Culture

Le carnet de lecture de Miguel Henry, Théorbe & guitare, Les Présences

Connaissez – vous le patrimoine oral de la Vendée du XVIe et XVIIe ? Quand il est interprété dans un esprit de respect et une dynamique jubilatoire de couleurs de la musique baroque, il prend une saveur exceptionnel. C’est le projet fou de deux musiciens, Laurent Tixier, chanteur et Miguel Henry, instrumentiste. Les deux passionnés de Vendée ont associé leur talent, collectage et restitutions créatives pour le premier, déchiffrage et réinterprétation de partitions, et création de l’ensemble Les Présences de 10 musiciens, pour le second. Le résultat est un cd « Utrique Fidelis, Vendée traditionnelle et baroque » (label En Phases) époustouflant, aussi vibrant qu’entrainant. Mais c’est au concert, le 12 janvier au Temple Panthéon (rue de Grenelle, Paris) que Les Présences vont donner vie aux magnifiques chansons si sensuelles. En répétition, Miguel Henry a confié à Singular’s sa démarche aussi créative que dynamique.

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 5 janvier 2024

Tenir compte de l’oralité pour parvenir à une écoute vivante.
Miguel Henry

Laurent Texier, à l’initiative du cd Entrique Fidelis Photo Eddy Rivière

Après les ballades gaéliques de The Curious Bastard, c’est autour du répertoire musical de la Vendée du XVI et XVIIe de prendre vie avec la rigueur des sources et le respect de l’intrumentarium ancien. En complicité avec Laurent Tixier, 35 ans d’ambassade culturelle au service du département de la Vendée, dont 20 ans de pratique de la musique Renaissance et traditionnelle de Vendée, Miguel Henry s’est lancé dans cette immense ambition, avec deux convictions qu’il nous détaille : ne pas chercher d’objectivité et rapprocher sonorités des musiques traditionnelles et baroques.
Ce « fou de mémoire culturelle » balaye les frontières entre musique traditionnelle et musique ancienne. Même si au besoin, il faut recréer les instruments d’époque, et réapprendre leur pratique. Sans surprise le musicien qui associe aux chansons vendéennes, et les danses baroques, Gavottes de Michael Praetorius, Muzette, de François Couperin et Le Sommeil d’Atys, Passacaille de Persée, de Jean-Baptiste Lully et Rigaudons de Louis de La Coste, est compagnon de route de longue date de nombreux ensembles arpenteur de répertoires – comme Doulce Mémoire – pour investir et faire vivre les musiques de la Renaissance et du XVIIe siècle d’Europe en général, de Vendée en particulier.

Paradoxalement, dans la restitution de ce patrimoine ancien vous assumez un réel travail de compositeur ?

Miguel Henry, guitare guitare et direction de l’ensemble Les Présences Photo Eddy Rivière

Mon intérêt pour la musique ancienne est son rapport à la fragilité. La musique traditionnelle n’est pas baroque, mais il y a des connexions. Elles font surgir des beautés que l’on n’imaginait pas ! Il faut aller avec rigueur vers le passé et une curiosité émerveillée voire naïve. La restitution appelle respect de l’ historicité des sources et des instruments. C’est une sorte de jeu pour construire une langage perceptible par le public. Les modifications peuvent entraîner des conséquences énormes dans les solutions interprétatives. N’oublions pas que l’idée de coller le texte à la musique ne date que de l’apparition de l’opéra au XVIIe.
Par contre, on voit le répertoire traditionnel comme très ancien alors que certains airs ne sont que du XIXe.

Souvenir de l’enregistrement du disque Utrique Fidelis au château du Boisniard (85), grâce à l’oeil affûté d’Eddy Rivière 1

Pourquoi le travail sur le répertoire musical vendéen n’a que très peu été tentée à ce jour ?

Lorsque Laurent Tixier m’a proposé de faire se rencontrer des airs traditionnels de Vendée avec un style d’écriture polyphonique dont l’épicentre serait celui de Jean- Baptiste Lully, j’ai été immédiatement séduit. Réunir deux répertoires distincts, pour lesquels j’éprouve la même affection, est en soit très agréable. Mais plus profondément, c’est la sensation de pouvoir enrichir, par cette mise en relation, ma perception de l’un et l’autre de ces répertoires qui m’a le plus enthousiasmé.

