Culture
Le Carnet de lecture du Duo Jatekok, Adélaïde Panage et Naïri Badal, pianistes
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 19 novembre 2020
Les pianistes Adélaïde Panage et Naïri Badal ont choisi de nommer leur Duo Jatekok, « Jeux » en hongrois en hommage au compositeur Gyorgy Kurtág. Depuis 10 ans, et deux disques manifestes, le duo tient ses promesses de curiosité décomplexée, bousculant formats et genres musicaux pour donner une nouvelle fraîcheur à un répertoire qu’il ne cesse d’élargir.
De la musique à 4 mains


Duo Jatekok, jeux en hongrois © Thibault Stipal
Aucun des duos de piano ne raconte la même histoire humaine et musicale comme en témoignent celles du Duo Duo Berlinskai & Ancelle couple sur scène et à la ville, ou du Duo Tartini, plongeant dans la dynamique baroque. Celle d’ Adélaïde Panage et Naïri Badal tient autant à des racines familiales similaires, leurs deux grand-mères étaient professeur de musique qu’à leur rencontre précoce dans la classe de Brigitte Bouthinon-Dumas au Conservatoire Régional de Paris, amitié qui se prolonge au Conservatoire National Supérieur de Paris (CNSM).
Cette longue complicité musicale se fortifie au cours du master spécialisé pour deux pianos et quatre mains sous la direction de Claire Désert et Ami Flammer, et par une résidence avec le quatuor Artemis. Le Duo Jatekok est né officiellement pour un concours à Valberg en 2007. Il sera Lauréat de deux grands concours internationaux pour duo de pianos, Rome en 2011 et Gand en 2013
Le plaisir dans le jeu, la joie du mouvement audacieux
Le choix d’un nom constitue toujours une direction et un projet musical ; Jatèkok, « Jeux » en hongrois, c’est aussi le titre aussi d’une pièce de Gyorgy Kurtág (nè en 1926). Ce qu’en dit le roumain compositeur résume parfaitement la démarche du Duo : « l’idée de composer les Játékok (Jeux) est venue d’enfants jouant spontanément, d’enfants pour qui le piano représente encore un jouet. (…) C’est une invitation à expérimenter et non pas à apprendre « à jouer du piano ». Cela exige beaucoup de liberté et d’initiative de la part de l’interprète. »
Une liberté de ton et d’expressivité revendiquée
Elle se retrouve dans les premiers jalons de leur discographie. Avec des programmes d’un éclectisme assumé. Ici, le jeu compte et domine, loin des étiquettes jaunies, souvent éphémères.
Tout le sens du jeu
Ce qui frappe dans ces deux programmes, au-delà de la diversité des rythmes associés, c’est le concentré d’émotions que le Duo restitue dans un jeu concentré et épanoui, sans jamais se départir de ce je ne sais quoi de gourmand ou de riant. Pas d’esbroufe, ni d’artifice, mais le coté quasi jouissif d’approcher et de restituer au plus près la vitalité de ces musiques, qui rapprochées subtilement gagnent en force et profondeur.
Les Jatekok ne confondent pas liberté d’interpréter et respect du texte pour parvenir à une juste intensité expressive. Au-delà de la virtuosité rieuse des deux interprètes, c’est l’illusion parfaite de spontanéité qui naît de leur maîtrisé complice. Par leurs voies inédites, le Duo sait aller à l’essentiel sans perdre en route la dynamique de sa vocation ; garder une âme d’enfant face à la beauté de la musique.
De cette naïveté retrouvée, personne ne sort indifférent. Leur Carnet de lecture est de le même source.
Le Carnet de lecture d’Adélaïde Panage et Naïri Badal
[Naïri Badal] Les racines du ciel, de Romain Gary. Je rejoins Adélaïde sur cet auteur que j’ai découvert sur le tard, mais quel plaisir de le lire! J’adore son style, les sujets qu’il aborde dans ses livres, sa manière de travailler ses personnages. Les racines du ciel, c’est un livre magnifique qui aborde l’écologie et le respect des autres êtres vivants à travers la défense des éléphants. Il traite également de l’émancipation de l’Afrique vis-à-vis des colonisateurs et de l’homme blanc. C’est un « must read » !
