Culture

Lucrezia, Portraits de femme, par Jérôme Correas, Les Paladins, cd Aparté

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 21 novembre 2024

Ne pas chercher à séduire, mais plonger son auditeur dans un flot d’émotions humaines exacerbées démontre la maturité d’un ensemble et de son chef. Avec « Lucrezia – Portraits de femme » (cd Aparté), Jérôme Correas et Les Paladins font coup double autour de la figure de cette femme d’honneur: ils nous montrent la subtilité esthétique de quatre compositeurs baroques. En confiant leurs « cantates de chambre » à quatre voix différentes, Sandrine Piau (Montéclair), Amel Brahim-Djelloul (Scarlatti), Karine Deshayes (Haendel), et Lucile Richardot (Marcello) repoussent les frontières de l’expressivité et rendent cette violence fait à la femme très actuelle. Avant le concert du 25 novembre à la Salle Cortot, le chef a confié à Olivier Olgan, les ressorts de son projet.

Une radicalité émotionnelle

Ce qui frappe à l’écoute de ce programme,  « Lucrezia – Portraits de femme » que Les Paladins viennent d’enregistrer chez Aparté et vont jouer en concert, c’est l’extrême violence dramatique qui va bien plus loin que la théâtralité habituelle des musiques baroques .
Radical, Jérome Corréas le reconnait volontiers; le destin de Lucrezia ne méritait aucun compromis.  Les quatre « cantates de chambre » évoquent de façon directe le viol, la destruction d’une personne et le déshonneur d’une famille, par la voix d’une victime, Lucrèce, qui brise dans son malheur la loi du silence. Sauf que la compréhension du drame à l’époque – le sacrifice d’une femme violée se suicide pour laver son honneur et celui de sa famille – est bien différente de nos jours. Injustice insupportable de nos jours, le chef – il s’en explique – plonge cette charge émotionnelle exacerbée pour y donner un sens actuel.

Chaque univers musical confié à une chanteuse différente

Cette mise en abime bien que codée par une rhétorique offre une confrontation stylistique fascinante. Les quatre compositeurs ne traitent pas  les affres de cette femme victime de violences, de la même façon. Et l’on est frappé du changement de vocalité qui s’opère en seulement vingt ans d’intervalle entre Scarlatti et Haendel. D’autant que les quatre chanteuses qui prêtent leur tempérament et leur voix en exacerbent en un véritable tour de force vocale et dramatique, l’émotion singulière. Pour mieux cerner la personnalité de chaque facette de cette héroïne, ni tout à fait la même , ni tout à fait une autre, à la fois si lointaine et si proche.

Jérôme Correas dirige Sandrine Piau et les Paladins dans Lucrezia cd Aparté photo 3foisC 2

Une connivence explosive

Pour réussir cette ambition d’effacer les frontières temporelles, de faire entrer l’auditeur directement à l’intérieur du corps de chaque œuvre, au sens propre et musical,  Jérôme Correas transcende la connivence qu’il a tissé avec ses interprètes pour explorer avec elles les possibilités expressives de chaque air, de chaque variation psychologique. Avec son ensemble, il les aiguillonne à développer leur expressivité, leur inventivité dans les contrastes et les couleurs donnés pour chacune de ces « formes de théâtre intérieur » comme le dit pertinemment Raphaëlle Legrand dans le livret. Chaque monologue prend alors une dimension émotionnel vertigineuse qui ne peut qu’émouvoir.
Le chef nous en dit plus sur ce défi, à la fois esthétique et musical largement relevé.

Au-delà de l’extrême théâtralité habituelle des musiques baroques, peut-on être surpris par la violence émotionnelle de  cet enregistrement qui réunit autour de la figure de  Lucrèce quatre « cantates de chambre » de quatre compositeurs différents ? 

Jérome Correas dirige et enregistre Lucrezia photo 3foisC

Pas tellement, parce que d’abord, en ayant envie de faire ce projet qui évoque de façon directe le viol, la destruction d’une personne et le déshonneur d’une famille, par la voix d’une femme, Lucrezia, brisant la loi du silence, je savais bien que la violence, physique et psychologique serait le sujet du disque.

J’avais envie aussi que Lucrezia ne soit pas un disque séduisant, mais qu’il traduise des émotions humaines exacerbées avec son lot de  violence, particulièrement sur un thème qu’on retrouve rarement dans ce répertoire. 

