Gastronomie

Le lièvre « à la royale » ou comment courir plusieurs lièvres à la fois !

Auteur : Blandine Vié
Article publié le 15 octobre 2018 à 12 h 22 min – Mis à jour le 22 octobre 2018 à 10 h 15 min

Recette mythique s’il en est, le lièvre à la royale suscite chez les gourmets de tout poil une fascination quasi fantasmatique. Mais elle provoque aussi des débats interminables et des querelles de chapelle. Il se pourrait même qu’avec un commensal dont les papilles auraient une appréciation différente des vôtres le conflit puisse se régler sur le pré, pour exiger réparation d’une offense ressentie comme irréparable, toute gourmande soit-elle.

Le lièvre « à la royale » est un plat très riche qui tient à la fois de la daube et du civet puisqu’il mijote très longuement dans du vin et que sa sauce est liée au sang.
Mais comme nous allons le voir, de la plus paysanne à celle qui allait devenir « royale », les liens de parenté entre toutes les versions sont flagrants même si, comme dans toutes familles, ceux qui sont restés au pays — les « bouseux » diraient d’aucuns — et ceux qui sont montés au bourg — devenant ainsi des bourgeois — se chicanent en se renvoyant leurs valeurs à la tête.
Mais quelle que soit la recette, il faut d’abord choisir le lièvre qui trônera dans la braisière avant de garnir les assiettes (chaudes s’il vous plaît).

Le lièvre à la royale au restaurant
Le lièvre à la royale au restaurant Le Laurent. Photo © Alain Pégouret

Le lièvre est un mammifère rongeur qui fait partie de la famille des Léporidés. Il a longtemps été diabolisé parce que c’est un animal sauvage qu’on ne peut pas domestiquer mais aussi à cause de son ardente sexualité — sa saison des amours dure 7 mois, ce qui le rend évidemment d’une extrême fécondité — et de sa morphologie particulière. Le Deutéronome (XIV, 3-21) nous mettait déjà en garde : « Mais vous ne mangerez pas de ceux qui ruminent seulement, ou qui ont la corne fendue et le pied fourchu seulement. Ainsi, vous ne mangerez pas le chameau, le lièvre et le daman qui ruminent, mais qui n’ont pas la corne fendue : vous les regarderez comme impurs. » Pourtant les ongles du lièvre ne sont pas fendus et en fait, il ne rumine pas, il mastique. Mais de manière incessante, d’où la confusion !
Et surtout, il a sous la queue des orifices (les glandes périanales) qui ont longtemps été prises pour des anus supplémentaires ou des vulves, ce qui a fait dire qu’il était hermaphrodite. À propos de ces pertuis intrigants, en 1392, « Le Ménagier de Paris » disait : « Vous connaîtrez l’âge du lièvre aux trous qui sont dessous la queue, car pour autant de pertuis, tant d’ans. » Cela renforçait encore l’image d’une sexualité trouble mais nous ne vous conseillons pas cette astuce pour connaître l’âge du lièvre, pas plus que celle qui consiste à essayer de lui déchirer le cornet (l’oreille) pour savoir s’il est tendre. En revanche, préférez un lièvre blessé au train arrière plutôt qu’au flanc car ce dernier risque fort d’avoir perdu son sang et d’avoir le foie abîmé.
Toujours est-il que pour le cuisiner, il faut de préférence un mâle (bouquin) à poils roux de 6 à 7 livres, c’est-à-dire un lièvre qui a entre 8-9 mois à 1 an et qu’on appelle « trois-quarts » ou « conseiller ». C’est de loin le plus estimé des gourmets. Plus vieux et baptisé « capucin », sa chair risque d’être très sèche. Si toutefois on ne dispose que d’une femelle (hase), sa chair sera tendre jusqu’à 18 mois.

