Culture
Le Carnet de lecture d'Emilie Chevrillon, comédienne, Madame Marguerite, Rentrée 42
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 21 novembre 2023
Hasard des plannings, cette semaine Emilie Chevrillon incarne deux institutrices, l’une déjantée et très politiquement incorrecte dans Madame Marguerite, de Roberto Athayde jusqu’au 17 janvier 2024 au Théâtre Essaïon (voir critique) et l’autre, résistante communiste dans Rentrée 42 : bienvenue les enfants ! de Xavier Lemaire (en tournée dont le 25 novembre à Louvres ). Sans oublier comme sociétaire du Théâtre de La Huchette, La Leçon, de Ionesco les 30 novembre, 1 et 2 décembre). La diversité des rôles reflète tous les registres de cette comédienne, convaincue que le théâtre peut changer la vie. Confidences.
Alors Madame Marguerite, c’est vous ?
Vraiment pas, je suis à peu près à l’opposé du personnage. Je n’aime pas le pouvoir, je n’aime pas les prises de pouvoirs, les abus de pouvoir, ni les exactions ou les insultes pour se faire entendre ou garder le pouvoir, … tout ce que Madame Marguerite incarne
Trois choses ont emporté mon adhésion pour relever le défi :
- la fin du spectacle, absolument magnifique où l’institutrice se lance dans une longue litanie d’adjectifs et d’adverbes, c’est un morceau de bravoure magique pour une comédienne ;
- ensuite, la dimension schizophrène du personnage, avec toutes ses ruptures, ce qui me permet de passer d’une humeur à l’autre et déployer un panel d’émotions et de réactions, absolument énorme, même si je suis loin du personnage ;
J’ai fait ce métier pour disparaître, pour me glisser dans la peau de quelqu’un, dans les mots de quelqu’un. J’ai joué jusqu’à 18 personnages dans un pièce, métamorphoses que j’adore.
- enfin, le coté caméléon exigé de l’acteur, que j’ai cultivé très tôt, même si parfois cela m’a porté préjudice dans un métier qui aime voir tout de suite chez l’acteur un personnage, et savoir ce qu’il représente.
C’est le jour où j’ai trouvé la perruque, j’ai eu un déclic : en la mettant je devenais quelqu’un d’autre, accessoire qui m’a autorisé toute la folie du personnage qui veut commander tout le monde sans filtre !
Le propos de Roberto Athayde va-t-il au-delà d’une pièce sur l’ école ?
Regardez Trump, Bolsonaro, et aujourd’hui Javier Milei en Argentine ! Pourquoi y a-t-il toujours des dictateurs en puissance pour prendre le pouvoir à des gens qui semblent vivre la démocratie comme un poids ? On retrouve cela aussi dans Le Grand inquisiteur de Dostoïevski qui après avoir fait enfermer le Christ lui explique que les gens sont soulagés de ne pas avoir de pouvoir ! C’est exactement ce soulagement du pouvoir que Madame Marguerite interroge. D’ailleurs elle l’affirme : « Vous ne direz jamais rien, vous mourrez tous sans rien dire ».
C’est notre facilité à renoncer à toute responsabilité collective qui est enjeu.
Si j’avais les réponses à cet incompréhensible « soulagement » démocratique peut être que je ferai de la politique. Je suis quelqu’un d’optimiste convaincu que c’est quand on touche le fond que quelque chose de positif s’impose.
Qui est la maitresse de Rentrée 42 : bienvenue les enfants !
Elle n’a rien à voir. La pièce parle de la rentrée des classes en début septembre 1942. Le premier acte s’ouvre sur la préparation où 124 élèves de l’année précédente sont attendus. Toutes les maitresses sont de bord politique différent et se volent allégrement dans les plumes.
Le personnage que j’incarne est communiste, secrètement résistante, et essaie d’entraîner la directrice dans ses actions de résistance. Celle-ci s’y oppose au nom de la neutralité politique dans l’école. Au 2e acte, seules 14 élèves se présentent le jour de la rentrée. Il y a eu la rafle du Vel d’Hiv pendant l’été, mais les institutrices ne sont pas au courant. A part les rumeurs, rien ne leur permet de comprendre ce qui s’est passé, ce qui entraîne un grand moment de désespoir. Alors qu’une partie de la population ne veut pas croire que Pétain s’est associé à ce point au régime nazi. Au 3e acte, on comprend qu’elles vont prendre leur destin en main et faire bouger les choses … Les auteurs sont partis du fait qu’il n’y a eu aucun rapport de l’éducation nationale à la reprise de 44 sur l’absence de 4115 élèves!
Dans la scénographie, le public incarne la place des petites absentes, à la place des morts, ce qu’il prend en pleine poire. A chaque représentation, beaucoup en ressortent bouleversés parce qu’ils n’avaient jamais pensés à ce vide !
https://youtu.be/f535kr-ntPs
La puissance de Madame Marguerite ne tient-elle pas au fait qu’elle appelle un chat un chat !
