Culture

Le relais de trois générations de Yunes pour valoriser une collection encyclopédique

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 27 aout 2021

[Initiatives de collectionneurs] C’est l’histoire d’une dynastie culturelle brésilienne. Après la disparition de Jorge Yunes en 2018 la monumentale collection encyclopédique familiale est devenue l’aventure d’un ‘matriarcat’ de trois générations de femmes investies d’une mission culturelle. Ivani, Beatriz et Camila s’activent pour valoriser, montrer et transformer la CIJY en plusieurs projets philanthropiques et dynamiques pour mieux transmette l’art des origines et partager celui de demain.

Aucun droit, mais seulement un devoir : partager et transmettre 

Ivani, Beatriz et Camila, trois générations de Yunes family. photographie de la famille

L’amour de l’art est indubitablement dans l’ADN de cette famille brésilienne. A la passion débordante et souriante pour collectionner, qui était comme une respiration chez Ivani et Jorge Yunes, vient en échos celle de leur fille, Beatriz Yunes Guarita. Tout en collectionnant à titre personnel l’art contemporain, en bon chef d’orchestre culturel, cette dernière met en ordre depuis 2017 les trésors de la CIJY (Collection Ivani et Jorge Yunes) dont elle est l’ambassadrice auprès des institutions nationales et internationales. ‘Tombée dedans’ quand elle était petite, la fille de Beatriz, Camila, a pris naturellement le pli en y ajoutant une touche très personnelle avec le projet ‘Caixa Pandora’ qui invite des artistes contemporains à dialoguer sur place avec cette collection exceptionnelle.  De quoi faire prolonger et projeter la CIJY dans l’avenir !

Plantons le cadre : le château Yunes et son jardin

 Entre son architecture et sa taille, la maison qui abrite la CIJY qui fut construite en 1935 par l’architecte franco-brésilien Jacques Pilon (1905-1962), a l’aspect d’un château. Cette grande demeure a le mérite d’être dans un des couloirs culturels du quartier Jardim Europa de la ville de São Paulo. Elle fut connue comme la ‘Casa de Manchete’, d’après le titre de l’un des magazines de l’éditeur Adolpho Bloch qui fut son propriétaire avant qu’Ivani et Jorge Yunes l’achète dans les années 1990. Ils l’ont agrandie pour abriter une partie de la collection et ajouter une chapelle. Les jardins sont du génial paysagiste Roberto Burle Marx (1909-1994).

 CIJY, la collection des collections 

Think Big ! Chez les Yunes ont voit la vie en rose, en grand et en nombre ! Avec un appétit démesuré pour la culture et toutes les formes d’art dans la grande tradition des collectionneurs universels. En 50 ans Jorge et Ivani Yunes ont réuni, aux cours de leurs nombreux voyages et coups de cœur chez les antiquaires et maisons de ventes, environ 90.000 objets, peintures, sculptures de toutes époques et venant des cinq continents.

Marbres grecs, peintures, archéologie, arts de tous les continents, la CIJY, la collection des collections Photo DR

Difficile dés lors de rendre compte fidèlement dans un seul article d’une collection universelle qui tient autant d’un mini-Louvre que d’un gigantesque Cabinet de curiosités où se côtoient pèle mêle des ivoires et des chryséléphantines, une crèche napolitaine, de très nombreux objets religieux de toutes les parties du monde (calices, encensoirs, crucifix, livres d’heures, peintures de retable de la Renaissance ..), de verres (Gallé en tête), des livres rares, des instruments de musique de tous les horizons, d’innombrables tankards, des icônes de toutes époques et de tous pays…L’Asie, l’art Africain, l’Espagne coloniale sont bien représentés dans cet ensemble babelesque étourdissant qui va du IIIe siècle avant J.C. aux années 1970.

Pendant les nombreuses années de la croissance de la collection, le château fut un écrin et un creuset pour les cours d’histoire de l’art donnés pour la famille et la 20aine d’amis amateurs. Chez les Yunes il est toujours question de curiosité et d’inclusion.

Une répartition des rôles bien huilée

Après la disparition abrupte de Jorge Yunes en 2018, la collection est entrée dans un immense défi d’inventaire, de catalogage, et de documentation… Désormais, les milliers d’œuvres sont répertoriés en 22 sections par une équipe interdisciplinaire de conservateurs, spécialistes, restaurateurs.  La gouvernance a été répartie en très bonne intelligence : Ivani Yunes est Présidente honoraire de la collection, Beatriz Yunes Guarita, Présidente et commissaire en chef et Camila Yunes Guarita en tête des nouveaux projets.

Une collection qui accueille

Vik projet Caixa de Pandora Kura ArtePhoto Everton Ballardin

Si les Yunes aiment collectionner, ils aiment tout autant partager. Ils ont toujours répondu favorablement aux demandes de prêts des commissaires d’expositions nationales et internationales. La collection étant dans une résidence privée, la CIJY n’est pas ouverte au public.

