Culture

Le carnet de lecture de Yasmine Ghata, romancière, Le Testament du Prophète

Auteur : Patricia de Figueiredo
Article publié le 28 juillet 2023

Son 7e roman, Le Testament du Prophète (Bouquins) a remporté le Prix de la Closerie des Lilas 2023, décerné par un jury exclusivement féminin, présidé cette année par Dominique Bona. Yasmine Ghata y explore ses thèmes favoris, la transmission, l’écriture comme moyen d’évasion. Son récit prend des allures de « road movie », quand la chasse à la femme répudiée à l’échelle d’un village libanais où la modernité n’a pas eu le temps de se fixer, tourne à la revanche intime. Son carnet de lecture dévoile ses inspirations et ses admirations.

L’écriture source de soulagement et d’émancipation

Passionnée par les arts islamiques, Yasmina Ghata a commencé des études d’histoire de l’art qui l’a entrainé à une exposition au Louvre sur la calligraphie ottomane. Et là, stupeur, elle découvre le nom de sa grand-mère paternelle qui venait de la rive asiatique d’Istanbul.
Yasmine se sent alors prise entre les arabesques de cette grand-mère et l’écriture féconde de sa mère, la célèbre poétesse Venus Khoury-Ghat (née en 1937,  grand prix de poésie de l’Académie française en 2009 et le prix Goncourt de la poésie en 2011 pour Où vont les arbres1.).

L’accouchement a été libératoire, j’ai retrouvé des informations sur mon père que j’ai peu connu et sa grand-mère était la dernière calligraphe turque. Cette femme était une avant-gardiste, elle a travaillé dans un monde d’hommes. La calligraphie s’est arrêtée avec l’arrivée d’Atatürk.

Yasmine Ghata auteure de sept romans dont Le Testament du Prophéte Bouquins Photo DR

« Je ne sais pas et ne saurai jamais si ce lieu est un ami. »

L’action se passe dans un village libanais, « Bécharré » qui veut dire ‘fort de Dieu’, « où ont grandi ma mère, mon oncle et ma tante. » En fait, le lieu semble immatériel, énigmatique.

J’aime bien le brouillard je trouve qu’on y distingue plus les formes que dans la clarté.
Je n’aime pas tout dire, tout détailler
.

Une romancière célèbre revient dans son village natal, accompagnée par une équipe de télévision. Mais l’accueil de la population s’avère des plus hostiles, lui reprochant d’avoir jadis sali la réputation du village, tout comme celui de son frère. L’avancée et le tournage deviennent une chasse à la femme répudiée. La modernité semble avoir passée son chemin de village éloigné de tout et rongé par des codes de l’honneur ancestraux.

Souvent mes romans parlent de transmission, de cette question de « qui sommes-nous par rapport à nos parents, nos ancêtres ? » et inversement ce qui se refuse dans cette transmission, le fardeau à porterJ’ai grandi dans l’écriture omniprésente, je suis fière de ma mère poète, pourtant à ses yeux, elle voyait son métier d’écrivaine comme un métier difficile. Ma tante également est célèbre au Liban.

Une âpreté viscérale

L’écriture de Yasmine Ghata colle à l’âpreté des paysages et à leur beauté sauvage, aux visages dessinés au couteau de ceux qui sont restés.

La pierre escarpée de la vallée et l’écorce lisse et luisante des cèdres me consolent et me mortifient, me revigorent et me minent. Il y a des forces cachées dans cette vallée, la nature y multiplie sans cesse ses apparences.
Dès mon plus jeune âge, elle m’a parlé avec ses mots, son alphabet de buissons et de baies, de cônes et d’épines.

Une langue généreuse, faite d’images et de chuchotements

Le roman croise une dette familiale et l’héritage du clan avec la recherche d’une femme qui s’est lancée dans l’écriture pour fuir le réel. Il fut encouragé par Khalil Gibran dont l’auteure revendique l’influence spirituelle, né et enterré à Becharré. Le titre rend hommage au plus célèbre ouvrage du mystique, Le Prophète.  Il est aussi une ode à l’émancipation féminine, même si le chemin face aux coutumes ancestrales qui règnent sur le village s’avère difficile.

Pourtant, sa langue généreuse et humaniste nous reste en mémoire longtemps après avoir refermé le livre aux drames et maux très puissants.

Le prochain roman ?

