Culture

Le carnet de lecture de François Dumont, pianiste éthique (La Musica)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 23 janvier 2024

Le pianiste vient d’enregistrer Debussy sur le Blüthner qui l’ accompagna pendant 15 ans (cd La Musica). Pour Fauré, un Erard de 1891 et un Gaveau de 1922 se sont imposés. Pour Chopin, François Dumont préfère l’amplitude du Steinway. La quête de sons et de sens est essentielle dans sa démarche esthétique. Après une interview en 2018, nous avions brossé le portrait d’un pianiste éthique.
Bonne nouvelle, l’artiste continue à creuser patiemment son sillon avec exigence, profondeur et ouverture. Il joue Totentanz de Liszt, dirigé par Christian Vásquez et l’Orchestre Pasdeloup à la Philharmonie de Paris le 25 janvier, et le Concerto en sol de Ravel, dirigé par Arie van Beek, et l’Orchestre symphonique de Mulhouse à Colmar, le 2 février. Celui qui ne cesse d’interroger la nécessité de son art s’est confié à Singular’s.

Musicien complet

François Dumont, pianiste éthique photo Jean-Baptiste Millot

François Dumont vit et transmet la musique bien au-delà d’une seule logique de trophées ou de carrière, même s’il compte une quarantaine d’enregistrements.
Pour preuve, son répertoire est concentré – tant au disque qu’en scène – pour mieux intensifier ses dialogues pianistiques avec une poignée de compositeurs-phares dont il sait capter la personnalité: de Chopin à Ravel en passant par Fauré, et Mozart… Rassurez-vous du coté de la curiosité et de se remettre en cause, le pianiste n’a pas fini de nous surprendre.

Son jeu est le fruit d’une réflexion exigeante humble et d’un travail sur soi pour une éthique de l’interprète que Brendel définit simplement : « Il faut éveiller l’écoute du public avec ce que vous avez à proposer, et non jouer ce que celui-ci veut entendre. »

Chaque disque reste toujours une quête de sens et de lumière, qu’il nourrit d’exigences et de convictions dans son rôle de passeur. Vous l’aurez compris, François Dumont est un artiste rare qui ne cherche la lumière que pour mieux la poser sur des partitions dont il sait apprivoiser la profondeur et polir l’éclat.

Pourquoi considérez-vous comme inspirant de choisir le piano en correspondance avec la partition  ?

Le Bluethner auant appartenu à Debussy sur lequel François Dumont a enregistré photo Musée Labenche

Jouer sur un nouveau piano est un défi. Les premières notes engagent avant tout une rencontre, un monde de sensations surtout quand il s’agit d’un piano qu’un compositeur a possédé pendant les 15 dernières années de sa vie :  de son acquisition en 1904 à sa mort en 1918. Il fut légué à Raoul, le fils d’Emma, seconde femme de Debussy qui s’est réfugié du côté de Brive sans jamais s’en séparer. Ce Blüthner se retrouve désormais au Musée Labenche de Brive-la-Gaillarde dont il ne peut plus sortir.

Rendue possible grâce au Festival de la Vézère, sa découverte en parfait état grâce à une restauration précise et un accordeur exceptionnel de dévouement, Philippe Courreye, puis l’autorisation de le jouer, a déclenché une émotion merveilleuse, celle de se rapprocher du travail quotidien de Debussy, d’utiliser les mêmes cordes, produire  les même sons qu’il entendait.

Avec un tel instrument historique, ce qui est intéressant, c’est la possibilité de jouer la même palette, avec les mêmes pinceaux.
Mais cette chance vous oblige aussi.

Comment faites vous pour apprivoiser un tel instrument ?

Il faut s’adapter à l’instrument surtout quand il est capricieux. L’accord du piano, l’harmonisation, le réglage des marteaux, les points de frappe, les pédales…. Chaque détail compte pour que le piano sonne bien. D’autant que l’on ne peut pas vraiment faire deux fois la même chose sur ce piano. Il est trop sensible. Il y a une part de risque. Pas au point de rupture, mais pas loin quand même.
Mais ces conditions décuplent le champ des possibles de l’interprète.

Apprend-t-on toujours d’un piano ?

Chaque piano change sa façon de jouer, et on apprend toujours du piano surtout quand ce fut le cas du Blüthner avec sa quatrième corde breveté. D’habitude, un piano a trois cordes dans l’aigu qui sont accordées pareil, deux cordes dans les médiums et une corde dans les graves. Le Blüthner a une quatrième corde dans l’aigu qui n’est pas frappée, qui simplement résonne de manière sympathique. C’est un système qui a été breveté par Blüthner, que Blüthner utilise d’ailleurs encore aujourd’hui.

Compte tenu des 15 ans de création avec lui, Debussy devait y être très attaché.

Il y un avant et un après ce Blüthner pour Debussy ?

