Culture
La Veille du ciel, d’André des Gachons, le défi transformé des éditions Phénomène
Iris Aleluia revient pour Anne-Sophie Barreau sur l’aventure éditoriale de La veille du ciel, qui vient de paraître sortant de l’oubli une œuvre unique riche d’environ 9 000 dessins et aquarelles, dont la grande majorité a aujourd’hui disparu.
Impossible de ne pas tomber en arrêt devant la beauté de ces aquarelles météorologiques.
Impossible aussi de ne pas être bouleversé par leur histoire : chaque jour, de 1912 à 1951, André des Gachons (1871-1951) a observé et reproduit l’état du ciel et ses variations, composant une œuvre unique à la croisée de la science et de l’art. Rassemblées pour la première fois dans La Veille du ciel, elles offrent un panorama inédit des phénomènes atmosphériques passés en un point précis du globe. Un trésor publié récemment par Phénomène, jeune maison d’édition, cocréée par Iris Aleluia avec le désir de publier des beaux livres d’archives graphiques, photographiques ou scientifiques méconnues.
Comment Phénomène, la maison d’édition que vous avez créée avec Eugène Riousse, est-elle née ?

La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques d’André des Gachons (Phénomène éd.) photo Phénomène
C’est un projet auquel nous réfléchissions depuis longtemps. J’ai rencontré Eugène à l’école des Arts Décoratifs de Strasbourg où nous faisions tous les deux nos études. À l’époque, Eugène, qui était dans la section illustration, avait monté avec d’autres étudiants une revue intitulée Vignette. Il était en quelque sorte déjà dans le livre. Quant à moi, j’étais en art, et comme je m’intéressais à la photographie, j’ai bifurqué vers l’école nationale de la photographie d’Arles. Pendant mes études, j’ai réalisé les photos de Nostalgia, de Véronique Le Normand, paru aux éditions Thierry Magnier. Je me suis prise à mon tour de passion pour ce travail dans l’édition et n’ai cessé ensuite de creuser ce sillon : j’ai fait un stage au service fabrication d’Actes Sud, j’ai participé à la conception du catalogue de l’exposition Autophoto présentée en 2017 à la Fondation Cartier, et j’ai travaillé pendant six ans au service des éditions du musée des Arts décoratifs. Je suis aujourd’hui éditrice chez Delpire.
Le livre est donc notre passion. A la maison, nous discutons sans cesse de ceux dont nous faisons l’acquisition.
Depuis quelques années, nous nous disions que ce serait formidable de lancer notre propre maison mais nous hésitions : était-il nécessaire de créer une autre maison dans un écosystème qui, à côté de publications grand public, fait déjà une belle place à d’autres types de projets ?
Finalement, il y a deux ans, nous nous sommes lancés.
Encore fallait-il trouver un projet…

La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques d’André des Gachons (éditions Phénomène) photo Phénomène ed.
Il y a eu un beau concours de circonstances. Peu de temps après que nous ayons pris la décision de créer notre maison d’édition, je suis allée au festival d’histoire de l’art de Fontainebleau. Martine Tabeaud et Xavier Browaeys, deux géographes, y présentaient le travail d’André des Gachons. Dans le train, en regardant le programme, j’étais intriguée, je trouvais incroyable qu’un peintre ait voulu développer une méthode pour prédire le temps du lendemain. En découvrant ce travail, j’ai été émerveillée.
C’est également à cette occasion que j’ai appris que les archives météorologiques d’André des Gachons étaient pour l’essentiel conservées à Météo-France. Or, notre intention était justement de nous intéresser à des fonds d’archives graphiques, photographiques, ou scientifiques méconnus.
Nous aimons l’un et l’autre cette idée que des choses aient pu se produire dans les marges.
Au moment où vous découvrez son travail, votre ligne éditoriale était donc déjà définie

La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques d’André des Gachons (Phénomène éd.) photo Météo France
Le travail d’André des Gachons correspondait en effet exactement à ce que nous recherchions. A l’époque, Martine Tabeaud et Xavier Browaeys venaient de publier un livre aux presses universitaires de la Sorbonne sur les ciels d’André des Gachons pendant la Grande guerre. Quelques aquarelles seulement y étaient reproduites, le propos étant d’interpréter les nuages qu’il avait peints dans le contexte de la guerre. J’ai donc présenté notre projet de maison d’édition à Martine Tabeaud et lui ai fait part de notre souhait de rendre hommage à ces archives en faisant un livre généreux en images. La proposition tombait à pic : Martine Tabeaud désirait en effet davantage mettre en valeur la dimension artistique, et pas seulement scientifique, du travail d’André des Gachons.
Rappelons qu’il était météorologue amateur, bénévole au bureau central météorologique, l’ancêtre de météo France.
Quel était son environnement familial ?

