Culture
L‘activisme culturel de Frances Reynolds dynamise la démocratisation artistique
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 2 février 2022
[Initiatives de collectionneurs] Energie, inventivité et générosité constituent les premiers moteurs de Frances Reynolds engagée à porter des projets de démocratisation artistique et se mettre au service du développement des artistes. Plus d’une trentaine – de Martin Creed (UK) à Oscar Murillo (Colombie) – ont déjà profité du soutien éclairé de cet activiste culturelle. Son action se prolonge avec l’Instituto Inclusartiz au Brésil et la Fundación Arte Vivo en Europe pour mieux croiser les cultures, favoriser la mixité et effacer les frontières. Accrochez-vous !
Son monde est la Culture
Elle est argentine, fut mariée à un Brésilien dont elle a deux enfants, mais dans son cas, son lieu de naissance n’a peut-être pas d’importance ? Frances Reynolds est citoyenne du monde. Sa vision horizontale montre que son vrai pays est celui de la Culture. Il est difficile de soutenir son rythme incessant où il semble que dormir est superfétatoire…Vivant aujourd’hui entre Lisbonne qui est sa nouvelle base européenne (après avoir vécu – aussi – à Madrid et à Londres), Rio de Janeiro et São Paulo (oublierions-nous Buenos Aires ?), il faut la suivre à la trace tant cette femme a un appétit sans fond pour l’action dès qu’il s’agit d’aider les artistes et de réunir autours d’eux toutes celles et tous ceux avec lesquels elle n’a cesse de tisser des liens solides. Aucun snobisme, avec son sourire en étendard, vous la rencontrez un jour à Madrid avec le Roi d’Espagne qui la décore pour la remercier d’avoir fait voyager dans le cadre du 500ème anniversaire du Brésil, les « Splendeurs de l’Espagne – du Greco à Velazquez » et l’art contemporain espagnol et le lendemain vous la retrouvez visitant une nouvelle galerie ouverte dans une favela de Rio qui soutient et montre des talents émergents. Et il faut la croire quand elle affirme qu’aucune urgence autre que l’art ne l’aurait fait louper cette occasion pour rien au monde !
Pour cette battante, sa vision large du monde ne date pas d’hier.
Si l’art a toujours fait partie de l’ADN de Frances, formée en histoire de l’art, l’audiovisuel fut au départ son terrain de prédilection. Au cours de ses trente ans de carrière professionnelle, après des activités de conseil en entreprise, elle a occupé des postes dans diverses sociétés multinationales. Elle fut notamment vice-président des ventes pour l’Amérique latine chez Warner Brothers. Elle fut aussi vice-président chez Orion Pictures. En 1992, elle a créé Mega Distribuidora de Filmes au Brésil, l’un des principaux distributeurs indépendants de droits de télévision, dont Buena Vista International (Disney). C’est ainsi que vous pouviez la croisez dans ses tournées qui l’amenaient des Etats-Unis à l’ensemble des pays d’Amérique Latine mais aussi dans ses crochets en Europe.
Serial mécène de fondations
Son mariage au Brésil avec un des héritiers du groupe de presse Globo, lui aura fait prendre un tournant pour se concentrer sur les arts visuels. Elle a ainsi créé en 1997 la Fundación Arte Vivo en Europe et l’Instituto Inclusartiz au Brésil, deux organisations à but non lucratif qui promeuvent les initiatives culturelles pour rapprocher l’art et l’éducation et diffuser la Culture au plus grand nombre. Elle a en outre fondé en 2007 Reynolds Ventures Ltd., une société de services-conseils unique, axée sur les investissements au Brésil, en Uruguay et en Argentine.
Le pouvoir de la mixité
Si elle a cette vision particulièrement large et intégrale du monde qui peut donner l’impression fausse qu’elle n’a pas de port d’attache, c’est bien du Brésil qu’elle est tombée amoureuse et particulièrement de Rio de Janeiro, ville escale, où elle venait se poser pour aller aux cours d’art de l’école du Parque Lage. C’est là qu’elle aura croisé celles et ceux qui sont devenus pour elle comme une seconde famille, par exemple l’artiste Beatriz Milhazes ou encore un de ses mentors, l’historien de l’art brésilien Paulo Herkenhoff. Pour elle le grand ‘pouvoir’ de ce pays et de cette ville est la mixité, qui tranche considérablement avec beaucoup d’autres places dans le monde où le ‘statut’ prévaut trop, comme elle le regrette.
Carioca par passion
« J’ai toujours cru en ce pays, un endroit où l’on peut faire beaucoup de choses importantes. J’aime le Brésil. J’ai épousé un Brésilien [José Roberto Marinho], je suis tombé amoureuse ici. Il est le père de mes enfants, qui sont aussi d’ici. Aujourd’hui, c’est mon ex-mari, mais je continue d’être carioca par passion. Quand j’arrive dans ce pays, une partie de mon cœur s’illumine. Si la situation politique peut être améliorée, il ne faut pas oublier que chaque pays a des problèmes. Dans la vie, il faut dépasser de ce qui ne fonctionne pas et se concentrer sur des choses productives et constructives. Au Brésil, il est effectivement possible de faire des choses très intéressantes. Nous avons beaucoup de personnalités talentueuses. Il faut aller de l’avant.
