Culture

Italo Calvino, Romans, édition d’Yves Hersant (La Pléiade, Gallimard)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 15 février 2025

Les Romans de Italo Calvino (1923 – 1985), auteur majeur du XXème siècle, sont de malicieux pièges qui démontrent que la lecture est une aventure en soi. Par une subtile mise en abyme du récit en train « de s’écrire » et « de se lire », l’écrivain italien pointe la projection que nous faisons entre nous et les figures de papier et de signes sous nos yeux, et fait participer notre intelligence à la création fictionnelle. Leur réédition dans La Pléiade (Gallimard), engage une vision du monde pour nous faire vivre, selon le romancier Jean-Philippe Domecq, un passionnant voyage immobile.

Vous vous demandez ce que vous tenez en mains

Voici la situation de départ, elle est on ne peut plus simple : vous vous installez pour lire un roman, vous allez l’ouvrir tranquillement, dans votre maison, selon vos habitudes et celles de votre foyer, il ne vous arrivera rien, rien que ce que le livre provoquera dans votre esprit et dont il ne paraîtra rien extérieurement.

Mais voilà que, deux minutes après, quelqu’un qui serait dans la même pièce, vous verrait vous frotter les yeux, tourner le livre et regarder sa jaquette, puis regarder autour de vous avec l’air de douter des coudes du fauteuil sur lesquels vous semblez pourtant bien accoudé. Alors vous rouvrez le livre, et reprenez la lecture du début de la première page.

Mais le quelqu’un qui est toujours là-bas au bout du tapis derrière le poêle rougeoyant, verrait que votre front ne se déplisse pas du tout, au contraire.  Ce quelqu’un ne voit pas que vous lisez ceci :

« Tu es sur le point de commencer le nouveau roman d’Italo Calvino… »

Le livre commence et recommence ainsi : « Tu es sur le point de commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Recueille-toi. Chasse toute autre pensée de ton esprit. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. Il vaut mieux fermer la porte ; là-bas la télévision est toujours allumée.

Dis-le tout de suite aux autres ; (…) dis-le à haute voix, crie : « Je vais commencer le nouveau roman d’Italo Calvino ! » ».

Oui, vous avez bien lu l’incipit d’un roman que je vous invite à ouvrir ici.

Tant de livres pour rien…

Deux pages plus loin, le personnage tutoyé se laisse raconter comment devant une librairie « tu as tout de suite repéré dans la vitrine la couverture qui portait le titre (…) et tu t’es frayé un chemin dans le magasin à travers le tir de barrage nourri de ces Livres Que Tu Peux Te Passer De Lire, Les Livres Faits Pour Toute Autre Chose Que La Lecture, » – on imagine aisément les kyrielles d’ouvrages ainsi pointés.

Tant qu’on y est, citons parmi trop d’autres les best-sellers de l’homme d’affaires Paul-Loup Sulitzer puisqu’il vient de rendre l’âme, ce n’est pas sa faute s’il a vendus 42 millions d’exemplaires, il y a en ce monde tant et tant d’abrutis, tant lecteurs qu’électeurs n’est-ce pas… Rouvrez ces livres aujourd’hui, vous les refermerez vite.
Vous me trouvez méprisant ? Non, c’est le constat de tout temps.

Le personnage « Tu » du roman de Calvino fait le même que nous en librairie – attention au coup de patte :

« les Livres Déjà Lus Sans QU’On Ait Besoin De Les Ouvrir Parce Qu’Ils Appartiennent à La Catégorie Du Déjà Lu Avant D’Etre Ecrit. »…

Cette catégorie est riche en nouveautés qui monopolisent étals et émissions, et pas seulement dans la fiction, dans les idées aussi, les essais, ce ne sont pas les noms les plus connus qui manquent – on pourrait même, tenez, proposer un jeu à Singular’s : que des lecteurs dressent régulièrement leur liste de ces livres qui disent ce que l’opinion veut qu’ils disent. Un dentiste a failli me faire avaler de rire sa vibrante roulette un jour qu’il me disait, tout en me triturant, que ce qu’il trouvait « intéressant chez BHL c’est qu’il lui confirmait sur l’URSS ce qu’il avait lui-même pensé ».

Identification par distanciation

Malicieux, l’auteur de Si une nuit d’hiver un voyageur l’est avec une ingéniosité qui a la simplicité de l’évidence signalée. Cette simplicité consiste par exemple à mettre en abyme notre relation à tout personnage de roman : « Je suis en effet une personne qui ne se fait pas remarquer, une présence anonyme, et si toi, lecteur, tu n’as pu faire autrement que de me distinguer parmi les gens (…), c’est seulement parce que je m’appelle « je », et c’est la seule chose que tu sais de moi, mais cela suffit déjà pour que tu te sentes poussé à investir une part de toi-même dans ce moi inconnu. »
Eternelle magie de la lecture en effet. Dont Italo Calvino dévoile un des tours : l’identification du lecteur aux personnages. Mais justement, le dévoilant, il procède par distanciation :

il pointe la projection que nous faisons entre nous et les figures de papier et de signes sous nos yeux. Or, loin de nous éloigner, cette prise de conscience par distanciation nous fait adhérer à son processus.