Cette thématique  de la  violence faite aux femmes , révoltante et bouleversante,  j’avais envie qu’elle soit le fil conducteur parce que justement cette violence est malheureusement toujours présente aujourd’hui, et aussi qu’elle a inspiré quatre grands  compositeurs il y a 300 ans . Réunir ces œuvres pour la première fois allait, je crois, leur donner encore plus de force.

https://youtu.be/oO2GaYtyrqc

De quoi Lucrèce est-elle l’allégorie pour ces compositeurs du XVIIe : Alessandro Scarlatti, Benedetto Marcello, Georg Friedrich Haendel et Michel Pignolet de Monteclair ?

La figure de Lucrèce ne représente pas  la même chose au XVIIe que pour nous A l’époque, c’est d’abord une figure héroïque, magnifique en ce sens où elle rachète un péché qui n’est d’ailleurs même pas le sien, un péché qui déshonore sa famille, son clan, sa ville, Rome. Le sacrifice de  cette femme  a quelque chose de digne, d’exaltant dans la société de l’époque. C’est ainsi qu’une femme doit réagir après  avoir été souillée . Fort heureusement, aujourd’hui, l’idée même de ce sacrifice est  révoltante.

A nous  d’aller chercher un autre sens ; cet héroïsme est moins central pour nous que la sensibilité, la souffrance radicale mêlée au doute: suis-je coupable d’avoir été violée, dois-je me venger ou retourner la violence contre moi-même, dois-je pardonner ? Autant de questions qui, alliées au dénouement tellement injuste  que représente le suicide,  nous émeuvent, probablement plus que nos ainés du XVIIeme siècle

Sans doute sommes-nous plus sensible à la souffrance d’une femme qu’à la glorification d’une héroïne.

C’est cette multiplicité de lectures et de sens qui permettent aux chefs d’œuvre de traverser les siècles. Malgré la distance des années, leur force est intacte, on les admire pour des raisons différentes d’une époque à l’autre  mais c’est  cette multiplicité  de vérités qui m’intéresse. Ainsi, plutôt  qu’une reconstitution, il me paraît plus intéressant de dire que nous faisons une création à partir d’un  matériau ancien. Ces répertoires permettent à l’interprète d’apporter beaucoup de lui-même en cherchant au-delà de ce qui est fixé sur la partition.

https://youtu.be/a69YGZ3v3wI

Quels sont les langages musicaux et esthétiques associés à ses quatre compositeurs si singuliers ?

Nous traversons ici plusieurs langages différents, de styles de composition et  de personnalités musicales singulières, on est entre Rome, Venise et Paris. Ce ne sont  pas les mêmes univers, ni les mêmes influences, même si  l’italien est le langage commun entre ces œuvres.

Avec cette violence brute fascinante, Scarlatti le sicilien travaille sur la force du mot et l’inflexion énergique des mélodies  – c’est l’œuvre la plus ancienne du programme. Au contraire, plus lyrique, plus poli aussi Haendel l’allemand se concentre sur une extrême virtuosité , avec une certaine idée du lyrisme, parfois monumental, parfois intime, mais toujours au service de la voix.

Plus singulier,  en explorateur des sons, Marcello se positionne comme compositeur expérimental, avec des hardiesses harmoniques et des outrances vocales. J’avais envie de faire mieux connaître son écriture très particulière. Cette liberté s’explique aussi parce que ce noble vénitien  très fortuné n’avait pas besoin de vivre de sa musique, il pouvait se permettre de faire ce qu’il voulait, pour la beauté du geste, hors de la contrainte mercantile, de la nécessité économique de vendre ses œuvres.

Montéclair compose quant à lui dans le goût italien, tout en restant  dans une délicatesse et une dignité profondément françaises.

 Ce qu’il y a de passionnant dans une telle exploration, c’est de chercher à individualiser chaque œuvre tout en conservant l’unité et la cohérence du projet. On en apprend beaucoup sur chaque compositeur par mise en regard de son œuvre avec d’autres .

https://youtu.be/0asCNdOjZyw

Pourquoi avoir confié chaque œuvre, chaque univers musical à une chanteuse différente : Sandrine Piau soprano (Montéclair), Amel Brahim-Djelloul soprano (Scarlatti), Karine Deshayes soprano (Haendel), Lucile Richardot mezzo-soprano (Marcello) ?

