Elle trouble et secoue profondément nos certitudes et nos modes de vie à travers l’évocation sous-jacente des problèmes de migration et d’exil mais aussi des témoignages des tumultes de la mémoire et de l’identité féminine.
L’artiste Michel Nedjar est, parmi tous les autres, un homme dont l’œuvre me touche particulièrement. Hanté par la décimation de sa famille dans les camps nazis, il crée dans un geste originel de survie et d’exutoire, une quantité phénoménale de poupées :« ses chairs d’âme » qu’il recouvre initialement de terre et de sang . Elles sont constituées de chiffons agglomérés, glanés à la Goutte d’Or, là où justement se trouvaient les ateliers de tailleurs (dont ceux de sa famille) au moment de la 2ème guerre mondiale.
Son travail « flamboyantes sorcelleries et hautes incandescences mentales » évolue d’année en année à travers différentes pratiques (papier mâché, terre cuite, coudrages…) et questionne notre humanité mais aussi la notion d’Art Brut et son paradoxe historique, critique et institutionnel dans ses façons de catégoriser, cataloguer, cloisonner les œuvres et les pratiques artistiques.
Enfin je pourrais aussi évoquer les œuvres magistrales tant sur le plan humain, ontologique, artistique que critique de ces nombreuses femmes artistes qui ont largement nourri et impulsé mon parcours de femme et d’artiste : Alina Szapocznikow et ses herbiers du corps, Magdalena Abakanowicz et ses abakans, Ana Mendieta, Niki de Saint phalle, Louise Bougeois, Annette Messager, Kiki Smith, Sonia Gomes…
Je terminerai cependant ce petit panorama par la référence si puissante et si simple des poupées hopis « les kachinas » en citant l’un de ses plus célèbres collectionneurs, André Breton : « c’est la plastique de race rouge qui nous permet d’accéder aujourd’hui à un nouveau système de connaissance et de relation » !!!
Et c’est ainsi que le regard occidental « décontextualise » les poupées Kachinas, qui représentent, en fait, les esprits de ces peuples d’Amérique (Nouveau Mexique et Arizona) en grande partie décimés et qui permettaient aux petits hopis d’identifier les différents types de cérémonies, de danse des esprits et de faire ainsi l’apprentissage des structures de leur société et de ses systèmes de croyances.
Certains auteurs entrent également en résonances subtiles avec mes pratiques plastiques et viennent alimenter mes réflexions et mes recherches.
Ainsi la « dernière bible » si riche de Philippe Descola « Les formes du visible » pose entre autres la question de ce que l’on voit, d’où on le voit, qui le voit, comment on le voit ?…
« on ne figure que ce que l’on perçoit ou imagine et l’on imagine et ne perçoit que ce que l’habitude nous a enseigné à discerner… »
Philippe DescolaL’anthropologue replace au centre notre puissance d’action et d’accès et développe une anthropologie qui infiltre les rapports entre humains et non-humains et interroge les enjeux de nos perceptions sous forme d’écologie humaine et éthique.
Souvent lorsque nous abordons ces modes de vie et de culture autre qui participent des valeurs ontologiques des êtres, nous entrons de plain-pied dans le rapport symbiotique lié à l’art, à la culture, à la vie et d’une certaine manière à la transe.
Ainsi, je relierais la puissance polyphonique des chants pygmées au passage vers cet ailleurs que la transe nous permet d’approcher.
En ce qui me concerne, la création est plus qu’un mode de vie, elle est un état d’être auquel participent les pratiques d’induction à la transe où la perception et l’acception du « monde » (corps, espaces, mouvements…) à travers l’entièreté de mon corps (conscientisation) m’amènent à tisser des liens avec l’invisible et développe ainsi des états de porosité et fluidité psycho sensorielles nécessaire à ma vie.
Alors il me plaît de relier les écrits de Gaston Bachelard, par exemple « L’eau et les rêves » aux chants des baleines qui traversent, imprègnent et bercent et malaxent nos corps, nos corps-esprit jusqu’au tréfonds de notre être.
De la même façon, je relierais la puissante invention de la langue de l’écrivain, si souvent censuré, Pierre Guyotat et la sourde musicalité de ses borborygmes et de ses éructations lorsqu’il lit « tombeau pour cinq cent mille soldats » ou « Eden, Eden, Eden »,…
à l’écoute de « Einstein on the beach » de Philip Glass.
