Culture
Le carnet de lecture de Fanny Clamagirand, violoniste
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 30 avril 2021
Bonne nouvelle, il n’y a pas qu’un violoniste en France. Fanny Clamagirand ne s’est pas contentée de ramasser les Prix de concours prestigieux (Yehudi Menuhin, Kreisler de Vienne, Concours Reine Elisabeth, Violin Masters de Monte-Carlo), elle s’est forgée une personnalité qui compte. Elle enflamme le répertoire qu’elle sait habiter. Sa curiosité est communicative, en témoignent une discographie originale, son dernier CD est dédié à Beethoven et Vasks et son carnet de lecture.
Hasard et nécessité
L’ascension de Fanny Clamagirand est une heureuse conjonction de hasard – les classes de piano étant trop chargées, la petite Fanny s’est mise au violon – et de nécessité ; ses prédispositions et un rapport naturel avec l’instrument lui ont vite donné l’intime conviction d’évoluer dans son élément. Et l’admiration éblouie à 9 ans pour Maxim Vengerov et le soutien des maîtres, Larissa Kolos, Jean-Jacques Kantorow, Pavel Vernikov et Itzhak Rashkovsky finissent d’ allumer, de couver et d’orienter une flamme qui ne cesse de s’épanouir.
Une personnalité en pleine maturité
« J’ai construit ma personnalité, mon identité, année après année, avec évidence et naturel. » Au-delà d’une technique d’archet solide, et d’une maitrise rayonnante du son et du vibrato, Fanny Clamagirand impose une personnalité attachante et qui éclot et s’épanouit pour vivre l’instrument comme le prolongement de ses mains. Quand on l’interroge sur les principaux atouts d’une grande violoniste, celle qui joue un magnifique Matteo Goffriller fait à Venise en 1700 n’hésite pas longtemps : « D’abord, la compréhension et l’intelligence du texte, la lecture précise et la capacité à percevoir la dimension du message porté par l’œuvre. Ensuite, évidemment, tous les outils de jeu disponibles, la virtuosité, dans le sens de la dextérité technique, mais surtout la maîtrise du son, garante de l’expression juste, la richesse du vibrato et enfin une conscience aigüe de la justesse — la pureté — du ton au service des couleurs et de la lumière des sons. »
Archet sensuel mais tête froide
Depuis 2007, avec le prix « Prince Rainier III » du prestigieux Violin Masters de Monte-Carlo, Fanny Clamagirand est passée du statut toujours fragile de la révélation du violon français à celui de valeur sûre, construisant un son personnel avec les plus grands chefs, les formations les plus prestigieuses.
Celle qu’Anne-Sophie Mutter a intégrée aux Mutter’s Virtuosi construit méthodiquement une discographie solide ; l’intégrale des Sonates pour violon seul d’Eugène Ysaÿe, puis un travail approfondi sur un compositeur mal aimé en France, Camille Saint-Saëns dont 2021 est l’année du centenaire.
Fanny valorise cette œuvre fantasque et polymorphe ; les trois concertos pour violon aux multiples couleurs sous la direction de Patrick Gallois (Naxos, 2010) et l’intégrale des Œuvres pour violon et piano avec la complicité de Vanya Cohen au piano (en deux cd Naxos, 2013). « Son Rondo Capriccioso est une œuvre incontournable du grand répertoire pour le violon, insiste Fanny. Elle est admirablement écrite pour l’instrument, un véritable écrin pour le soliste. Une grande poésie et intériorité, presque douloureuse, romantique, se dégagent de l’Introduction. Une virtuosité lumineuse et guerrière éclate dans le Rondo. On a cette impression de dompter les éléments avec un instrument acrobate ! » Un dernier album est prévu avant la fin de l’année.
Fanny savoure la réception de son dernier enregistrement, le mythique Concerto de Beethoven, associé à celui moins connu, Tala gaisma (Lumière lointaine) de Peteris Vasks (né 1946) qu’elle révèle, ne rechignant pas à travailler les oeuvres de son temps. Avec toujours la même exigence de transmettre l’énergie profonde de chaque partition. « Mon langage reste celui de l’interprète. Je nourris mon âme et ma pensée avec les œuvres que je porte. Je me sens privilégiée d’avoir cette possibilité d’interpréter tant de chefs-d’œuvre, en étant ainsi au plus près de leurs grands esprits créateurs. Et je crois qu’il me reste encore beaucoup à découvrir et à vivre.»
Le carnet de lecture de Fanny Clamagirand
Sibelius, Concerto pour violon et orchestre en ré mineur op. 47. Maxim Vengerov – Daniel Barenboim – Chicago Symphony Orchestra : Il s’agit du premier grand concerto que j’ai fait « mien », exploré, façonné, ciselé, lorsque j’étais adolescente, à quatorze ans. Un des concertos que j’ai sans doute le plus joué avec orchestre depuis lors, la première fois à quinze ans, et une œuvre fétiche qui m’a portée jusqu’à mes plus belles victoires et récompenses, et mes plus grandes émotions. J’ai découvert l’œuvre sous les doigts et l’archet de Maxim Vengerov. L’incarnation de l’école russe par excellence- qui était d’ailleurs déjà mon modèle de jeu, de technique et d’interprétation, illustrant l’enseignement russe que je recevais. Et, au travers de cet enregistrement avec Daniel Barenboim et le Chicago Symphony, j’ai été éblouie par son interprétation, son engagement artistique, les mille et une facettes de son jeu, la richesse du timbre du violon, les éclairs de puissance, la magie de ce début irréel, bref par l’évidence de son jeu… Et cet enregistrement reste toujours pour moi la version idéale !