Critiquer sans faire, n’est pas une solution. Il faut travailler ensemble, avec souplesse, ouverture d’esprit et éthique. L’art brésilien a toujours été reconnu comme très important dans le contexte mondial » explique Frances avec son ton calme qui donne encore plus de poids à son enthousiasme. Quand elle vous parle, ses yeux vous fixent avec un doux regard bienveillant. C’est un de ses merveilleux paradoxes, cette femme qui va toujours à mille à l’heure ne donne jamais l’impression d’être pressée. Elle vous reçoit avec une disponibilité rassurante. « Je suis très fière d’aider la culture au Brésil. La culture est ce qui favorisera un changement dans cette population. C’est une plate-forme de dialogue neutre : elle ne peut pas être élitiste, mais démocratique, accessible à tous » complète-t-elle.
Toujours accueillir pour mieux réunir
Grande ambassadrice du monde de l’art, elle aime réunir et accueille avec une générosité incomparable artistes, conservateurs de musées, collectionneurs, galeristes…toutes celles et ceux qui sont les (autres) moteurs du monde de l’art. Il semble ne pas avoir de limites à ses invitations généreuses. Ses différentes résidences à travers le monde ont depuis plus de 20 ans été le lieu de « salons » où il est bon de se retrouver.
Biennales et foires sont des occasions privilégiées pour mettre ensemble les acteurs locaux et ceux qui viennent de dehors. Si parfois l’événement se passe dans une ville où elle n’habite pas (encore), alors elle offre un grand déjeuner dans un restaurant pour réunir tout le monde comme c’est le cas au moment des journées d’inauguration de la biennale de São Paulo. Elle fait partie d’une liste impressionnante de comités et d’associations qui la lient aux plus grandes institutions culturelles internationales qui serait ici trop longue d’énumérer.
Contentons-nous de citer le Kings college, la Royal Academy, la Serpentine Gallery ou la Tate Modern à Londres (où elle a habité). Elle fait aussi partie du cercle international du Centre Pompidou et bien entendu on la retrouve aussi au MoMA de New-York…
Ce sont ses actions qui la définissent
Mais attention, cette ‘activiste’ culturelle peut voir rouge quand on la réduit à une philanthrope ou pire à une collectionneuse. Si ses murs sont couverts d’œuvres, ce ne sont pas des accumulations exhibitionnistes mais la célébration d’amitiés et de rencontres avec des artistes qu’elle connait personnellement. Chaque œuvre reflète un souvenir, un dialogue avec son auteur, le témoignage d’une des résidences d’artistes, ou la trace d’une exposition qu’elle a organisée… Elle est impliquée personnellement avec toutes les actions menées par ses fondations et n’est certainement pas une dame patrônesse qui ferait la charité pour se donner bonne conscience. La générosité de transmettre à l’état pur, What else ?
Un institut pour soutenir artistes et commissaires d’expositions
Si elle a accepté l’idée de cet interview, c’est surtout pour mettre en lumière les missions de l’ Instituto Inclusartiz qui fonde toutes ses initiatives sur la valorisation de la diversité culturelle tout en adhérant aux objectifs de développement durable des Nations Unies. Elle croit profondément au pouvoir des artistes et en l’héritage qu’ils laissent à la société, en tant que multiplicateurs de formation artistique, offrant des opportunités aux jeunes qui n’ont pas accès au monde de l’art. Elle veut favoriser l’inclusion de différentes races, sexes, cultures et orientations sexuelles.
Inclure, c’est valoriser, appréhender et respecter ces différences. A travers lui elle tient à soutenir le processus de formation d’artistes à différentes étapes de leur trajectoire, à travers des résidences nationales et internationales, le développement d’expositions et d’autres expériences artistiques et programmes de recherches. Plus de trente artistes, commissaires, universitaires brésiliens et étrangers ont déjà bénéficié de ses programmes.
