Culture

Le miroir du trichoptère d’Hubert Duprat, entre énigme et émerveillement encyclopédique

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro

Article publié le 9 janvier 2021

[Exposition de son fauteuil] La première rétrospective d’Hubert Duprat au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris devait permettre à ce génial artiste-chercheur de sortir de la bibliothèque dans laquelle il se confinait volontairement. En attendant que les conditions sanitaires permettent la réouverture du MAM, retour sur une prospection encyclopédique de près de 40 ans, encapsulée dans son Livre-œuvre, Miroir du Trichoptère.

Une œuvre pensée à rebours

Hubert Duprat Lattara-Lattes (Musée Henri Prades 2013) @ Luc Jennepin

Archéologue-amateur éclairé féru de la période gallo-romaine, tout intéresse Hubert Duprat aujourd’hui sans atelier.  Né en 1957 à Nérac, Lot-et-Garonne cet artiste autodidacte vit et travaille à Sauzet proche de Nîmes. Littérature, histoire, sciences, histoire de l’art nourrissent depuis toujours cette personnalité discrète qui n’aime pas trop l’idée de se confier.

Même s’il peut être intarissable sur son œuvre, il vous demande de ne pas le citer car il ne veut savoir ses propos rapportés. Il préfère être en retrait pour laisser à son public et aux professionnels l’exégèse de ses œuvres. Un non-dit qui triomphe. Tout en refusant les partitions hiérarchiques entre arts majeurs et mineurs, entre ce qui serait de « bon » ou de « mauvais » goût, c’est sa manière de contourner le pouvoir d’intimidation qu’exerce l’art.

Les frontières de ses « sculptures-constructions », difficiles à délimiter

Hubert Duprat La verrière (Hermes Bruxelles 2014) @ Fabien de Cugnac

Dire de lui qu’il est un sculpteur serait réducteur. Il passe de l’infiniment petit à l’infiniment grand, pouvant se transformer en architecte, en usant des répertoires classiques tout en nous confrontant aussi à la science-fiction. Ses sculptures n’hésitent pas à faire appel aux talents du marqueteur, du mosaïste, du potier, du maçon ou du tailleur de pierre préhistorique.  Ses « constructions » sont liées aux propriétés des éléments qu’il utilise. « Son originalité est que l’œuvre s’impose d’abord à lui, suggère son galeriste Olivier Antoine. Puis, à rebours, il essaye de retrouver la généalogie de la pièce qu’il vient de créer. »

La dimension archéologique de l’œuvre

Volos Hubert Duprat @ Hubert Duprat

Présentant son livre Pour en finir avec la Nature Morte (lire Singulars), Laurence Bertrand Dorléac fait un parallèle entre les haches votives dessinées au Cairn de Gavrinis (golfe du Morbihan) et Volos  présentée par Hubert Duprat dans son exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Il s’agit d’un pain d’argile ordinaire, conservé dans son emballage d’origine, prêt à l’usage (?), posé verticalement, dans lequel est fichée une hache polie en pierre sombre datant du Néolithique (- 6000 à – 3000 ans), trouvaille de l’artiste durant son adolescence à Buzet-sur-Baïse (Lot-et-Garonne). L’ensemble constitue un personnage stylisé (buste humain ?) comme une figurine néolithique mais aussi un fétiche modeste énigmatique (relique votive ou simple outil excavé ?), un ready-made, intertemporel et rituel. Faut-il y trouver une valeur divine ou magique reliant le monde matériel et spirituel, qui atteste l’attachement de l’artiste à la préhistoire et la valeur qu’il accorde aux vestiges ?

Un ready « to-be » made

Hubert Duprat Serie les bêtes (1992-1999) silex @ fabrice Gousset

« Sur les plans conceptuel et matériel, cet objet accorde dialectiquement l’inertie et la force. Il est imminence, suggérant toutes les formations et les déformations possibles. Il est latence, promesse, en attente de mains ou d’outils qui viendraient lui conférer un usage ou le transformer en une figure. Au stade du choix, il reste ready’to-be’made » écrit pertinemment Natacha Pugnet dans le livre qu’elle a dédié à ‘Volos’ aux éditions Fage. Comme pour beaucoup d’autres de ses œuvres, ce petit objet-collage est une manière qu’a Hubert Duprat de relier l’œuvre d’art aux cultures, aux croyances, aux rêves et fictions donnant une épaisseur historique et anthropologique à beaucoup de ses réemplois et de ses appropriations. Et éclaire cette citation d’Aristote « L’art imite et parachève les mouvements que la nature ne mène pas toujours jusqu’à leur fin. » 

Le trichoptère ou le geste inouï de dessaisissement de l’Artiste 

Trichoptère et leur fourreau, modèle déposé à l’INPI @ Hubert Duprat

Dès la fin des années 1970, Hubert Duprat se fait remarquer par un véritable manifeste conceptuel ; avec la mise en scène des capacités constructives de la larve du trichoptère, appelé aussi phrygane ou porte-bois. Ces larves (répugnantes) communes, vivant en eau douce, ont pour particularité de construire un fourreau destiné à protéger les différents stades de leur nymphose avant leur envol. Elles élaborent un habitat temporaire à partir de petits cailloux, de brindilles, de coquilles ou de feuillages. Hubert Duprat met à leur disposition des paillettes d’or, un assortiment de cabochons de turquoise, d’émeraude, de saphir, de rubis, d’opale, de lapis lazuli, de corail, voire de petits diamants taillés et enfin de perles baroques, récoltant au terme de leur transformation des « étuis-œuvres ».