Pourquoi ? Parce qu’Italo Calvino le fait avec intelligence.

Il fait participer notre intelligence à la création fictionnelle. Tout le contraire de la distanciation théâtrale de Bertolt Brecht (1898 – 1956) qui, entre autres procédés, faisait descendre des pancartes avec texte destiné à vous rappeler que vous n’être qu’au théâtre. Il n’y avait rien là d’une nouveauté ; dès Homère l’aède auteur rappelle régulièrement qu’il récite le récit aux accents de la lyre pour son public ; dès la Quête du Graal la narration est ponctuée de multiples « le récit dit », « le récit raconte aussi que » – et nous adhérons d’autant mieux que nous nous savons dans un récit.

Un roman de romans

Cette mise en abyme du récit en train de s’écrire et de se lire nous fait entrer dans des situations de romans sans qu’on ait vu la couture ni le fil qui nous y ont amenés.

Il suffit « d’un bon coupe-papier (…) et voilà que dès la première page, tu t’aperçois que le roman que tu as entre les mains n’a rien à voir avec celui que tu étais en train de lire ».

Et, chapitre suivant, intitulé « En s’éloignant de Malbrok », « il règne une odeur de friture » et vous vous retrouvez, avec le personnage lecteur, dans « notre cuisine de Kudwiga (qui) semblait faite exprès pour qu’à toutes les heures s’y retrouve un grand nombre de personnes » – lesquelles vont apparaître et reprendre le fil de leurs destinées comme si nous les suivions auparavant.

Pendant ce temps, notre « Tu », personnage-lecteur du roman de départ, poursuit ses aventures de lecteur, cherchant à comprendre pourquoi le roman de Calvino qu’il avait commencé lui a ouvert un autre roman à l’intérieur il va jusqu’à « l’Université, tu erres entre ces murs austères que les mains des étudiants ont légendés d’écritures majuscules exorbitantes et de graffitis minutieux tout comme les hommes des cavernes avaient ressenti le besoin de le faire sur les froides parois des grottes pour en maîtriser l’angoissante étrangeté minérale, pour les reverser dans leur espace intérieur ».

Vous notez le réalisme de l’actualité (à l’époque de Calvino les slogans étudiants étaient progressistes, cela dit) relié à l’éternel besoin humain d’intérioriser le monde extérieur par des formes.

Un peu plus loin un autre récit s’ouvre, avec là encore la perspective traversée : « je suis arrivé au belvédère (…). Les fauteuils en osier, disposés en demi-cercle, semblaient indiquer un monde d’où le genre humain a disparu et où les choses ne savent parler que de son absence. J’ai éprouvé un sentiment de vertige, comme si je ne cessais de tomber d’un monde dans l’autre et que, dans l’un comme dans l’autre, j’arrivais peu après que la fin du monde avait eu lieu ». Où l’on voit que ces récits en gigogne sont à l’image des réalités emboîtées qui font du « Réel » un univers en poupées russes.

La mise en abyme narrative n’est pas un jeu pour jouer, elle engage une vision du monde.

Du « néoréalisme » à la féérie

Le ludique est sérieux, comme le savent les enfants. Avant de devenir le fameux conteur du Vicomte pourfendu et du Baron perché, Calvino fut d’abord un écrivain marqué par le « néoréalisme » à l’italienne d’après-guerre, que le public français a surtout connu par le cinéma de la péninsule avec Rome ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini ou Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio De Sica.

Ecrivain engagé, Calvino, comme Alberto Moravia et nombre de créateurs renommés d’alors, l’a été autour du Parti Communiste Italien qui a été le moins fermé et le plus relevé des partis communistes au monde. Calvino prendra ses distances sans renier sa solidarité à l’égard de la classe ouvrière qui a vaillamment rebâti l’Italie.

De sa connaissance de la condition populaire, on a traces dans les aventures du personnage brave et un peu perdu de Marcovaldo, qui va de situations quotidiennes en menus faits comme s’il tombait de la lune ou de l’armoire.

Vers les confins de l’imagination.

Et puis, sa constante recherche de dévoiler par le roman ce que seul le roman peut nous dévoiler pousse Calvino vers les confins de l’imagination. Les Villes invisibles, en 1972, naissent sous la plume d’un Marco Polo recréé qui décrit ses découvertes au puissant Grand Khan. D’une lettre-chapitre à l’autre, on a l’impression de décrypter les architectures et ambiances que l’on voit dans les nervures des pierres tranchées, gypses, cristaux de roche.