Des soutiens d’artistes tous azimuts
Leslie Sardinias (Cuba), Martin Creed (UK), Guler Ates (Turquie), Oscar Murillo (Colombie), Dalila Gonçalves (Portugal), Cristina de Middel (Espagne), Jennifer Pattison (UK), Anna Franceschini (Italie), João Laia (Portugal), Christopher Page (UK), Chris Sharp (USA), Prem Sahib (UK), Milovan Farronato (Italie), Joanna Piotrowska (Pologne), Germano Dushá (Brésil), Hans Ulrich Obrist (Suisse), Amanda Abi Khalil (Líban), Ahmad Ghossein (Líban), Matias Duville (Argentine), Pablo León de la Barra (Mexique), Rodrigo Hernández (Mexique), Maria do Carmo MP de Pontes (Brésil), Valeska Soares (Brésil), Gerda Steiner e Jorg Lenzlinger (Suísse), Yuko Hasegawa (Japon), Eduardo Navarro (Argentine), Diana Campbell Betancourt (USA), Lisa Le Feuvre (UK), Charlotte Prodger (UK), Ana Lira (Brésil), Matthew Lutz-Kinoy (UK), Maxwell Alexandre (Brésil), Manauara Clandestina (Brésil) e Xadalu Tupã Jekupé (Brésil), …
Promouvoir les échanges culturels
Les programmes de résidence de l’Institut Inclusartiz visent à promouvoir les échanges culturels entre le Brésil et d’autres pays afin d’encourager la collaboration entre les institutions, les organisations et les différents agents culturels. Il propose des résidences à Rio de Janeiro et aussi à Londres, en partenariat avec la Fondation Delfina qui propose chaque année une résidence de trois mois à Londres pour un artiste brésilien. Les artistes sélectionnés peuvent passer jusqu’à quatre semaines à Rio de Janeiro avec un soutien curatorial personnalisé et une aide à la recherche. Les résidences internationales sont principalement axées sur la recherche et le développement de projets.
En 2022, ouverture d’un centre ouvert au public
Aujourd’hui, l’institut vient d’entrer dans une nouvelle phase avec la relocalisation de son siège dans la région de Gamboa, zone portuaire au cœur de la ville de Rio, correspondant avec l’ouverture du Centre culturel Inclusartiz, centre socioculturel et créatif. Les expositions et les différentes activités culturelles sont déjà ouvertes au public dans un bâtiment de 1906 de 600m²
Une première exposition qui met en exergue la culture indigène
La première exposition de Xadalu Tupã Jekupé (1985-), un artiste métis e Porto Alegre qui aborde la tension entre les cultures indigène et occidentale dans les villes sous la forme d’art urbain, présente des ponts entre l’histoire de sa communauté Guarani Mbyá et celle des Juruá (non indigènes), transmettant des savoirs et des mémoires auparavant limités à l’oralité. Cette exposition est l’occasion de (re)voir le concept de race tel qu’articulé par l’anthropologue argentine Rita Segato (1951-), résultat de la lecture contextuelle du corps et de la place qu’il occupe dans l’histoire. La curatrice, descendante du peuple Guarani, Sandra Benites (1951-) en profite pour souligner qu’il existe actuellement 305 groupes ethniques identifiés comme indigènes au Brésil mais qu’il faut mener des investigations au-delà du mécanisme classificatoire, face à la race comme marque des peuples spoliés et aujourd’hui en réémergence, soulignant ainsi une politique politiquement ethnocide.
Preuve de sa liberté d’actions, l’Institut n’hésite pas à aborder frontalement les sujets qui peuvent déranger…certains.
Quelques-uns de ses derniers coups de foudre
Parmi ses derniers coups de cœur ? et surtout les derniers artistes pour lesquels elle devient comme une grande sœur qui sait les mettre en valeur, on peut citer Maxwell Alexandre (1990-), artiste afro-descendant dont les grandes compositions peintes sur papiers mettent en scène des récits et de scènes structurées à partir de ses expériences quotidiennes dans la ville et à la favela de Rocinha. Après la version 2020 de la biennale de Lyon, on le retrouve déjà chez David Zwirner ou au Palais de Tokyo jusqu’au 22 mars. Il y a aussi Marcela Cantuaria (1991-). Ses peintures de couleurs très vives mêlent des images historiques de l’univers de la politique avec des représentations de la culture visuelle contemporaine. Une partie de ses inventions picturales provient de ses recherches sur les luttes menées par les femmes à travers le monde.
Retenez bien ce nom… vous allez en entendre parler … notamment dans Singular’s !
Le ciel serait-il une limite ?
Que mijote-t-elle maintenant ? Dans quels nouveaux défis va-t-elle aimer se lancer ? Se tournera-t-elle vers ses anciens amours professionnels ? et ainsi inventer une chaine audiovisuelle culturelle ? … Elle nous a mentionné sans vouloir révéler ce qui est encore un secret, qu’un projet de film très ambitieux serait en cours pour célébrer le travail de Maxwell Alexandre…
Ce qui est certain est que nous attendons les prochains épisodes d’un feuilleton passionnant où Frances Reynolds sait nous tenir en haleine depuis des années.
Pour suivre Frances Reynolds
- Instituto Inclusartiz, R. Sacadura Cabral, 333 – Saúde, Rio de Janeiro Tel +55 21 2530-0638 – info@inclusartiz.org
- La chaîne Youtube de l’inclusartiz
- Fundación Arte Vivo, C. de Fernando el Santo, 3, 28010 Madrid, Espagne Tel. : +34 913 19 99 50
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