La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques d’André des Gachons (Phénomène éd.) photo Météo France
Il appartenait à une fratrie de quatre garçons. Un de ses frères était imprimeur, un autre poète, il est mort jeune, et un troisième, écrivain. Ce dernier dirigeait également une revue, L’album des légendes. André des Gachons travaillait avec lui. Son frère écrivait les textes et lui l’illustrait. Son travail en tant que peintre illustrateur s’inscrivait dans la lignée de celui des symbolistes. Il a exposé au salon de la Rose-Croix et au salon des Cent, des vitrines importantes pour les artistes à la fin du XIXème siècle. A partir de 1912, il s’est installé dans sa belle famille à la Chaussée-sur-Marne. C’est là qu’il s’est passionné pour la météorologie. Il s’est équipé et a commencé à envoyer quotidiennement des bulletins et aquarelles météorologiques au bureau central météorologique.
Les planches ont été retrouvées par hasard il y a une vingtaine d’années par un agent de Météo-France qui faisait du rangement… Depuis, on découvre son œuvre.
La grande majorité de ces archives est conservée à Météo-France mais pas uniquement…

La Veille du ciel (Phénomène éd.) photo Météo France Archives Nationales
Les archives conservées chez Météo-France représentent 90% de ce que nous avons reproduit. Certaines archives ont aussi été déposées aux archives nationales.
Le petit-fils d’André des Gachons, que nous avons rencontré, possède quant à lui de très beaux carnets. Nous en avons reproduit quelques-uns à la fin du livre.
Il s’agit de cahiers d’écolier dans lesquels il faisait surtout des crayonnés accompagnées d’annotations. C’est un travail incroyablement beau et touchant.
Faire ce livre était une évidence, nous n’avons jamais eu d’hésitation. Son petit-fils nous a aussi orientés vers un collectionneur de la région d’Ardentes, dans l’Indre, d’où d’André des Gachons était originaire. Lui aussi possédait certaines planches ainsi que des pages déchirées de carnets. A la fin de sa vie, André Des Gachons vivait dans des conditions très modestes et a en effet vendu certaines de ses œuvres. Toutes les personnes que nous avons rencontrées ont été dans le partage. C’est une très belle aventure.
Vous avez été, dites-vous, saisie par la beauté de cette œuvre. Pour la donner à voir au lecteur, quels ont été vos choix d’édition ?

La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques d’André des Gachons (Phénomène éd.) photo Météo France Archives Nationales
Marion Kueny, graphiste, nous a rejoint dans cette aventure. Elle a, comme nous, était éblouie par le travail d’André des Gachons. Le livre est le fruit de notre collaboration. Nous sommes restés fidèles au format. Il nous semblait important de reproduire les planches à l’échelle pour en apprécier pleinement la qualité. Sur ces planches, en plus des aquarelles, on trouve beaucoup de petites notes.
Nous voulions que le lecteur puisse de temps en temps revenir au livre, l’ouvrir, et chercher une date. Les planches sont de différents formats. Les plus reproduites sont des planches horizontales avec deux aquarelles.
Mais André des Gachons a aussi fait des planches hebdomadaires que l’on pourrait comparer à des petites planches contact. Celles-ci comportent 21 vignettes au format portrait.
Enfin, il arrive parfois qu’il n’y ait qu’une vignette au format portrait. Nous avons pris le parti de faire un livre qu’on manipule et dont l’ouverture puisse bien se faire à plat. Le papier est bouffant, il « boit » bien. Qu’il s’agisse de l’ouverture, de la reliure, de la manipulation, du papier, chaque détail a été minutieusement pensé pour être au plus près de l’œuvre.
Nous voulions recréer l’impression que nous avons éprouvée quand nous avons découvert les originaux.

La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques d’André des Gachons (Phénomène éd.) photo Phénomène
Vous avez aussi choisi un fond gris
Les planches n’ont pas été bien conservées et présentent un aspect un peu jauni. Certaines comportent même des dégradés de couleurs. Ce fond gris permet d’avoir une unité dans tout le livre.
Par ailleurs, nous aimions cette idée d’un gris faisant immédiatement penser aux archives.
Le livre a été publié en mars. Quels sont les premiers retours ?

La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques d’André des Gachons (Phénomène éd.) photo Phénomène
Le livre reçoit un bel accueil, nous sommes très heureux. Lors du lancement du livre à la librairie des Parages, à Paris, j’ai constaté que la reproduction à l’échelle plaisait, de même que la fabrication : comme la couverture n’a pas de dos, nous avons fait une jaquette.
Le livre s’ouvre en entrant plein pot dans les aquarelles. Une même planche est utilisée pour le recto et le verso, dans le premier cas, le dessin est fait en fin de journée, dans le second à 4 heures du matin.
Surtout, je crois tout simplement que les gens sont touchés par cette entreprise poétique.
Quels sont vos projets ?
A côté d’archives de qualité n’ayant jamais été montrées, nous avons décidé d’ouvrir notre catalogue aux démarches contemporaines traitant de questions de collections et d’archivage.
Nous travaillons actuellement sur un projet avec Romain Baro, un artiste contemporain. Le livre sortira à l’automne 2025.
A l’occasion de l’exposition Spécimens, qu’il présente au muséum d’histoire naturelle de Nantes jusqu’au 1er septembre, il a sorti des spécimens du musée et leur a fait passer des radios dans un cabinet de radiologie.
Cela donne des images étonnantes.
Auteur de l'article

En savoir plus sur Phénomène
Le site de Phenomene editions
La Veille du ciel, Aquarelles météorologiques, d’André des Gachons 1871-1951, introduit par un texte des géographes Martine Tabeaud et Xavier Browaeys, Graphisme et mise en page par Marion Kueny, 232 p. 39€
A lire
- Martine Tabeaud, Les ciels bizarres d’André des Gachons (1871-1951), Bizarreries climatiques (18e–20e siècles), 24-25, 2024
- Martine Tabeaud et Xavier Browaeys, Les paysages funéraires de la Grande Guerre en Champagne, 110, 2019
- Durand Delphine, André des Gachons et la modernité fin de siècle, préface de Jumeau-Lafond Jean-David, Presses universitaires de Rennes, 2014, 182 p. 18€
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