La musique traditionnelle a souvent emprunté au monde du jazz, du rock, de la pop musique et de la variété, mais en aucune façon à l’univers de la musique des XVIe et XVIIe siècles. Pourquoi ? Tout simplement parce que la tâche est ardue et seule une parfaite connaissance de ces deux mondes permet d’oser cette aventure. Le territoire de Vendée est multiple : îles, côte océanique, plaines, monts et bocages. A cette variété géographique correspond une variété de traditions musicales.

Dans quels imaginaires vendéens nous entrainez-vous ?

Souvenir de l’enregistrement du disque Utrique Fidelis au château du Boisniard (85), grâce à l’oeil affûté d’Eddy Rivière

Parmi le répertoire des musiques traditionnelles – celles rencontrées dans les divers territoires de la Vendée – certains traits suscitent en moi, depuis déjà de nombreuses années, une joie particulière. Un des traits que j’aime particulièrement citer est le jeu avec les carrures musicales, que l’on rencontre sur les îles d’Yeu et de Noirmoutier, mais aussi dans de nombreuses grand’danses du marais breton- vendéen. Il s’agit d’une situation singulière où les carrures de la danse et de la musique ne coïncident pas. La répétition d’un fragment mélodique simple y est continûment travaillée par les décalages d’appuis, ce qu’indique par exemple la percussion dans notre enregistrement de L’était un p’tit bonhomme. Dans le même sens, un motif mélodique est souvent répété avec l’ajout d’un temps, ce qui provoque souvent des carrures de 11 ou 13 temps. Autre trait que je prise particulièrement : ce ternaire nerveux caractéristique des avant-deux que l’on trouve dans le Bocage (Avant-deux à Joseph Chataigner).

Quel est le secret pour retrouver les sons et les rythmes de ce patrimoine ancien ?

Miguel Henry dirige du Théorbe l’ensemble Les Présences Photo Eddy Rivière

Lors des nombreuses répétitions du programme Utrique Fidelis, ma demande aux 11 musiciens réunis au seins de l’ensemble Les Présences a été d’essayer de retrouver une énergie comparable, en tâchant de mettre en valeur cette manière de rythmer qui peut paraître boiteuse, et dont j’adore le dynamisme. Dans ces deux cas, l’écriture musicale conventionnelle ne permet pas de noter ces traits particuliers, et c’est, il me semble, en engageant le corps que l’on peut vraiment les approcher.

Car un élément primordial rassemble ces particularités : c’est le corps, du danseur ou de l’instrumentiste, qui les rend sensibles. 

Comment procédez-vous avec vos complices de l’ensemble Les Présences, pour vous rapprocher des couleurs originales  ?

D’une façon générale, dans ma pratique des répertoires anciens, j’éprouve la sensation de vivre une forme de métissage. Ma démarche implique d’être attentif aux sources. Et j’aborde donc des œuvres anciennes en tâchant de cerner leurs intentions et d’expliciter le contexte probable d’exécution. Mais dans la pratique, je perçois combien mon écoute est formée par mon apprentissage et mes connaissances. De plus, lorsque je propose de présenter à un public d’aujourd’hui des œuvres anciennes, il est toujours nécessaire d’opérer une sorte de traduction, ne serait-ce qu’en imaginant un nouveau contexte d’exécution. 

La force du programme Utrique Fidelis, est d’assumer le métissage des sources traditionnelles et baroques, est-elle aussi au cœur du projet ?