[NB] La saga de l’amie prodigieuse, de Elena Ferrante. J’ai adoré me plonger dans cette fresque italienne, car c’est tout de même l’histoire d’un duo féminin ! Une certaine résonance en moi évidemment. J’ai aimé suivre le parcours de ces deux femmes, les voir grandir et évoluer dans une culture très machiste, faire leurs choix, s’affirmer dans un monde en mutation, les voir s’engager politiquement, suivre leur introspection et leurs questionnements les plus intimes. C’est fascinant cette amitié qui oscille entre l’admiration, l’émulation voire même l’affrontement.
[AP] Les nocturnes de Chopin par Barenboim (Universal DG). C’est mon premier Cd. Je ne viens pas d’une famille de musiciens. On écoutait peu de musique à la maison. J’ai reçu ce cd à Noël par l’une de mes tantes pour m’encourager dans mes études de musique car je venais de rentrer dans une classe à horaire aménagée en piano. Découvrir Chopin a été un plaisir immense dont je me rappelle encore. J’ai été aussi frappée par le design de la pochette et du CD de DG. J’ai gardé en moi cette envie enfantine de vouloir enregistrer pour ce label historique pour la musique classique.
[NB] Frauenliebe und leben, de Schumann par Brigitte Fassbaender. Je suis jalouse des chanteurs! Mais quelle chance ils ont! La voix est un pont entre la musique et la littérature. En plus ils doivent chanter dans pleins de langues différentes. C’est un métier passionnant. Et puis j’adore Schumann, c’est un compositeur qui va explorer l’âme humaine jusque dans la folie. J’ai beaucoup écouté ce disque, ça me rappelle mes années d’études.
[AP] Le Sacre du printemps de Boulez avec le Cleveland orchestra. Lors de nos débuts en duo, nous avons joué le Sacre du printemps pour célébrer le 100ème anniversaire de cette oeuvre. Dans nos études en piano classique, nous étudions peu d’oeuvres orchestrales vu l’immensité du répertoire de piano et ça a été un immense plaisir et choc pour moi de me confronter à ce chef d’oeuvre. Travailler la partition d’orchestre, retravailler la transcription de Stravinski, jouer cette danse sacrale hypnotique…Je pense que cette oeuvre a soudé d’autant plus notre duo car pour pouvoir jouer bien cette oeuvre et l’incorporer à deux, cela nécessite beaucoup de connections musicales et artistiques.
[NB] Concerto pour violon de Sibelius par Sergey Khatchatryian. Un compatriote arménien, pour moi la plus belle version de ce concerto! J’ai eu la chance de l’entendre en concert et c’était incroyable. Un son cristallin, une interprétation qui nous transporte, et une humilité sur scène exemplaire.
[AP] Ilo veyou, de Camille. Naïri m’a offert une place de spectacle pour aller écouter Camille à l’Olympia. Je ne la connaissais pas et ça a été une très belle découverte. Une musique différente bien sûr de ce que j’ai l’habitude de faire mais très inspirante d’un point de vue scénique, rythmique et énergique. On dit souvent à la fin de nos concerts en duo, que ce qui ressort le plus de notre jeu, c’est notre énergie, notre joie et notre dynamisme. C’est intéressant de voir comment une autre artiste puisse dégager également ces émotions mais d’une autre manière. Cette découverte m’a beaucoup ouvert sur les autres musiques et ce n’est pas pour rien qu’on est arrivée à jouer avec Rammstein!!


Pour suivre le Duo Jatekok
Le site du Duo Jatekok
Discographie
- Danses (Mirare 2015)
- Les Boys (Alpha Classics, 2018)
Interview à écouter
Le duo Jatekok fête ses 10 ans, Charlotte Latour, Radio Vinci autoroute
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