Le lièvre à la royale

Le lièvre à la royale de Bruno Verjus au restaurant Table. Photo © Bruno Verjus

Soulevons le lièvre des trois méthodes

1) La recette de terroir : le lièvre en « chabessal », méthode primitive
C’est l’ancêtre. On la préparait à l’est du Poitou et en Limousin où on l’appelait « lièvre en chabessal » (ou « cabessal » en Corrèze). Car il est indubitable que le lièvre dit « à la royale » a en fait d’humbles origines paysannes.
Il ne faut pas oublier qu’aux temps jadis, les forêts étaient seigneuriales et par le fait même, la chasse réservée aux seigneurs. Aussi le paysan n’avait-il que le droit de braconner… à condition de ne pas se faire prendre ! Ces lièvres de braconne qui constituaient une provende providentielle pour les gens de la campagne étaient pris aux collets, fils (aujourd’hui métalliques) d’environ 50 cm de long comportant un nœud coulant où l’animal vient s’étrangler. Ces lièvres-là n’avaient donc jamais de plombs dans leur chair. On les faisait mijoter dans du vin avec force aromates, notamment des alliacées. On peut d’ailleurs raisonnablement supposer que cette surprenante abondance d’oignons, d’échalotes et d’aulx avait pour but originel de masquer un fumet de sous-bois qui se serait révélé par trop compromettant sans cette précaution.
Cette recette très rustique connaissait déjà des variantes : ainsi par exemple, la version limousine privilégiait-elle le choix du vin blanc… ce qui change évidemment la donne pour le vin d’accompagnement. Et s’il n’est pas impossible que quelques champignons flanquassent le gibier, ce n’étaient jamais des truffes et la farce ne comportait pas non plus de foie gras, tout au plus les abats du lièvre, y compris ses poumons.
Quant au terme « chabessal », il provient du fait que le lièvre était toujours présenté arrondi en turban, par allusion à la forme et au nom du linge tordu en coiffe ronde que les femmes ajustaient sur leur tête pour porter la seille (le seau d’eau) : le « chabessal » ou « cabessal » en Quercy, terme qui tire peut-être son étymologie de cabeza, la tête.
Comme tous les autres plats longuement mijotés en ces régions, le lièvre en chabessal cuisait traditionnellement dans la tourtière, ustensile rond (ce qui explicite la forme donnée au lièvre) faisant office de cocotte et qu’on plaçait feu dessus feu dessous dans la cheminée, au milieu des braises. La cuisson en était menée jusqu’à ce que la chair du lièvre s’effilochât. L’usage était d’ailleurs de le servir chaud, à la cuillère, avec des croûtons aillés.

2) La recettes des princes, soit la « méthode périgourdine », revisitée par Antonin Carême et dite « lièvre à la royale »
Le Périgord jouxtant le Limousin, la recette conquit vite cette province où, dès le XVIIIe siècle, les forêts en étant prodigues, on eut tendance à rajouter des truffes un peu partout. Et comme si ça ne suffisait pas, le foie gras (d’abord d’oie) étant devenu une spécialité régionale, il vint lui aussi endimancher nombre de plats de la cuisine bourgeoise périgourdine. Car à la ville, il fallait montrer ses signes extérieurs de richesse jusque sur la table.
À la fin du XVIIIe siècle également, Antonin Carême, considéré comme le fondateur de la haute gastronomie — bien qu’il fût d’abord renommé comme pâtissier — fut surnommé « le roi des chefs et le chef des rois ». Ce fut d’ailleurs le premier à porter ce titre de « chef ». Carême fut un temps le cuisinier de Talleyrand, diplomate recevant à sa table toutes les cours royales d’Europe et la haute société parisienne. Or, c’est Talleyrand qui l’incita à se tourner vers la cuisine, lui lançant sans cesse de nouveaux défis. C’est ainsi que Carême, entre autres recettes extrêmement prestigieuses, aurait ennobli la recette du lièvre périgourdin en sophistiquant sa méthode de préparation à outrance : désossage, farce comportant des dés de foie gras, du filet de porc haché, des truffes hachées, de l’armagnac flambé, des aromates, des herbes et des épices, des œufs, le tout passé au tamis et étalé pour moitié à l’intérieur du lièvre entièrement désossé à cru et couché sur le dos. Sur ce lit, on dispose des tranches de foie gras et des lamelles de truffes à volonté, puis on étale le reste de la farce. Ensuite en roule le lièvre, on le barde, on le ficèle et on l’enveloppe dans une mousseline. Il est prêt pour rejoindre la braisière où l’attend déjà un fond de veau. On mouille encore avec du vin flambé puis on laisse mijoté 4 h à petit feu à couvert jusqu’à ce que la viande soit très moelleuse. On retire le lièvre avec précaution, on dégraisse et dépouille la sauce et lorsqu’elle est bien concentrée, on la lie avec le sang du lièvre, des jaunes d’œufs et à nouveau du foie gras passé au tamis. Pendant ce temps, on démaillote le lièvre de sa mousseline et de ses bardes. Il n’y a plus qu’à dresser sur un plat et à napper de la sauce délicieusement veloutée. Carême l’affublait encore de quenelles de gibier et de champignons farcis.
Il va sans dire que cette recette n’est malgré tout pas immuable et que chaque cuisinier l’interprète à sa façon. Aujourd’hui on sert généralement ce rouleau à l’assiette, découpé en disques.

