Culture
Le Carnet de lecture de Philippe Cassard, pianiste et traducteur de notes
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 22 octobre 2020
Intense actualité pour Philippe Cassard qui a fait de la transmission l’aiguillon de son engagement d’interprète. Le 24 octobre, le pianiste fête 200e de son émission Portraits de famille sur France Musique. Les 6 et 7 novembre, le chambriste entame une tournée Beethoven, avec l’intégrale des Trios, avec Anne Gastinel et David Grimal, et la 9ème Symphonie à 2 pianos avec Cédric Pescia, qu’il vient aussi d’enregistrer (laDolceVolta)
Du cinéma à l’œnologie, de France Musique à l’OBS, au regard de grand nombre de ses activités et de ses passions, Philippe Cassard ne peut être réduit à sa seule dimension de musicien professionnel. Même si sa discographie compte plus de 40 opus ! Cet humaniste assume sa singularité hédoniste qui donne une saveur si unique à tout ce qu’il partage, carnet de lecture en prime !
D’une histoire privée à un engagement humaniste
« Le piano et moi, c’est une histoire privée. J’ai un rapport de sensualité quasi obsessionnelle avec mon instrument. Sur scène, il m’appartient de façon exclusive. » Qu’il n’y ai pas de contresens dans cette sensualité assumée ! Elle traduit le rapport charnel avec la musique ! Loin de toute cage d’ivoire, le piano de Philippe Cassard n’est qu’un des médias qu’il utilise pour partager le meilleur d’un patrimoine culturel qui constitue sa vie, qu’il rend présent et de quelle manière ! Avec humilité, subtilité, finesse et cette élégance qui le caractérise.
Mais ce fils de franc-comtois assume investir le vin, le cinéma et la littérature de la même manière : « Ce n’est pas vous, interprète, qui arrivez avec un a priori sur la musique. Il faut trouver le chemin dans la forêt. Le cinéma m’y aide. Les films m’accompagnent et m’ouvrent des sentiers buissonniers. »
Une monde de sentiers buissonniers
L’ex-Premier Prix du prestigieux Concours Dublin en 1988 décline au pluriel son métier de pianiste. En musique de chambre ou en compagnon de chanteurs, il accompagne les plus grands, sans distinction de génération, d’instrument ou de répertoire ; de la soprano Natalie Dessay (une collaboration créative éclectique de Schubert à Legrand, en passant par Debussy), à ses complices Anne Gastinel et David Grimal pour une très stimulante intégrale des Trios de Beethoven, ou Cédric Pescia pour une plutôt rare – mais on comprend en écoutant la virtuose nécessaire – 9ème Symphonie à 2 pianos, en tournée et enregistrés chez la dolce volta.
Du concert à l’enregistrement, chaque facette de ce musicien est synonyme de don de soi, d’un sobre naturel, d’une irradiante curiosité. Cet irrépressible désir de transmission constitue la dynamique bienveillante de son émission Portraits de famille sur France Musique dont il fête 200e le 24 octobre, après avoir animé plus de 15 ans, une émission du même tonneau, ‘Notes du Traducteur‘. Et dans sa nouvelle collaboration dans L’OBS.
L’écoute dédoublée
Pour l’interprète, c’ est un tremplin ou une passerelle (surtout) entre autres pour vibrer, pour partager la beauté, qui existe aussi dans le cinéma ; il faut lire les entretiens d’ « Un pianiste au cinéma » publiés sous le titre Deux temps, trois mouvements » (Capricci, 2012). Les analyses éclaireront autant les mélomanes que les cinéphiles : « Chaque morceau a sa vie organique propre, sa narration avec ses pleins et ses déliés, ses moments où l’in file droit devant et d’autres où prendre le temps d’exprimer tel ou tel détail est nécessaire, vital pour la compréhension de l’ensemble. Il me semble qu’il en va de même pour la narration cinématographique. » (p.57)
On comprend au fil des écoutes, des livres et des articles de Philippe Cassard que l’essentiel, est d’abord poésie, imagination, ferveur et plaisir redoublés.. Autant d’occasions d’introspections nourrissantes, de mieux vivre et de transmettre une passion singulière de la vie.