Oui. Chaque fois que je joue Debussy, – encore la semaine dernière en Bretagne Les Estampes qui sont sur le cd La Musica, je n’arrive pas à me détacher complètement des sonorités du Blüthner. Mais il n’y a aucun fétichisme !  Avec un instrument fidèle à un style sonore, on met toutes ses chances de son côté. Chaque piano change sa façon de jouer, et on apprend toujours du piano qui s’ouvre avec vos doigts.
La spécificité du l’instrument comme je l’évoque dans le livret du cd participe de la magie sonore, pas seulement par le flou, l’imprécision poétique ou le fondu des sons, mais aussi par la couleur, les demi-teintes, la lumière et l’obscurité, le relief des registres.
Je regrette toute cette école de facteurs français, les Pleyel, les Erard ou Gaveau dont on n’entend plus les magnifiques instruments. Chacun d’eux peut stimuler la propre fantaisie de l’interprète, comme je l’ai fait avec Fauré, avec un Erard de 1891 et un Gaveau de 1922 !
Le Steinway que je trouve dans une salle que je ne connais pas représente la sécurité parce que je suis sûr qu’il sonne bien. C’est généralement un piano très brillant, très puissant qui projette le mieux, en ce sens c’est le plus compétitif pour de grandes salles surtout avec orchestre.

Votre quête d’un son est aussi une quête de sens?

Le choix d’un piano est un choix esthétique, le choix de l’époque aussi, et change votre façon de jouer. Si vous jouez un petit pianoforte dans une salle de 2000 places, on ne l’entendra pas.

Le fait d’avoir pratiqué des instruments d’époque, et d’avoir joué des Pleyel de l’époque de Chopin même s’ils sont difficiles à jouer pour moi,  vous aide à mieux comprendre quelque chose de cette musique.

Par exemple, l’utilisation des pédales par Chopin, c’est un grand sujet technique. Elles fonctionnent merveilleusement sur un Pleyel. Sur le piano d’aujourd’hui, Il faut les adapter. Cela fait partie de la recherche de l’interprète. Et cela donne une diversité d’approches et de possibilités qui rend chaque proposition nécessaire.

Il n’est donc pas indispensable de jouer Chopin sur un instrument de son temps ?

Quel que soit l’instrument, Chopin reste complètement indémodable. Et la preuve, c’est qu’il supporte aussi toutes les traditions, voire les excès de différentes interprétations. Vous avez des interprètes très romantiques de Chopin, des interprètes beaucoup plus mesurés. Et on ne peut pas dire que l’un soit supérieur à l’autre.

Je pense que Chopin est au-delà de ça. Et surtout, Chopin vous touche au-delà de toutes les cultures.

J’ai été frappé au Japon la demande est systématique pour du Chopin. C’est important pour eux. On diffuse même du Chopin dans les rues, c’est une musique qui les transforme.

Alors que les pratiques de consommation musicale via les plateformes évoluent, le disque reste-t-il important à vos yeux ?

Une disque est à la fois une opportunité et un projet que l’on murit. C’est toujours une aventure parce que c’est quelque chose qu’on laissera derrière soi. On n’a plus le même poids sur les épaules qu’avaient les interprètes qui gravaient sur des microsillons qui coûtaient très chers, qui avaient juste un feu rouge et un feu vert et puis hop, ils avaient une seule prise !
Aujourd’hui on peut les refaire à l’infini. Une fois que l’objet est fait, le master terminé, des imperfections restent forcément.

Malgré toutes les précautions, c’est aux imperfections d’un enregistrement que se reconnaît la personnalité et la marque de l’artiste.

Chacun de vos disques reste d’un travail sur vous-même, le résultat d’un murissement.

Au disque ou sur scène, Il faut vivre suffisamment avec les œuvres pour se dire qu’on a quelque chose à dire dans ce répertoire. C’est important surtout quand tout a déjà été enregistré ou réenregistré. Si vous faites un disque aujourd’hui, ce n’est ni pour refaire exactement de la même façon ce qui vous avez déjà fait, mes programmes font l’objet de nombreux concerts préalables, ni pour un discours forcément nouveau.
En revanche, il s’agit d’être authentique et de personnel.

Le doute fait partie de la réflexion de l’interprète, même si c’est parfois difficile à vivre.

Le compagnonnage quotidien et l’apprentissage sont donc essentiels à votre pratique d’interprète ?

S’immerger dans une œuvre, suffisamment en amont si possible avec un vécu sur scène pour la laisser décanter, permet que l’œuvre fasse partie de vous tout en ayant aussi un certain recul avec les indications de la partition. Mais ce travail de proximité ne garantit pas que le disque va être réussi ou pas. Il y a toujours une prise de risque stimulante.

Lors de notre dernière rencontre, je vous décrivais comme « un pianiste éthique », est-ce que ce terme vous représente ?

C’est un compliment et une responsabilité. Il y a l’éthique musicale d’abord. L’honnêteté vis-à-vis de la musique qu’on sert. Dino Lipatti avait une magnifique formule « Ne vous servez pas de la musique, servez-la ».

Nous sommes des serviteurs de la musique et des passeurs aussi. On rend vivante aujourd’hui, une musique qui peut avoir être composée aujourd’hui ou avant-hier, mais aussi il y a 200 ou 300 ans. C’est une responsabilité, une honnêteté vis-à-vis du compositeur et du public. Essayer de s’en approcher, de le comprendre, c’est de l’ordre de l’indicible, car on ne comprend pas de manière forcément rationnelle une œuvre.
Au-delà,  il y a aussi le place de l’artiste, le rôle de l’art dans la société.