3) Retour aux fondamentaux avec le lièvre « méthode poitevine », selon la recette à l’ancienne du sénateur Couteaux
Aristide Couteaux, né en 1835 à Usson-du-Poitou, journaliste et sénateur de son état, mais également gourmet impénitent, s’insurgea contre cette recette qu’il jugeait outrageusement trahie. Homme politique très impliqué dans sa région, c’est cependant à cause de sa recette de lièvre à la royale qu’il est passé à la postérité.
Écrivant des chroniques baptisées « La vie à la campagne » au journal Le Temps, il y publia sa recette le 28 novembre 1898. Avec un succès retentissant.
Le sénateur Couteaux était en fait revenu à la recette de terroir, la débarrassant des truffes et du foie gras qu’il jugeait hérétiques, mais en la modernisant et en lui apportant néanmoins beaucoup de finesse. Le lièvre dépouillé a la tête coupée au ras des épaules, est enveloppé de bardes et est cuit dans la daubière avec de la graisse d’oie, des carottes, 4 oignons, 20 gousses d’ail et 40 échalotes et bien sûr un bon vin rouge. Pendant la cuisson, on prépare un hachis avec du lard, les abats (y compris la cervelle et les joues de la tête) et encore 10 gousse d’ail et 20 échalotes. Mais ces aromates ne sont pas simplement ciselés, ils sont hachés finement jusqu’à consistance de purée, ce qui a son importance.
Après 3 h de cuisson à feu doux, le lièvre est retiré et désossé. Puis on remet tout ce qu’on prélève (os compris) dans la cocotte, on foule bien le tout au pilon et on incorpore le hachis. On mouille à nouveau avec du vin flambé, on réintroduit le chair du lièvre dans le coulis et c’est reparti pour 1 h 30 de mijotage très doux. On cuit bien sûr à couvert mais on dégraisse et dépouille la sauce au fur et à mesure. Enfin, 15 minutes avant la fin de cuisson, on lie la sauce avec le sang en fouettant et on ajuste l’assaisonnement. Il ne reste plus qu’à verser cette compotée dans un plat creux en éliminant tous les os.
Pour cette recette étonnante, il ne faut pas avoir peur de la quantité impressionnante d’alliacées qui donnent au contraire une consistance de velours à la sauce. D’autant que le long temps de cuisson atténue considérablement la puissance de leurs parfums et a plutôt une action sur la texture.

Le lièvre à la royale d’Alain Pégouret
Le lièvre à la royale d’Alain Pégouret au restaurent Laurent. Photo © Alain Pégouret

En guise de conclusion

Nous nous garderons bien, comme le fit Ali Bab dans sa « Gastronomie Pratique » (Flammarion, 1928) de départager ces trois méthodes qui connaissent elles-mêmes de nombreuses variations. Mais lui, qui privilégiait la préparation façon Carême fut assez intraitable en terminant sa recette par ce commentaire : « Ce plat, royal, laisse loin derrière lui les préparations sans finesse dites « à la royale », tombant en purée, dans lesquelles il est fait une véritable débauche d’échalotes, d’oignons et d’ail. »
Ce fut pourtant la recette du sénateur Couteaux que le Poitevin Joël Robuchon choisit pour son chef d’œuvre quand il fit son tour de France Chez les Compagnons du Devoir et c’est aussi celle que Paul Bocuse avait choisi de servir dans son auberge.
Quand on vous disait que ces duels culinaires pouvaient se finir sur le pré !

Quelques suggestions de vins et d’adresses pour déguster

En 2018, l’ouverture de la chasse au lièvre va du 14 octobre au 30 novembre

Savourer

  • Taillevent** (David Bizet), 15 rue Lamennais, 75008 Paris – Tél. 01 44 95 15 01 – Ouvert de 12 à…

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