Culture
Lila Hajosi, cheffe de l’ensemble Irini, pour la beauté de la musique sacrée
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 2 octobre 2024
« J’ai choisi la musique sacrée car il y a toujours quelque chose en plus par rapport à la musique profane. Sacré signifie « ce qui est à part », ce qui est plus grand que la somme de nous-mêmes. » nous confiait Lila Hajosi pour éclairer la vocation et le répertoire de l’ensemble Irini qu’elle a fondé en 2015. Son carnet de lecture convoque ses admirations et ses reconnaissances à ce qui lui a permis d’ « atteindre quelque chose, un rassemblement et une élévation… » « Tout se qui s’élève converge« , cette utopie de Teilhard de Chardin convient pour Olivier Olgan à cette artiste qui définit le spirituel comme une résistance collective et une quête de dépassement de soi.
Je me rends compte au fur et à mesure de mes lectures que la littérature qui me touche le plus, en dehors de la poésie, reste le récit philosophique et politique, particulièrement lorsqu’il utilise l’absurde pour délivrer les multiples couches de sens que son auteur.ice y a enchâssées, consciemment et inconsciemment.
Je rapprocherais trois superbes expériences littéraires récentes en ce sens :
Le journal d’un fou, recueil de nouvelles de l’auteur chinois Lu Xun (1918),
Le Maître et Marguerite, de Boulgakov,
et Le Baron perché, d’Italo Calvino.
A leur manière, ces trois récits parlent de sujets graves et lourds, de philosophie, de politique, et de dissidence. Ils dénoncent des crimes de guerre, des régimes autoritaires et des sociétés oppressives. Le tout sous est fait sous couvert de récits allégoriques où le merveilleux et le fantastique côtoient la bassesse mesquine humaine, et s’en font un reflet déformant qui donne à voir le réel avec plus d’acuité que la réalité elle-même.
L’absurde est un miroir, qui peut mettre en exergue le pire (comme le fait Boulgakov avec ses figures infernales ou Lu Xun avec ses cannibales) et amplifier nos laideurs pour nous forcer à les regarder tant elles sont immensément décuplées (définition même du “monstre”, ce qui est mon(s)tré, sans ambiguïté, sans possibilité de détourner le regard).
Il peut aussi dresser un portrait en négatif de notre misère humaine, en créant des figures transcendantes dont la pureté renvoie le/la lecteur.ice à ses propres bubons moraux si j’ose dire.
C’est ce qu’opère Calvino avec son Baron perché, dont la fin m’a arraché quelques larmes. Sous le masque de l’onirisme, dont la mécanique même, si l’on en croit Freud, s’apparente à un relâchement de censure temporaire, la parole se fait libre parce-que cryptée et cryptique. Elle crée ainsi une relation de complicité, une reconnaissance mutuelle entre auteur.ice et lecteur.ice, même à des années, voire, des siècles de distance.
Dans cette même veine je dévore en ce moment La bedondaine des Tanuki de Hisashi Hinoue, qui m’apporte une échappatoire tout à la fois drôle, émouvante, luxuriante de poésie et débordante d’une intelligence rare qui s’exprime même à travers la vulgarité et le grotesque.
L’absurde et le merveilleux deviennent les vecteurs d’une lecture plus fine du réel.
Alice aux Pays des Merveilles, de Lewis Caroll (1865) reste pour cela un de mes livres favoris, j’en ai une belle collection, du fac-simile de l’original à plusieurs éditions en anglais et en français dont la belle traduction de Laurent Bury avec les illustrations de Merwyn Peake.
J’avais bien besoin d’un peu de merveilleux après le très, très dur mais magnifique Bateau usine de Takiji Kobayashi. Ce livre dévastateur traite de la condition ouvrière au XXe siècle au Japon (mais qui malheureusement reflète la réalité de beaucoup encore aujourd’hui), et des excès (ou simplement des conséquences logiques) du capitalisme et du culte du profit au détriment de la dignité humaine et du respect de la nature.
Ce livre m’a bouleversée, déjà parce qu’il a coûté la vie à son jeune auteur qui est mort torturé dans un commissariat à 29 ans suite à sa publication,
ensuite parce que – un peu à la manière de ce que j’avais adoré chez Yukio Mishima dans Confession d’un masque – il a l’art de décrire l’horreur, le sale, l’immonde, la violence, la misère, avec une poésie et sens de l’esthétique incroyables.
L’alchimie qui fait sortir le pire, ou le meilleur, ou en tout cas quelque chose de différent, de l’Homme lorsqu’il est confronté aux limites de l’existence (souffrance extrême, proximité de la mort) me fascine profondément.