Chaque interprète transporte avec elle  son univers, son vécu, son parcours. Les convaincre de s’embarquer dans cette aventure a été très évident, parce qu’avec chacune d’elles , Les Paladins ont tissé une relation de confiance et d’amitié. Elles m’ont dit que ce sujet scabreux, délicat exigeait beaucoup de soin et d’engagement de nous tous. Elles ont senti une  grande responsabilité d’aborder ce personnage, et se sont investies pour en rendre avec beaucoup d’engagement et d’honnêteté les  émotions extrêmes. La nature radicale du projet leur a parlé, en tant  que femmes et en tant qu’interprètes. Notre travail sur leur façon de s’exprimer pour mettre en valeur le texte  , et trouver une singularité dans chaque œuvre donne accès à leur propre personnalité, chacune étant  différente et complémentaire.

Je n’avais pas envie que le projet soit séduisant , mais au contraire il s’agissait  d’évoquer un univers dur et  dérangeant avec des voix repoussant loin les frontières de l’expressivité (contrairement au disque précédent – L’Exultate  Jubilate de  Mozart- où  nous avions recherché la beauté et la plénitude)

Cette prise de risque ne souligne-t-elle pas aussi la maturité atteinte par Les Paladins ?

Plus je vieillis et plus j’ai envie de développer des projets qui me permettent d’avancer et d’explorer  en musique des sujets  en rapport avec notre monde d’aujourd’hui, un monde pas  forcément séduisant. Je cherche donc des thématiques qui  ont du sens, qui nourrissent la réflexion, plutôt  que  seulement de la jolie  musique pour plaire.

Continuerez-vous à produire des programmes qui interrogent les valeurs baroques à celles des sujets brulants d’aujourd’hui ?

Nous avions créé il y a 4 ans « Le Code Noir », opéra oublié de Louis Clapisson qui évoquait le thème de l’esclavage aux Antilles. Un opéra courageux sur un sujet délicat aux multiples  résonances avec notre époque.

Oui,  La musique classique  peut s’emparer parfois  avec éloquence de questions de société, ainsi par exemple celle  du genre.  Parce que là aussi, elle est vécue d’une façon complètement différente aujourd’hui par rapport à  il y a 300 ans. Et c’est vrai que quand on voit  dans  les opéras  baroques tous ces rôles  d’hommes chantés par des femmes ou des rôles de femmes par des hommes ou  encore des rôles interprétés par des castras, il y a un mélange remarquable de genres ! On a l’impression que le thème du genre n’est pas du tout tabou  dans le monde de l’opéra à cette époque.

Que représente le programme Beatles Baroque qui sera très présent en 2025

 » Beatles Baroque » est parti d’une constatation: j’ai toujours pensé que Purcell avait un côté pop. Pourquoi ne pas rapprocher sa musique avec des  musiques anglaises pop ? Les Beatles se sont  alors imposés avec  leur curiosité  pour  la musique classique. J’avais envie de les évoquer avec des sonorités baroques,  trois voix  et quelques instruments, dont le clavecin, la viole de  gambe, etc…. Faire le chemin a rebours de nos interprétations habituelles :  réinventer des musiques récentes avec des sonorités anciennes.

Au fur et à mesure des concerts, nous avons été très agréablement surpris par le public qui ne trouve aucun problème à écouter en même  temps Purcell et les Beatles ! Déjà, la langue est la même , bien sûr, mais il y a aussi une culture, un esprit communs.

Je trouve intéressant d’abolir 300 années de distance en une soirée, ce fossé entre deux mondes que certains considèrent comme irréductible : faire coexister ces univers différents avec des sonorités communes est un sentiment d’évidence, une démarche de réinvention, mais aussi une marque d’amour et de respect pour la musique et les musiciens par delà les  siècles.

Propos recueillis le 21 novembre 2024 par Olivier Olgan

Pour suivre Jérôme Correas et Les Paladins

Le site des Paladins
La chaîne youtube des Paladins

sélective : 

Agenda

Lucrezia – Portraits de femme

Noël baroque à Versailles, Un concert festif autour des « tubes » de Noël composés par Marc-Antoine Charpentier et Michel-Richard de Lalande

Café Libertà, Embarquez pour un voyage lyrique et chorégraphique autour des cantates du café de Jean-Sébastien BACH et Nicolas BERNIER

  • 16 janvier 2025, 20h0, Maison de la Culture de Bourges, Place Séraucourt, Bourges 18000
  •  7 mars 2025Théâtre de Suresnes Jean Vilar , Place de Stalingrad, 92150 Suresnes

Beatles Baroque

  • 21 mars 2025, 2oh30, Espace Jéliote – Centre national de la marionnette, Rue de la Poste, 64400 Oloron Sainte-Marie

Enchanteresses, Airs d’opéras de Haendel, Sandrine Piau, soprano

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