Souvenir de l’enregistrement du disque Utrique Fidelis au château du Boisniard (85), grâce à l’oeil affûté d’Eddy Rivière

Non seulement chacun des musiciens est venu avec son propre bagage musicale, ses propres références esthétiques, mais en plus il était nécessaire de garder un lien avec les deux répertoires convoqués. Des musiques traditionnelles choisies par Laurent Tixier, j’en connaissais déjà un certain nombre et j’avais parfois eu l’occasion de les jouer moi-même. Mais si l’attachement était un avantage en un sens, il m’est apparu très tôt nécessaire de trouver comment m’éloigner de cette connaissance préalable. C’est pourquoi j’ai très tôt tâché de rapprocher ces airs et chansons d’œuvres des 17e et 18e siècles. Il me fallait provoquer des rencontres afin de dépasser la simple juxtaposition et trouver comment les hybrider vraiment. Cette méthode était au départ purement pratique, mais elle s’est avérée représenter finalement l’expérience la plus attachante dans ce projet : vivre l’influence de la musique baroque sur la musique traditionnelle et réciproquement.

Dans le livret du cd, vous détaillez les enjeux de votre « retour » aux musiques anciennes, pouvez-vous nous les rappeler, qui s’apparente à un manifeste de l’ensemble ?

Souvenir de l’enregistrement du disque Utrique Fidelis au château du Boisniard (85), grâce à l’oeil affûté d’Eddy Rivière

Le premier enjeu est d’être au plus près de la créativité qui fut à l’œuvre en un temps passé.
Le deuxième enjeu est d’impliquer tout ce qui fait la pratique,  cette part indéfinissable, nourrie de mille expériences, et tributaire de l’environnement sous tous ses aspects : culturel, social, philosophique et même écologique!
Le troisième enjeu est de reconnaître l’hybridité de notre démarche : il s’agit d’un dialogue entre les époques, et notre oralité n’est pas celle des temps passés.
Ce qui implique le quatrième enjeu, la contemporanéité, car il n’est question ni de reconstituer une créativité lointaine, ni de réactualiser une répertoire poussiéreux.

Il faut se tenir entre, dans l’effort de nourrir un dialogue constamment vivace entre le proche et le lointain.
Il faut sans cesse réactiver la contemporanéité de notre démarche artistique.

A notre tour, de se détacher de ses habitudes d’écoute pour se laisser tirer l’oreille vers des sonorités inconnues. Comme d’autres ensembles avant eux, aussi intrépides que curieux, les complices de l’ensemble Les Présences prennent le temps de faire renaitre une musique aux sonorités oubliées. Ils en assument les risques, mais ce qui frappe à l’oreille, plus que l’ingéniosité de la fusion des timbres et des rythmes courant les siècles, c’est la fluidité de spontanéité, qui prend le dessus sur une musique si savamment documentée et si bien intégrée par des musiciens gourmands de sonorités si contemporaines.

Olivier Olgan

Le carnet de lecture de Miguel Henry

Un carnet de lecture est une proposition particulière pour moi, car j’attribue une valeur immense à la rencontre éphémère. C’est ce trésor qui est espéré lorsque je vais au concert mais aussi lorsque je vais visiter une exposition.

Je dois cependant reconnaître avoir un attachement pour certains supports pérennes (livres, disques…). Voici ce qui me vient.

Momus ou Le Prince – Leo Batista Alberti

J’ai découvert avec fascination ce récit pseudo-mythologique, à l’humour décapant, dans lequel de nombreux thèmes abordés paraissent d’une actualité brûlante. Momus détruit tout, même l’Olympe : a-t-il vraiment tort ?

Voyage à Tôkyô – Yasujirô Ozu

Ozu sait convoquer l’éphémère. Il y a ici un chemin vers la perception du temps présent, qui conduit à découvrir l’être humain avec une fascination enfantine.

Nymphée de la villa Livia – Musée National de Rome

Ce sont des peintures pariétales en trompe l’œil. Elles sont pour moi une célébration du monde naturel, portée par un infini respect et un amour pour ce qu’il offre. Le peintre auteur de ces fresques est anonyme, mais il me semble idéal qu’il soit ainsi effacé dans son individualité, et qu’il demeure malgré cela présent parmi nous, comme dilué dans son œuvre.

Tocchata 1 – Girolamo Kapsberger / Hopkinson Smith

Extraite du disque consacré par ce grand luthiste au compositeur non moins important. Un disque que Hopkinson Smith a probablement eu le temps de mûrir. Jeune musicien, découvrant ‘d’un bloc’ les musiques anciennes, la lecture si juste et si vivante de cette tocchata m’avait impressionné.