Ainsi en est-il du difficile mais magnifique recueil de Christian Kessler “Les kamikazés japonais (1944-45) Écrits et paroles”. Ce livre rassemblent des ultimes lettres de jeunes kamikazés, rédigées juste avant leur départ en mission suicide. On a là des adolescents, le plus jeune a 18 ans, qui se retrouvent soudainement envoyés à la mort, et n’ont que quelques heures pour laisser une dernière trace derrière eux, trace qui devra en plus passer l’épreuve de la censure impériale. L’essence pure qui sort de ce pressoir inimaginable est un absolu de beauté, une sagesse précipitée dans le sens chimique et courant du terme, une voix soudain sans âge dans la plume de garçons à peine sortis de l’enfance.
Cette transmutation sublime face aux ténèbres insondables, je l’ai profondément aimée, également, chez Kobayashi Issa, dans Mon année de Printemps, ouvrage mi-récit, mi-poésie, qui couvre la période de la mort subite de sa petite fille et dans lequel il délivre, par-delà le deuil, un amour infini de la vie et de ses joies les plus simples et les plus pures.
J’écoutais récemment une interview de Nick Cave, un de mes musiciens favoris, qui a vécu des épreuves indicibles, notamment la perte brutale de son fils de 15 ans, tragédie dont il a accouché le parfait Ghosteen. Précisément, il parfait de la joie que la perte révèle, un peu comme les coquillages mis au jour dans le sable quand les vagues se retirent. Le deuil paradoxalement, met à nu un rapport différent à la vie, et peut transmuter l’absence en révélateur de bonheur.
“Peace will come, a peace will come, a peace will come in time.” comme Nike Cave le répète sur le fil, tendu à se rompre, de sa voix poussée à l’extrême aigu dans The Spinning Song.
Enfin, je recommanderais la lecture essentielle de L’expulsion de l’autre, du philosophe coréen Byung-Chul-Han, qui dresse un portrait au vitriol de notre société de l’être ensemble permanent (portables, messageries instantanées etc.) qui cache en réalité une isolation dévastatrice de chacun et une disparition du rapport à l’altérité.
Il évoque également l’exaltation narcissique hors de contrôle et hypertrophique dans laquelle nous baignons qui masque un effondrement intérieur (dépression) des individus sous le poids de ce “moi” artificiellement gonflé aux stéroïdes des réseaux sociaux et dépourvu de limites, et donc, de capacité à expérimenter sainement la frustration inhérente à la confrontation avec autrui.
Byung-Chul-Han compare habilement la notion de virus et d’immunité (confrontation avec un organisme étranger, “l’altérité” qui nous renforce) à l’image du “mal du siècle”, le cancer (démultiplication frénétique et mortelle de nos propres cellules, et donc du “moi”, qui nous décime). A lire absolument !
Et pour reprendre une lampée de lumière dans tout cela, je citerai deux des disques (avouables) qui me mettent invariablement de bonne humeur :
Biophilia de Björk, dont le titre dit tout,
et le trop méconnu O’Stravaganza d’Hughes de Courson et Youenne le Berre avec l’orchestre il Giardino Armonico, qui me fait régulièrement “heabanger” sur mon volant, ce qui n’est pas sans risques.
Propos recueillis par Olivier Olgan le 16 septembre 2024
Pour suivre Lila Hajosi et l’ensemble Irini
Le site de l’ensemble Irini
Discographie
- Printemps sacré, Motets sacrés d’Heinrich Isaac (1450-1517) Chants liturgiques de Géorgie, Psalmus, 2024
- O Sidera, Paraty PIAS Harmonia Mundi, 2021
- Maria Nostra, L’Empreinte digitale – Socadisc, 2018
Agenda 2024
- 11 octobre, 20h30, O Sidera, une traversée sur le fil des mystérieuses prophéties des 12 Sibylles de Roland de Lassus, entre lesquelles viennent s’enchâsser des pièces hypnotiques de la liturgie byzantine, St Nektarios d’Egine, St Koukouzélis, Eglise de Notre Dame, Festival Baroque de Pontoise
- 12 octobre, Janua, à travers les œuvres monumentales de Dufay et de ses contemporains byzantins Chrysaphe et Plousiadenos, Irini vous emmène à la découverte d’une période unique, aussi brève que méconnue : celle de la dernière tentative d’unification de l’Orient et de l’Occident au XVe siècle, Abbaye de Saint Victor, Marseille
- 22 novembre 20h, Printemps sacré, Eglise des Blancs-Manteaux, 12 rue des Blancs-Manteaux, 75004 Paris
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