Le Carnet de lecture de Philippe Cassard
Colette Journaliste (Seuil) : J’ai toujours adoré la styliste, gourmande et raffinée de la langue française : Le blé en herbe, Sido, La chatte, La naissance du jour… Ce livre m’a révélé la Colette journaliste, qui aura écrit des centaines de chroniques dans divers journaux, du Figaro à Marie-Claire en passant par Le Matin. Quelle plume, là-encore ! La sensualité des romans fait place à un style façon pointe-sèche mais où ne disparaît jamais son sens aigu de la formule brillantissime (« Le pianiste Cortot, noir comme un dièse »). On suit avec elle les méandres du procès d’une meurtrière, elle nous fait partager les soirées mondaines sur le Normandie lors de sa croisière inaugurale (« Tous feux allumés, le Normandie donne une fête aux invisibles »), laisse éclater son émerveillement devant New-York : « Passé le premier choc, le premier saisissement presque religieux qui nous tient muets devant New-York, dès le port, nous voilà heureux, familiarisés avec l’harmonie de ses jeux d’orgue, de ses gradins, de ses géantes termitières percées d’yeux miroitants ». Et c’est tout un monde, une époque, une société, un art de vivre qui resurgissent et se mettent en mouvement grâce à elle, en une sorte de tourbillonnement de noms et de lieux, les Jouvet, Arletty, Zola, Marguerite Moreno, les rues de Paris arpentées, la campagne ressourçante aimée, les mères des soldats partis à la guerre, la compagnie des animaux recherchée (une page poignante sur les pigeons de Paris…). Un livre merveilleux qui m’a transporté ailleurs, en ces temps d’immobilité contrainte.
Les CD de la jeune génération : Depuis la mi-septembre, j’écris une petite chronique pour L’OBS (ex Nouvel-Observateur), grâce à Jérôme Garcin, chef du service Culture. Manière de faire revenir la musique dite « classique » dans les colonnes de ce prestigieux hebdomadaire trois ans après le départ de Jacques Drillon, qui y collabora trente ans. A quelques exceptions près, il s’agit pour moi de parler de la jeune génération, bourrée de talents. Les pianistes Nathanaël Gouin, Alexandre Kantorow, Lukas Geniusas, Tanguy de Williencourt, l’altiste Adrien La Marca, le baryton allemand Samuel Hasselhorn, j’ai envie de les soutenir, eux et bien d’autres encore, de les recommander autant aux mélomanes qu’aux organisateurs de concerts. La crise sanitaire actuelle les a considérablement fragilisés, avec des annulations nombreuses de concerts, et tant d’incertitudes pour les mois à venir. Leur vie professionnelle se confond au plus intime avec la passion viscérale de leur art, ne l’oublions jamais. Et dans mes émissions Portraits de famille, sur France Musique, j’essaie là-aussi de parler d’eux dès que j’en ai la possibilité. Rien de plus naturel, au fond, que ce retour de balancier : lorsque nous avions 20 ou 25 ans, ma génération était heureuse du soutien de ses aînés.
Ingmar Bergman : Je suis un fou de cinéma depuis mon adolescence. Fellini, Kübrick, Tarkovsky, Bresson, Ophuls, Chaplin, Manckiewicz, Lang, Stroheim, Godard, Cassavetes… la liste est longue de mes réalisateurs d’élection, il en manque 50 pour être à peu près complet. Le choc Bergman, je l’ai éprouvé lors d’une rétrospective à la Cinémathèque (alors sise au Palais de Tokyo) au tout début des années 80. J’ai dû voir 35 films en quelques jours. Et Fanny et Alexandre n’était pas encore sorti ! J’ai choisi quatre de mes films préférés, ceux que je revois régulièrement (et cela a été le cas pendant le confinement), dont je connais chaque plan, chaque dialogue. Bergman est LE cinéaste des femmes, personne n’a jamais exploré leur Psyché comme il l’a fait, obsessionnellement et amoureusement, avec fascination, trouble, empathie, tendresse, ambivalence, mais toujours avec art. Jamais son regard et sa pensée ne cèdent à une quelconque trivialité et c’est ce qui en fait l’artiste-défenseur-des-femmes le plus universel et sans-doute le plus respecté. Et cependant, une série de documentaires sur Bergman, produits par la télévision suédoise, a montré un homme bien différent, au théâtre, pendant les tournages ou dans sa vie privée : volage, infidèle compulsif et peu respectueux, volontiers sadique, manipulateur, humiliant publiquement tel comédien, prêt à toutes les avanies pour écarter un cinéaste vu comme un rival potentiel. Un géant du septième art qui se conduit comme un petit monsieur…
Passages couverts de Paris – Paris Méconnu ! Ces deux livres (mais beaucoup d’autres encore) sont toujours à portée de main… Ce n’est pas très à la mode de dire cela, mais je me sens complètement citadin. Passer quelques jours à la campagne ne me procurera jamais autant de joies que de me promener dans Paris. Je n’ai pas mon permis de conduire et une peur irrationnelle m’empêche de circuler à vélo… Il me reste les transports en commun (vive le bus !) et la marche à pied. Lorsque je suis rentré au Conservatoire de Paris fin 1975, je logeais chez un couple de retraités passionnés de Paris. Tous les dimanches, j’arrivais de Besançon, ma ville natale, et je les rejoignais dans un quartier que nous arpentions de fond en comble, guides en main. A l’époque, il n’y avait pas de digicode. Pas une cour, pas une maison de ville invisible depuis la rue, pas un jardin intérieur n’a plus eu de secret pour nous. J’ai gardé et cultivé cet amour de la promenade dans Paris, dans tous les quartiers, et je n’oublie pas de lever la tête dans les rues : que de bizarreries architecturales ou de jolis éléments décoratifs nous réservent le haut des immeubles !