Au bord de l’eau – Shi Nai’an

Le genre du roman de chevalerie a un certain attrait pour moi. J’aime découvrir une culture qui, par moult détails, est si différente de la notre – par exemple dans le Lancelot en prose ; ou encore la puissance tragique du Dit du Heike japonais. Au bord de l’eau est d’une vitalité extraordinaire. La puissance que des textes a priori si lointains peuvent avoir aujourd’hui ne cesse jamais de me surprendre.

Si près, tout autre – François Jullien

Sous titré De l’écart et de la rencontre, cet essai philosophique, comme d’autres œuvres du même auteur, a beaucoup nourri ma relation aux répertoires anciens. François Jullien interroge la philosophie grecque par la pensée chinoise, et réciproquement. Les mondes éloignés s’interrogent l’un l’autre. C’est une aventure passionnante qui donne un goût d’inexploré.

Nature I – Awoiska van der Molen

Ses photographies nocturnes d’arbres portent ce sentiment de rencontre avec un autre.

Solaris – Andrei Tarkovski

Chez Tarkovski, on revient souvent à une observation de la nature. Les reflets dans l’eau, le vent dans un champ de blé… L’infini mystère du monde.

Les Zeppelin III

Le troisième album de ce groupe mythique. Adolescent, c’est avec eux et avec Jimi Hendrix que la musique s’est présentée à moi comme une expérience indépassable. Pourtant, ils représentaient déjà le passé. La musique, pour moi, a à voir avec le passé. Ce qu’on ramène du passé. Et bien sûr, l’existence d’enregistrements ne fait qu’amplifier cette sensation.

Les Noces – Igor Stravinsky

Les pianos utilisés comme des percussions. Les registres vocaux se télescopant. Le tout dans une danse vertigineuse.

Contrapunto dialettico alla mente – Luigi Nono

Je suis peu attiré par les musiques dites « acousmatiques ». L’instrument vibrant par l’action physique humaine a, de loin, ma préférence. Ici, comme dans le Gesang der Junglinge de Stockhausen, les voix sont au centre, d’où probablement mon attachement. J’ai découvert bien plus tard que cette œuvre de Nono était liée à une œuvre du 17ème siècle d’Adriano Banchieri !

L’incendie – Tarjei Vesaas

C’est par les mises en scène de Claude Régy que j’ai découvert cet auteur impressionnant. Ces représentations furent des expériences puissantes pour moi. L’incendie n’est sans doute pas l’œuvre la plus facile de Vesaas pour l’aborder, mais elle reste celle qui m’a le plus profondément marqué. Le roman est conduit aux confins de la poésie.

Le chant des chants – Henri Meschonnic

Ainsi Meschonnic traduit-il Le Cantique des Cantiques, dans une langue rocailleuse, goûteuse, violente et sinueuse. La pensée de la traduction selon Meschonnic m’a beaucoup occupé, pour ses équivalences avec la question d’interpréter des œuvres anciennes.

Avner the Eccentric – Avner Eisenberg

Pour terminer cette liste, si petite en regard de tout ce qui compte pour moi, un de ces grands artistes que je me plais à faire découvrir. La virtuosité côtoie la plus grande simplicité.

Pour suivre Les Présences

Le site ensemble Les Présences

Agenda

Vendredi 12 janvier 2024 à 20h, Temple de Pentemont – 106 rue de Grenelle, 75007 Paris

A écouter

Utrique Fidelis, Vendée traditionnelle et baroque, (label En Phases), Miguel Henry – Théorbe, guitare et direction, David Zubeldia – Chant et cornemuse, Jérôme van Waerbeke – Violon, Camélia Bichard – Violon, Laurie Bourgeois – Alto, Oda Ropion – Violoncelle, Marion Le Moal – Hautbois et flûtes, Julian Rincon – Basson, Arnaud de Pasquale – Clavecin, Laurent Sauron – Percussions

 

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