Culture
Jean Giono et Herman Melville, en nouvelles éditions dans La Pléiade [Lu par Jean-Philippe Domecq]
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 28 octobre 2020
- De et autour de Giono: Pour saluer Melville, coll. « L’imaginaire », Gallimard ; Un roi sans divertissement, et autres romans, « La Pléiade », Gallimard ; La Bataille de Pavie, Folio-histoire, Gallimard ; « Giono », Cahier de l’Herne, études, lettres et inédits de Jean Giono.
- De Melville: Vareuse blanche, et Pierre ou les Ambiguïtés, coll. « L’imaginaire », Gallimard ; Romans, 2 volumes « Pléiade », Gallimard.
En rapprochant Giono et Melville, Jean-Philippe Domecq invite à démasquer « la fable romanesque » ou l’alchimie de la création littéraire.
Giono est un affabulateur fieffé, on le sait, mais justement, tel un chat cabriolant retombe sur ses pattes, notre baratineur provençal invente de toutes pièces une anecdote dans la vie de l’écrivain américain, qui va expliquer, mieux que toutes études savantes, comment on peut commettre un monstrueux et fabuleux cachalot littéraire comme Moby Dick.
Jean Giono en est si fasciné qu’il entreprend de traduire le chef d’œuvre américain dans l’espoir de saisir de l’intérieur son secret de création, puis il s’apprête à rédiger la préface, mais le voilà propulsé par un « jet imaginaire » qui, en trois mois, va le faire accoucher d’un récit hors-norme, qu’il va certes intituler
Pour saluer Melville (Gallimard) mais qui produit une fable romanesque plus grosse que trente préfaces. Il part d’un bref séjour qu’aurait fait Melville à Londres pour signer un contrat éditorial ; puis, pour tromper l’attente du prochain navire qui doit le ramener chez lui outre-Atlantique, il part pour une brève virée en diligence vers le premier lieu-dit venu de la pluvieuse Angleterre, dans une diligence bondée. Où soudain monte une silhouette féminine, souple et discrète, blonde d’Irlande. Sa vue le frappe au cœur, tellement qu’il ne lui dit mot, même dans l’auberge du relais où, pressés parmi les paysans, il essaie d’éviter le contact mais « ne put pas lui cacher qu’il venait de frissonner de tout son corps ».
Ensuite, « gorge dure comme du bois, le geste qu’il fit pour prendre la carafe lui sembla soudain un geste d’une audace extraordinaire ». C’est elle qui va comprendre la première que, « très près l’un de l’autre », tous deux le sont à tous égards. Giono campe ici un personnage de femme qui, blessée par la médiocrité des hommes, « a acquis l’art de cacher derrière une façade d’élégance des aspirations qu’elle ne croit plus réalisables, mais est prête à reconnaître à l’instant, si elle le rencontrait, l’homme qui les ressentirait comme elle, (…) et avec qui il n’y a presque pas besoin de mots pour se comprendre », observe Henri Godard dans sa Notice de la nouvelle édition « Pléiade ».
C’est cela, la rencontre élective entre homme et femme, de monde à monde. Il faudra encore bien des cahots, côtes et relais de poste pour qu’elle sorte Herman de son épris mutisme ; mais, lorsqu’il le fait, alors là ! « Alors Hermann se mit à parler du monde qui était là devant eux. Il roula le ciel d’un bord à l’autre »… je ne vous déflore pas la suite dont l’envol verbal est à vous faire planer. Vous verrez qu’Herman « lui faisait partager son monde personnel qui tout naturellement devenait son monde à elle. Si personnel pour elle, même, que souvent elle rougissait de tout ce que cet homme semblait connaître d’elle, de toute sa vie secrète. »
Là-dessus il faudra se quitter, il a charge d’âmes en Amérique, et de toute façon Giono a assez inventé pour atteindre ce qu’il cherchait à saisir : après une telle rencontre, l’écrivain américain ne pourra plus écrire comme avant, il lui faut un défi qui soit à la hauteur de ce vol plané. Ce sera l’une des œuvres les plus titanesques de l’histoire de l’humanité.
Moby Dick mettra du temps pour qu’on puisse en dire cela ; Melville connaîtra un des chemins de croix de créateurs les plus oubliés qui soient de son vivant ; mais peu lui importe puisqu’une fois qu’il eut écrit Moby Dick pour elle, il n’eut plus de nouvelles de la disparue à peine entrevue.
Le « mentir-vrai » (comme disait Louis Aragon pour définir la vérité littéraire) de Jean Giono n’élucide pas seulement l’alchimie de la création littéraire. L’histoire aussi par exemple.
Passez de Pour saluer Melville à La bataille de Pavie : au début de cette chronique historique, vous vous direz que Giono recommence à esbroufer, troussant des portraits de François 1er, de rufians et du Pape comme ça lui chante et prenant ses aises avec la vérité des faits. Et puis, peu à peu, avant puis pendant et après la désastreuse et fameuse bataille, où les fiers Français prirent leur déculottée de suffisance avec brio, vous y êtes en plein, gueulant et courant aveuglément dans la brume matinale au bout du champ là-bas où la haie cachait le guet-apens, que les historiens avaient localisé sur carte, certes, mais pas sur le territoire ni restitué l’effet que ça fait d’y être « vrai-ment »…
#Jean-PhilippeDomecq
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Dernières parutions
Heures de Paris, les nouvelles minutes parisiennes 1900-2020, La Bibliothèque, 2020, 22€
Dans la lignée de ces magnifiques « albums » collectifs, Minutes parisiennes, de l’éditeur Ollendorff, dont il s’inspire par la qualité de l’édition (maquette, illustrations, papier ), ce premier tome croise la chronique sensible de trois heures d’un soir de Paris, 7h, 9h et 10h ; chacune vue par des auteurs de 1900 : Gustave Geffroy (1855-1926), Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Charles Jouas (1866-1942), Jean Lorrain (1855- 1906) et de 2020, Jean-Philippe Domecq (texte et photos) et la dessinatrice Nadja.
Bibliographie sélective chez Pocket Agora
- Le film de nos films (2020)
- Comédie de la critique, Trente ans d’art contemporain (Pocket, 2015)
- Ce que nous dit la vitesse (2013)
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