De l’aléatoire à la propriété industrielle

Hubert Duprat tube de Trichoptère @ Hubert Duprat

Se confronter et associer l’aléatoire, la lenteur et l’attente transforme la place et la figure de l’artiste. Tout autant abuseur, voyeur et opportuniste, Duprat renonce à toute paternité exclusive de l’œuvre, tout en déposant un Brevet d’invention qu’il obtient de la part de l’INPI (Institut National de la propriété industrielle). Entre provocation et émulation créative, ce trublion des normes s’inscrit dans les pas des recherches de Miss Elizabeth Mary Smee, une jeune anglaise qui en 1863 a réalisé toute une série d’expériences similaires entre « réalisme magique » et imaginaire goguenard à la Jorge Luis Borges (1899-1986) : « Miss Smee, it’s me. »

De la bibliothèque borgéene au livre-œuvre

Miroir du Trichoptere, Hubert Duprat, Fage éd. 628 p.

L’artiste a donné une extension spectaculaire à ce projet en réalisant le film « Education du trichoptère » et en compilant toutes les connaissances lui ayant trait. Cette boulimie d’exhaustivité l’a mené à créer et à mettre à disposition au public sa bibliothèque, fruit de 30 ans de recherches : deux mille ouvrages, gravures, photographies, objets et films consultables au sein de la rétrospective du musée d’Art moderne de Paris.

Mais ce à quoi Hubert Duprat tient aujourd’hui le plus est l’imposant livre-oeuvre « Miroir du trichoptère » (Fage Éditions) dont le texte d’introduction affirme que malgré ses plus de 600 pages le livre dit « presque tout sur presque rien », ni anthologie de publications, ni catalogue raisonné. C’est en fait un « thesaurus » encyclopédique in process sans vocation d’exhaustivité, comme une architecture conceptuelle d’un recueil de morceaux choisis pour la rétrospective d’une œuvre. Avec ce projet éditorial, Hubert Duprat confirme le processus créatif d’un ‘faire-bibliothèque’ comme acte sculptural de révélation et de modelage de la pensée. Il s’agit d’une « invention » au sens archéologique du terme.

Un inventaire à la Prévert

Miroir du trichoptère salle d’expo MAM-Paris @ MAM 2020

Si les trichoptères ont donné une aura à l’œuvre d’Hubert Duprat, il est presque impossible de rendre compte de la réalité de tous les autres champs anthropologiques qu’elle aborde.  Les assemblages, jeux de correspondances imprévisibles, les ‘cassé-recollés’ … fourmillent de références à la préhistoire, l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance… La liste des matières utilisées dans les œuvres d’Hubert Duprat pourrait aussi se comparer à l’inventaire de Jacques Prévert (1900-1977) qu’ LAtlas Mnémosyne de l’historien d’art allemand Aby Warburg (1866-1929) où se confondent le précieux et l’industriel : polystyrène et galuchat, entrelacs de méplat de cuivre et plâtre, cristaux de calcite optique ou de roche, plaquettes d’os ou d’ambre de la Baltique, hématites roulées, corail rouge de méditerranée et mie de pain, pneu et incrustation de diamants bruts… jusqu’au impacts de tirs… Tout est extrêmement travaillé, orchestré mais plus complexe qu’il ne donne à voir à première vue.

Fictions et énigmes

Miroir du trichoptère salle d’expo MAM-Paris @ MAM 2020

« La relation de Duprat au matériau est retorse. écrit Patricia Falguière dans le catalogue de l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Aux opérations savantes de gainage, de sertissage ou de marqueterie qu’il tire de ce qu’on nommait naguère les arts appliqués ou les arts décoratifs, il emprunte aussi leur principe de dissimulation. Il y a toujours du caché dans ses pièces… Il y a du process, mais on n’est jamais sûr de l’identifier… De la production, Duprat livre le légendaire. Ce qui permet de composer des images, ce qui fait choc, énigme, merveille… le principe premier de l’art de produire, la logique du matériau et des gestes qu’il commande devant servir de guide à toute mise en forme… L’art de produire est irrémédiablement entré dans l’ère de l’énigme. Hubert Duprat agence ses matériaux comme autant de fictions. »

Une réflexion sur la sculpture

Aucune chronologie dans une œuvre si protéiformes ou aucune identité stylistique n’est repérable. Des photographies témoignent de son appartement-atelier transformé en camera obscura présentant les images renversées de son monde extérieur. Ses œuvres architecturales, plafonds en tubes de PVC de diamètres différents ou en mosaïques de mica, ses reconstitutions architecturales en béton viennent défier les lois de l’apesanteur dont l’inutile monumentalité en suspens contraste avec la fragilité des tubes de trichoptère…impossible de rendre compte de ce cabinet de curiosité infini.

Le désir de totalité

« J’ai un fantasme de totalité et de densité maximum […] le désir d’un travail encyclopédique, de recouper les champs. »  Si l’artiste glaneur parle peu, il faut se fier à ses quelques rares indications. « Dans son désir de « recouper les champs », concilie arts majeurs et mineurs dont sont absents les beaux-arts des XIXe et XXe siècles. Ce corpus fondateur, dont le Miroir du Trichoptère constitue l’une des ramifications les plus élaborées, est indissociable de la production. Il cristallise le « désir de totalité » de l’artiste. Révélateur d’une anthropologie, il enracine l’œuvre et la diffuse bien au-delà de son spectre » conclue Jessica Castex, la commissaire de l’exposition dans le livre qui lui est dédié. Si on peut dire, la pandémie va bien à une œuvre qui fait fi du temps, ces quelques lignes sont un modeste apéritif au plat de consistance qui vous attend au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
Vivement la réouverture !

Pour suivre Hubert Duprat

Hubert Duprat Corail @ Remi Chauvin

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