Ce qui me plait aussi dans Madame Marguerite, c’est qu’elle est à contre-courant tout ce que l’on vit en ce moment. Alors qu’il faut que tout soit lisse, aseptisé pour ne heurter personne, Madame Marguerite dit des horreurs. Elle utilise des gros mots, elle insulte elle colle des étiquettes, elle parle de cul et cru. Elle est sans filtre. Et curieusement, le public aime qu’on lui parle comme cela ! même si les réactions sont contrastées d’un soir à l’autre.
Il ne faut pas oublier que ce texte a été écrit en 1970 par un gamin de 20 ans, qui revenant des Etats Unis au Brésil fut révolté par les abus de pouvoir d’une dictature. Son choc est nourri de la fougue et de l’irrévérence de sa jeunesse.
Le théâtre peut être drôle et acide pour ne pas laisser indifférent. Ce mélange des genres se retrouve aussi dans le théâtre russe notamment de Tchekhov que l’on a trop en France tendance à dramatiser alors qu’il est beaucoup plus exubérant, porté par des acteurs qui savent tout faire, danser et chanter !
Votre prochain projet ?
Nous essayons de monter L’Assemblée des femmes d’Aristophane, même si le propos risque de choquer ! C’est l’histoire d’un groupe de femmes qui exclu de l’assemblée de la Cité, se déguise avec les fringues de leurs maris, pour aller voter à leur place le pouvoir aux femmes. Elles réussissent leur coup. Leur cohésion se délite quand l’une d’entre elles prend le pouvoir et souhaite une communauté totale de biens et une égalité absolue au nom du bien commun… C’est une critique contre les individualités incapables d’agir collectivement, mais il n’est pas sûr que la modernité d’Aristophane soit encore acceptée aujourd’hui !
Le théâtre doit rester encore le lieu où l’on peut encore exprimer ces choses-là ! Le public peut se laisser guider du moment qu’on leur apporte des émotions.
Je me bats pour que le public accepte de se laisser conduire ailleurs, je revendique un « divertissement » au sens propre « changer la route », se déporter de notre quotidien pour ramener à l’essentiel. On peut tout à fait se divertir avec du Racine ou de l’Aristophane ! Passer un très moment, du moment que l’on se concentre sur quelque chose de sincère, qui fait avancer.
Propos recueillis par Olivier Olgan
Le Carnet de lecture d’Emilie Chevrillon
Une pièce de théâtre : La Cantatrice Chauve, de Ionesco
Mon premier choc théâtral, au théâtre de la Huchette. C’est en partie grâce à Ionesco que je fais du théâtre. Il a su exprimer avec génie l’incommunicabilité entre les êtres, l’impuissance du langage, le vide, mais aussi la force et la vitalité de l’imagination, le tout avec un humour noir et corrosif indémodable.
Un roman : Les Frères Karamazov, de Dostoïevski
Livre que j’ai lu littéralement avec fièvre. Je me rappelle de cette sensation, la fièvre, tellement j’étais prise de passion pour l’histoire, les personnages, le déploiement de la pensée. J’ai fait du russe d’ailleurs, pour avoir une chance de le lire un jour dans le texte.
Un poète : Henri Michaux
Son recueil, L’Espace du Dedans, est un de mes livres de chevet. Lui aussi, comme Ionesco à sa manière, parvient à faire ressentir dans ses poèmes la puissance infinie de l’imagination, de nos pensées intérieures, avec beaucoup d’humour, et de désespoir aussi. Les mots sont creux, la pensée est pleine mais impuissante, seule la poésie compte et peut renverser le monde.
Un peintre : Francis Bacon
Avec un pinceau vibrionnant, comme une matière vivante, Bacon peint le monstrueux. J’ai l’impression avec lui de pouvoir contempler la folie. Ses toiles me donnent froid dans le dos, mais quelle sensation agréable.
Un compositeur : Jean-Sébastien Bach
Bach, c’est un peu comme l’alcool chez les alcooliques ; j’en écoute quand je vais bien, quand je vais mal, toutes les occasions sont bonnes. Il me ressource, me replace dans la verticalité, me nourrit, et m’aide à continuer.
Un groupe de musique : They might be giants
Je les ai beaucoup écouté adolescente. Ils sont très drôles, se baladent dans différents registres, pas langues de bois, je les adore.
Pour suivre Emilie Chevrillon
Agenda
Rentrée 42 : bienvenue les enfants !, de Pierre Olivier Scotto et Xavier Lemaire, avec Anne Richard, Isabelle Andréani, Fanny Lucet, Dominique Thomas et Michel Laliberté :
- 25 novembre 2023, 20h30, Espace Culturel Bernard Dague, 95380 Louvres
- 19 janvier 2024, 20h30, Théâtre Paul Eluard (TPE) de Bezons
- 25 mars 2024, 20:30, Théâtre de Douai, 59500 Douai
- 23 avril 2024, 14h30 et 20h30, Théâtre des Sablons, 92200 Neuilly sur seine
jusqu’au 17 janvier 2024, les mardis et mercredis, 21h , Madame Marguerite, de Roberto Athayde, mise en scène par Michel Giès, Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au Lard 75004 Paris
comme sociétaire du Théâtre de La Huchette, 23 rue de la Huchette, 75005 Paris :
- La leçon, de Ionesco, 20h , mise en scène de Nicolas Bataille
- le 30 novembre, 1er et 2 décembre 23,
- les 11, 12, et 13 janvier 2024.
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