Enfin je propose une dernière association qui, développant simultanément plusieurs de nos sens, nous transporte vers cet ailleurs innommable : je tenterais le rapprochement entre « les métamorphoses d’Ovide » et la voix de Mari Boine quand elle chante « vuoi vuoi moi.
La danse et le travail des chorégraphes est aussi une source inépuisable de découvertes et d’immersions au cœur des vibrations visuelles, kinesthésiques, auditives…où se mêlent aussi souffles, odeurs et bruits des corps. Ici nombre de chorégraphes sont très inspirants et riches de découvertes.
Exacerbant nos facultés sensorielles, animales et primitives, la danse nous amène à percevoir et ressentir les énergies du corps des danseurs dans une forme de corporéité spatiale. Elle interroge ainsi nos sociétés quant à l’espace imparti au corps, à ses représentations, à nos identités, à ce qui se joue dans les frottements entre le corps et le vêtement, entre le mouvement et l’environnement, entre ce qui nous dérange ou ce qui nous émerveille…
Dans « Kreatur », la chorégraphe Sasha Waltz met en scène une communauté à la fois primitive et moderne, animale et robotique, et comme coincée dans d’ impossibles transgressions libératoires. Les vêtements, les textures, parfois chrysalides transparentes et vibratiles ou bien terriblement hérissés de longs pics noirs, nous renvoient aux fantasmes des métamorphoses et des êtres multiples.
Le travail du chorégraphe Philippe Decouflé nous embarque dans une sorte de spectacle total. Les accessoires et les vêtements poétiques, ludiques et souvent pleins d’humour nous plongent dans un univers à mi-chemin de la danse, du cinéma et du dessin animé. Mimes, pantomimes, acrobaties, costumes en majesté créent une joyeuse féerie de formes drôles, heureuses confortés par la profusion de gestes/gesticulations et de couleurs.
Pour en savoir plus : Voir l’exposition « Planète(s) Decouflé« au Centre National du Costume et de la Scène à Moulins, jusqu’au 5 janvier 2025.
Enfin, jeune étudiante aux Beaux arts, je me souviens de mes premières révélations au festival de danse de Nancy où je découvre les déploiements subtiles des chorégraphies de Pina Bausch. Elle invente la danse-théâtre sans imposer de forme initiale mais en laissant les danseurs explorer toutes les possibilités de jeux jusqu’au « provisoire définitif ».
Pina Bausch est la chorégraphe qui a inscrit dans l’histoire de la danse la réflexion la plus riche et peut-être aussi la plus sobre sur les résonances existant entre l’univers de la danse et celui du théâtre.
Mes préférences cinématographiques se portent sur les films d’auteur hors des grosses productions et qui proposent des univers singuliers, poétiques, critiques, engagés… nous plongeant au cœur d’ imaginaires inhabituels, drôles, surprenants.
J’aime absolument tout le travail d’animation (et aussi le travail plastique) poétique et très engagé de William Kentridge qui ont été projetés sur les murs au milieu des spectateurs à la Grande Halle de la Villette.
J’aime beaucoup aussi la richesse joyeuse, loufoque et critique des films de Yolande Moreau dont le dernier « La fiancée du poète » (2023) (lire Singular’s)
J’apprécie aussi le travail de l’actrice réalisatrice Eléonore Saintagnan et les images jubilatoires dans son dernier film « le camping du lac » (2024).
Enfin je retiens aussi le fabuleux travail des prises de vue ,tout en sensibilité et en sensorialité de Nathalie Alvarez Mesèn « Clara Sola » (2021).
Propos recueillis par Olivier Olgan le 26 septembre 2024
Pour suivre Théo Fouchenneret
Le site de Sabine André-Donnot
jusqu’au samedi 5 octobre 2024, La Galerie Rachel Hardouin associent deux représentations de la fête païenne : celle de Sabine André-Donnot, le monde idéalisé immaculé de blanc créé par à partir des objets de l’enfance, et celle de Jason Gardner (voir portrait de Singular’s) remarquable par sa captation d’un instant singulier isolé dans la profusion des couleurs du carnaval.
15 rue Martel galerie au 4é étage, Paris, 75010.accueille mercredi, jeudi, vendredi et samedi de 14h à 19h et sur rendez-vous au +33 6 60 22 50 14 15.
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