Par musicien éthique, je voulais dire que vous ne cessez d’interroger la nécessité de votre art, que chaque disque s’inscrit dans une exigence de nécessité.

Garder les oreilles ouvertes, être attentif à ce que l’on produit.  La question est ouverte.

Propos recueillis par Olivier Olgan le 22 janvier 2025

Le carnet de lecture, de François Dumont

Franck, Symphonie en ré mineur, par Wilhelm Furtwängler, Wiener Philharmoniker (1953)

Le souffle grandiose et tragique, teinté des chromatismes envahissants de la Symphonie en ré mineur de Franck est servie ici par une interprétation magistrale.
Je suis un inconditionnel de Furtwängler: la liberté et subjectivité interprétative sont paradoxalement un ingrédient de l’intense cohérence globale. L’évidence de la structure est servie par une grande spontanéité de ton et de tempo, ce qui peut paraître incompatible.

L’incomparable chaleur de la sonorité des cordes, le lyrisme de ce musicien qui fait chanter l’orchestre, sont pour moi une source inépuisable d’inspiration.

 

Ravel, La Valse, par London Symphony Orchestra, Pierre Monteux

En cette année où nous célébrons l’anniversaire de la naissance de Ravel, j’ai souhaité inclure dans cette sélection une de mes œuvres préférées : La Valse. Hommage à la Valse viennoise, Ravel pousse le mouvement de danse jusqu’à son paroxysme, en un éclat frissonnant et tragique.
Cette version de Pierre Monteux allie tension dramatique, rigueur et vitalité rythmique, et une magnificence des couleurs de l’orchestre. L’arc est tendu des premières notes, murmures presque imperceptibles, jusqu’au lapidaires cinq notes finales.

 

Beethoven, Concerto n.4 op.58, par Arthur Schnabel, Colombus Symphony Orchestra, Izler Solomon (1947)

Le 4ème concerto de Beethoven est certainement le plus lyrique des cinq, avec sa tendresse poétique, ses lumineux arpèges et son poignant mouvement lent. Arthur Schnabel, Beethovenien devant l’Eternel, a laissé plusieurs versions magnifiques de ce sommet de la musique. Je le trouve fulgurant d’inspiration dans cette version de concert, dont la chaleur sonore se dégage malgré les craquements de l’enregistrement ! Dans le second mouvement, Schnabel crée des sonorités venues d’un autre monde, pour ce dialogue entre Orphée et les Enfers, selon la tradition poétique…

Si un jour je pouvais produire, en concert, ne serait-ce qu’une note avec une telle intensité poétique, je m’estimerai un heureux homme!

Debussy, tel qu’en lui même 

Venons-en à Debussy, qui nous a laissé quelques « piano rolls » qui témoignent de son pianisme, alliant une grande souplesse, fantaisie et charme. C’est toujours une grande émotion d’écouter une musique jouée par son créateur : d’immenses pianistes comme Bartòk ou Rachmaninov ont gravé des versions de référence de leurs œuvres.

Ici, j’ai l’impression d’approcher au plus près de Debussy, de sa personnalité, excentricité parfois- et humour. J’ai l’impression d’être dans son salon, caché bien sûr, et de le surprendre pianotant, presque pour le plaisir, ces dernières compositions.

 

Wanda Landowska joue Mozart

Les concertos pour piano de Mozart sont d’une richesse inépuisable et sont pour moi une véritable ressource; j’éprouve pour eux un besoin vital de les fréquenter périodiquement, par affection, fidélité, devoir parfois mais, avant tout, par pur plaisir.

Cette version du concerto dit « du Couronnement » est une leçon de vitalité musicale, de justesse stylistique, de fantaisie et d’élégance. 

Comment Wanda Landowska, ici en 1937, mais aussi dans ces nombreux autres enregistrements, a-t-elle pu jouer avec une telle modernité stylistique, bien avant le renouveau baroque et le retour aux instruments anciens? Cela reste pour moi un mystère – et une lumière avant tout…

Pour suivre François Dumont

Discographie sélective

  • Debussy, Clair de lune (La Musica, 2024)
  • Fauré authentique, œuvres complétes, piano et violoncelle, avec Marc Coppey (audite, 2024)
  • Ravel, complete piano music (Piano classics, 2023)
  • Chopin, Balades & Impromptus (La Musica, 2022)
  • Franck, piano QuintetDvořák, Quatuor n°14, avec le Quatuor Pražák (Praga, 2022)
  • Fauré, Complete Nocturnes (Piano Classics 2020)
  • Ravel, Orchestral Works, vol.6, Concerto pour la main gauche, Leonard Starklin, ONLyon (Naxos 2019)
  • Chopin, Nocturnes (intégrale) (ÆVEA / OnClassical 2018)
  • Mozart, Sonates pour piano (intégrale) (5 cd Anima-recors 2009)

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