Yasmine annonce un changement dans ses sujets. « Je pense en avoir terminé avec les problématiques familiales et le choc des multiples pertes. Lino Ventura sera mon prochain personnage mais c’est encore un peu tôt pour que le dévoile l’intrigue ».

Il ne nous reste plus qu’à surveiller la sortie de cette prochaine parution.

#Patricia de Figueiredo

Le carnet de lecture de Yasmine Ghata

Le Horla, de Guy de Maupassant

 J’ai compris en lisant ce livre à quatorze ans la force de l’écriture. L’identification avec le personnage principal a été totale. Je sombrais dans la folie, ressentait hallucinations et emprise. Le format du journal intime renforçait le récit psychologique et l’enlisement du personnage dans la démence. Ce roman a été le premier d’une longue série, celui où j’ai compris le pouvoir des mots, le génie d’un écrivain.

Mon nom est rouge, d’Oran Pamuk

C’est le roman qui m’a donné envie d’écrire. Oran Pamuk a déclenché ce passage à l’acte. J’ai écrit La Nuit des Calligraphes (Fayard, 2004) grâce à lui.

J’ai adoré cette intrigue et ce huis-clos d’enlumineurs et de miniaturistes dans les ateliers du sultan. C’est une lecture exigeante et dense mais j’étais habitée en le lisant. Oran Pamuk a réveillé mes gênes… sans lui, je n’aurais jamais raconté l’histoire de ma grand-mère turque, Rikkat Kunt, une des seules femmes calligraphes en Turquie. C’est à ce moment-là, que j’ai compris que la fiction pouvait combler le récit empêché de mon ascendance.

Le grand cahier, d’Agota Kristof

Ce roman m’a marquée à vie. C’est l’histoire de deux jumeaux confiés à leur grand-mère pendant la guerre. Ils grandissent sans soin, sans affection auprès d’une vieille femme aigrie.

Le livre dévoile leurs apprentissages, leur autonomie et indépendance avec férocité. Il a quelque chose de monstrueux et de fascinant dans ce roman. On ne sort pas indemne de cette lecture.

Anima, de Wajdi Mouawad

La violence est omniprésente, je dirais même le narrateur de cette histoire. Un homme cherche l’assassin de sa femme dans un paysage hostile peuplé d’animaux à la fois ennemis et partenaires. C’est un roman sur la condition humaine, sa bestialité malgré la civilisation.

Ce livre est un coup de poing.

Pour suivre Yasmine Ghata

Bibliographie

  • La Nuit des calligraphes, éd. Fayard 2004, Rééd. Le livre de poche, 2006
  • Le Târ de mon père, éd. Fayard 2006, Rééd. Le livre de poche, 2009
  • Muettes, éd. Fayard 2010, Rééd. Le livre de poche, 2011
  • La Dernière Ligne, éd. Fayard, 2013
  • J’ai longtemps eu peur de la nuit, éd. Robert Laffont, 2016
  • Le Calame noir, éd. Robert Laffont, 2018

Pour en savoir plus sur le Prix de la Closerie des Lilas : Créé en 2007, le Prix de la Closerie des Lilas a pour mission de soutenir et faire connaître une littérature féminine de qualité. Par souci d’indépendance et d’ouverture, la volonté des fondatrices a été d’instituer, une présidence et un jury invité différents chaque année qui rassemblent des femmes du monde des arts, des lettres, de la presse, des sciences et de la politique. Amélie Nothomb, Leila Slimani, Laure Adler ont été présidente des dernières éditions.

Le Jury 2023 présidé par Dominique Bona, comprenait parmi ses membres : Lison Daniel, Zita d’Hauteville, Laurence Ferrari, Amanda Lear, Géraldine Pailhas et Vanessa Schneider. Quant à son jury permanent, il est constitué par Emmanuelle de Boysson, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Carole Chrétiennot, Stéphanie Janicot, Jessica Nelson et Tatiana de Rosnay.

Partager

Articles similaires

Le Carnet de lecture de Laetitia Le Guay-Brancovan, auteure et musicologue

Voir l'article

Le carnet de lecture de Mathieu Herzog, chef & Léo Doumène, directeur de Appassionato.

Voir l'article

Le carnet de lecture de Florentine Mulsant, compositrice

Voir l'article

Le carnet de lecture d’Hanna Salzenstein, violoncelliste, E il Violoncello suonò (Mirare)

Voir l'article