Chostakovitch, concerto pour violon et orchestre n°1 en la mineur op. 77. Vadim Repin – Kent Nagano – Hallé Orchestra. Un autre de mes concertos de prédilection pour violon est le premier de Chostakovitch, dans la version de de Vadim Repin, Kent Nagano et le Hallé Orchestra. On ne sort pas indemne de ce concerto, aussi bien en l’écoutant qu’en le travaillant ou en le jouant. La dimension politique, l’oppression du régime en filigrane, l’emploi de la musique comme exutoire et satire subtile, la fatalité, le désespoir, la peur, n’échappent pas. J’ai été saisie par la puissance du jeu de Repin, par la force du discours musical et de l’émotion, et je dirais presque ébranlée par la cadence du 3ème mouvement -une des plus longues du répertoire pour violon- d’une densité extrême et absolument bouleversante d’intensité et de désespoir.
Mozart, concertos pour violon. Arthur Grumiaux – Sir Colin Davies – LSO — Clara Haskil. Dans un univers plus lumineux, source de paix et d’équilibre, mais d’une « simplicité complexe », je suis particulièrement touchée par la beauté et la pureté du son d’Arthur Grumiaux dans son interprétation des concertos (et sonates) de Mozart, aux côtés du LSO et de Sir Colin Davies, et de Clara Haskil. La ligne musicale qu’ils nous offrent est authentique et radieuse, et nous révèle l’essence du propos. Sans doute, l’équilibre le plus difficile à trouver dans l’exécution de ces oeuvres de cristal, presque immatérielles. Et pourtant l’émotion est bien palpable. Une source inépuisable de recherche et d’inspiration pour moi !
Schoenberg, La Nuit Transfigurée, op. 4 / Hollywood String Quartet – Alvin Dinkin – Kurt Reher. Véritable chef-d’œuvre de la musique de chambre, la Nuit Transfigurée de Schoenberg, dans sa version originale pour sextuor à cordes, a ébloui ma sensibilité de femme et d’interprète. C’est une œuvre envoûtante, magnétique, troublante, passionnée, et dont les accents de romantisme tardif et les réminiscences de Wagner et Brahms m’ont transportée dans un univers d’une puissance émotionnelle extraordinaire, presque mystique…
Schubert, Lieder. Jessye Norman accompagnée par Phillip Moll. Dans un répertoire plus intime mais tout aussi vibrant d’émotion, les Lieder de Schubert dans l’interprétation de Jessye Norman et Phillip Moll sont bouleversants. Au-delà du génie et de l’inspiration créatrice de Schubert, de la force de l’expression poétique des mythes et légendes, tantôt figurative, dramatique ou plus insouciante, quelle voix incomparable ! Quelle variété et quelle richesse de timbre, d’atmosphères et de couleurs… Et, marquée par cet enregistrement dès toute petite, j’ai finalement approché le bonheur de ce répertoire en explorant la transcription pour violon seul du Lied « Der Erlkönig » par Heinrich Wilhelm Ernst, tout aussi remarquable et saisissante si l’on est fidèle au dialogue entre les quatre personnages, qui fait la force de l’œuvre.
Ravel, L’Enfant et les Sortilèges. Lorin Maazel – Orchestre National de la RTF. Sensible aux textes en général et, ici, aux sonorités et harmonies impressionnistes, mouvantes et chatoyantes, j’ai été absolument séduite, dès ma tendre enfance, par l’Enfant et les Sortilèges de Ravel, fantaisie lyrique sur un livret de Colette. Ses possibilités infinies de compréhension et sa grande variété de styles, en font une œuvre captivante et enchanteresse aussi bien pour les enfants que pour les adultes ! Imaginaire de l’enfant, fantaisie, féérie, originalité folle et géniale, univers décalé, humour, culot, poésie, et beauté infinie… Et quel hymne touchant à la nature et à la figure maternelle…
Jacques Brel Là encore, mais dans un tout autre genre musical, la puissance et la précision des mots sont remarquables et nous interpellent tous. Réalisme, émotion, dérision, … à n’en pas douter, l’univers des chansons de Jacques Brel est le fruit d’une sensibilité artistique exacerbée. Et le choix et la variété des accompagnements musicaux en renforcent encore le message.
Mon nom est Rouge d’Orhan Pamuk. Pour finir, j’aimerais partager cette émotion littéraire. Le récit se déroule à Istanbul dans le milieu des peintres miniaturistes, vers la fin du XVIe siècle. Il va s’agir d’une enquête policière doublée d’une intrigue amoureuse, enrichie de nombreuses allusions à l’histoire de la peinture de miniatures. Mis à part le choix d’un domaine artistique subtil et peu connu, que j’ai découvert avec une certaine fascination, l’originalité de cette fiction historique réside également dans la forme du récit qui s’organise comme une véritable œuvre au tissu polyphonique ! 59 chapitres donnent la parole à 12 personnages : principaux, secondaires, êtres humains, animaux, réalités métaphysiques comme la Mort ou le Diable, et, en particulier, la couleur Rouge qui donne son nom au roman. Un livre éblouissant !
Pour suivre Fanny Clamagirand
Son site officiel
Discographie sélective
Ysaÿe, Six sonates pour violon seul, opus 27. Nascor, 2007
Saint-Saëns,
- Les trois concertos pour violon. Sinfonia Finlandia Jyväskylä, Patrick Gallois. Naxos, 2010
- Œuvres pour violon et piano, Vol. 1 & 2. Vanya Cohen, piano. Naxos, 2013
Edith Canat de Chizy, création mondiale du concerto pour violon Missing, en 2017 dirigé par John Storgårds avec l’Orchestre National de France, (live Visio Solstice, 2019).
Beethoven/Vasks, English Chamber Orchestra dirigé par Ken-David Masur. Mirare, 2020
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