Ainsi au chapitre des « Villes élancées » « Les Villes et les signes » :

« Isaura, ville aux mille puits, est réputée surgir au-dessus d’un profond lac souterrain. Partout où les habitants, en creusant à la verticale de longs et sombres trous dans la terre, sont parvenus à puiser de l’eau, c’est jusque-là et pas plus loin que la ville s’est étendue : son périmètre verdoyant répète celui des berges obscures du lac enfoui, un paysage invisible détermine le paysage visible, tout ce qui bouge au soleil est poussé par cette vague qui frappe enfermée sous le ciel calcaire de la roche. »

Lettre de Marco Polo dévoilant « Les Villes et le désir » :

« De là, après six jours et sept  nuits, l’homme arrive à Zobeide, ville blanche, bien exposée à la lune, avec des rues qui tournent sur elles-mêmes comme dans une pelote. Voici ce que l’on raconte de sa fondation : des hommes de différentes nations firent un même rêve, ils virent une femme courir de nuit à travers une ville inconnue, leur tournant le dos, les cheveux longs, et elle était nue. En rêvant, ils la suivirent. Tours et détours, chacun la perdit. Après le rêve, ils partirent à la recherche de cette ville ; ils ne la trouvèrent pas, mais se trouvèrent entre eux ; ils décidèrent de construire une ville pareille à celle du rêve. »

De la « métafiction » à l’observation hypnotique

A partir de la fin des années 1950, Calvino est de ceux qui expérimentent à la façon dont le roman français commence à le faire autour du Nouveau Roman, d’Alain Robbe-Grillet et Michel Butor. Ses montages romanesques croisent aussi les jeux de langage de l’Oulipo, « Ouvroir de Littérature Potentielle » qui, à partir de contraintes formelles amusantes, mène le langage à inventer presque de lui-même et sans les auteurs. Raymond Queneau et Georges Perec en furent de grands représentants. Et si la France a particulièrement accueilli l’écrivain italien, c’est aussi qu’à l’époque jusque dans les années 1970, elle a opéré une révolution d’analyse critique, faisant de la conscience critique une création, avec « plaisir du texte » dont Roland Barthes fut le chantre suave.

Chez Italo Calvino, le renouveau formel conduit à une description qui n’a rien de l’expérimentalisme de Robbe-Grillet et sa fameuse description d’une tomate au compas sur un plateau de cantine.

Un exercice d’observations

Le dernier chef-d’œuvre de Calvino, Monsieur Palomar, est un exercice d’observations tellement détaillées que leur réalisme devient hallucinatoire. Ainsi « Monsieur Palomar à la plage » développe-t-il l’anatomie d’une vague vue en ses divers moments, renflements et élans moussus, à tel point que le lecteur ne verra plus jamais une vague comme avant. Et je ne vous dis comment désormais vous verrez, chapitre suivant, « Le sein nu », très différent en effet à chaque pas que vous faites avec Monsieur Palomar au gré des angles de regard plus ou moins gêné ou discret sur cette pointe de sein de femme allongée là-bas en maillot…

Décidément, la lecture est une aventure qui nous fait regarder autour de nous comme si nous n’avions pas encore vu ce qui était là.

#Jean-Philipe Domecq

Pour suivre Jean-Philippe Domecq

A lire :

  • Italo Calvino, Romans, édition d’Yves Hersant, traductions d’Yves Hersant, Christophe Mileschi, Martin Rueff et Roland Stragliati, La Pléiade, Gallimard, 1328 pages, 76 €.

« À sa manière ludique et singulièrement inventive, en associant le sérieux à l’ironie, Calvino outrepasse les frontières traditionnelles du roman : tantôt en réorientant le romanesque vers le conte et la fable, tantôt au contraire en l’associant, en héritier des Lumières, à la recherche scientifique. Imagination et raison, chez Calvino, ont noué une alliance exemplaire.
Yves Hersant, introduction de l’édition La Pleiade

  • Les éditions du Seuil ont principalement assuré la publication des romans et essais d’Italo Calvino en France repris ensuite en collection Folio

Pour suivre Jean-Philippe Domecq

Dernières parutions

Heures de Paris, les nouvelles minutes parisiennes 1900-2020, La Bibliothèque, 2020, 22€

Dans la lignée de ces magnifiques « albums » collectifs, Minutes parisiennes, de l’éditeur Ollendorff, dont il s’inspire par la qualité de l’édition (maquette, illustrations, papier ), ce premier tome croise la chronique sensible de trois heures d’un soir de Paris,  7h, 9h et 10h ; chacune vue par des auteurs de 1900 : Gustave Geffroy (1855-1926), Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Charles Jouas (1866-1942), Jean Lorrain (1855- 1906) et de 2020, Jean-Philippe Domecq (texte et photos) et la dessinatrice Nadja.

Bibliographie sélective chez Pocket Agora

  • Le film de nos films (2020)
  • Comédie de la critique, Trente ans d’art contemporain (Pocket, 2015)
  • Ce que nous dit la vitesse (2013)

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