Depuis quelques années, j’ai la chance d’habiter à quelques mètres du Jardin du Luxembourg, le plus beau du monde. Oui, oui, je le dis très sérieusement : le plus beau du monde ! Il n’y a pas que les splendides massifs fleuris, la Fontaine Médicis, le Palais du Luxembourg et les arbres tri-centenaires à admirer, mais aussi une serre avec 400 espèces d’orchidées, une orangerie renfermant des dattiers des Canaries et des bigaradiers (produisant de petites oranges amères), des ruches en activité, quelques pieds de vignes Chasselas, des variétés rares de pommiers, un statuaire où la musique est représentée par Chopin et Beethoven…
Et savez-vous que dans le Jardin du Luxembourg se déroule chaque année le championnat du Jeu de Paume ? Qu’il s’y donne des cours d’arts martiaux, de tai-chi et de peinture ? Qu’il y a des aires de pétanque et des courts de tennis ? Des clubs de bridge et d’échecs ? Un théâtre de Guignol et un kiosque à musique avec de vrais petits concerts ? Pas un jour ne se passe sans que j’aille flâner dans cette réserve de beauté, de vie et de tranquillité joyeuse.
Samson François & Christian Ferras : Pour les besoins de mes émissions Portraits de famille, je relis les biographies de ces deux interprètes mythiques, génies de l’instant et des visions fulgurantes en concert, morts trop jeunes (46 ans pour Samson François en 1970, 49 ans pour Christian Ferras en 1982) d’avoir consumé leur vie par tous les côtés à la fois, même les pires… Lorsque mes parents m’emmenèrent à un concert pour la première fois, ce fut à un récital de Samson François, en septembre 1969 au Festival de Besançon. J’avais sept ans et garde quelques souvenirs visuels de cette soirée inaugurale. Il était déjà « ailleurs », Samson François, entre vie nocturne trépidante, alcool et cigarettes à haute dose, et très peu de travail, ce qui ne pardonne pas dans ce métier. Nous avions tous ses disques à la maison, et mes parents étaient le profil-type de son public, qui en avait fait un héros extraordinairement populaire : jeunes, modernes, frondeurs, désireux de s’initier à la musique « classique ».
A réécouter ses disques en studio (plus que ses « live » assez inégaux et déstabilisants), je me rends compte que Samson François a dégraissé Chopin, Schumann, Ravel et Debussy jusqu’à l’os, faisant fi des traditions, mais il y a ajouté un charme, une éloquence, une élégance princière et un sens narratif certainement hérités de son maître Alfred Cortot, mais auxquels il a imprimé sa marque, reconnaissable entre toutes.
Pour suivre Philippe Cassard
Son site Philippe Cassard
Portraits de famille sur France Musique
Beethoven, Intégrale des Trios, avec David Grimal et Anne Gastinel (cd ladolcevolta.com)
- 7 et 8 novembre Opéra de Dijon
- 7 décembre Théâtre des Bouffes du Nord
- 13 décembre Arles Le Méjan
Beethoven/Liszt 9ème Symphonie à 2 pianos avec Cédric Pescia (cd ladolcevolta.com)
- 14 novembre Paris Collège des Bernardins,
- 19 novembre Saint-Émilion, Les Grandes heures de saint-Emilion
- 10 décembre Metz, Cité Musicale
- 20 décembre Soissons, Cité de la Musique et de la Danse
Récital avec Karine Deshayes, Bizet, Duparc, Ravel, Fauré
- 11 décembre Périgueux
Beethoven, 4ème Concerto, avec l’Orchestre National de Bretagne, dir. Grant Llewellyn
- 16 décembre Couvent des Jacobins Rennes (35)
- 17 décembre, Théâtre de Lorient
A lire : Philippe Cassard. Deux temps, trois mouvements. Capricci/France Musique 2012, 16€
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