Cependant, la porte est toujours grande ouverte et la famille encourage fortement son interface avec les institutions muséologiques et les universités tant au Brésil qu’à l’étranger. Les chercheurs, les étudiants sont toujours bienvenus. Et il ne faut jamais hésiter à proposer une idée nouvelle, avec l’ouverte d’esprit de cette famille, elle peut parfaitement être retenue !

Un devoir civique de participer, d’échanger et de donner.

Ana Dias Batista, projet Caixa de Pandora Kura Arte en 2018 Photo Everton Ballardin

Chez les Yunes on a des idées à la pelle. Avec la Pinacoteca de São Paulo, la CIJY a lancé un modèle de collaboration novateur inédit au Brésil.  A compter du début 2021 et ce pour deux ans, la collection a embauché sur ses frais un conservateur qui travaillera pour la Pinacothèque en dialogue avec elle. Après avoir reçu 261 candidatures venant des quatre coins du monde c’est la brésilienne Horrana de Kassia Santoz qui a été retenue par une commission mixte composée de représentants de la Pinacothèque et de la CIJY.  La générosité fait aussi partie des caractéristiques de la famille qui a fait en 2020 une importante donation de ses œuvres d’art de l’Afrique au MON de Curitiba. Cette première donation sera suivie par d’autres qui sont dans la dynamique des futurs projets à venir.

Beatriz, Chef d’orchestre

Paulo Pjota projet Caixa de Pandora Kura Arte en 2019 Photo Everton Ballardin

Beatriz a été chargée de relever un double défi : la ‘mise en vie’ d’un prodigieux fonds qui s’arrête au milieu du XXe siècle, en veillant à la bonne marche des inventaires, des prêts et des donations. Elle s’appuie sur une équipe de spécialistes consolidée à 10 personnes (après avoir été plus de 30). Mais la famille tenait aussi à inscrire et relier la CIJY dans l’art d’aujourd’hui. C’est là que sa passion de collectionneuse d’aujourd’hui entre en scène, tout comme celle de sa fille Camila.

Pris par le virus familial (visiblement sans remède possible) Beatriz s’est toujours tournée vers l’art de sa génération avec la vision universelle caractéristique des gènes familiaux et la même passion débordante. Dans sa maison, voisine de la CIJY, les œuvres accrochées aux murs sont à 80% celles d’artistes internationaux et 20% sont de brésiliens. Se côtoient ainsi Tomas Saraceno, Gilbert & George, Daniel Buren, Yayoi Kusama, François Morellet, Carlos Garaigoa… avec les Brésiliens Alfredo Volpi, Iole de freitas, Tunga ou encore Sergio Camargo.

et ambassadrice culturelle

Première collectionneuse d’Amérique latine à y être invitée, Beatriz fait partie depuis 2004 du conseil d’administration du MNAM-Centre Pompidou. En bonne ambassadrice du Brésil, avec Catherine Petitgas, célèbre collectionneuse française basée à Londres, elles ont élaboré et financent un projet qui permet d’inclure des artistes d’Amérique Latine dans les collections. Cela a été le cas avec Cicéro Dias ou encore avec les artistes designers, les frères Campana. Bien entendu elle est aussi impliquée avec les amis du Palais de Tokyo à Paris. Au Brésil, on retrouve naturellement son beau sourire généreux et enthousiaste dans le conseil d’administration de la Pinacoteca, dans les groupes de mécènes du MAM, MASP, l’InstitutoTomie Ohtake et le MON de Curitiba (sa mère, bien entendu, soutient ces mêmes musées brésiliens).

Au plus près de la création

Barrão projet Caixa de Pandora Kura Arte en 2018 Photo Everton Ballardin

Pour celle qui a toujours accompagné ses parents dans leurs voyages et leurs achats, l’art est une porte d’entrée qui permet tous les dialogues possibles. Il rassemble les uns et les autres et pose toujours de nouvelles questions qui peuvent aller jusqu’à déranger. C’est ce qu’elle aime et encore plus l’interaction avec les artistes : « Avec eux, j’ai appris que l’œuvre est plus que ce que l’on voit » confie-t-elle à Singular’s, consciente que l’achat n’est qu’une des facettes de la richesse du monde de l’art. C’est pour cela qu’elle soutient les artistes dans leur processus de création. Quant à l’avenir de la CIJY elle pense que « c’est un devoir civique de partager la collection, donnant ainsi la possibilité aux œuvres d’art d’être vues par un public le plus élargi possible, générant ainsi des recherches et de nouveaux dialogues. »

 Kura Arte, le tremplin de Camila

Dans la grande majorité des cas, une collection d’art est la passion exclusive d’un homme, d’une femme ou d’un couple. Il est rare que la transmission soit acquise, les descendants se sentant souvent exclus de ce qui leurs semble la chasse gardée de leurs parents. C’est tout le contraire chez les Yunes, où nous assistons à un accélérateur de particules !

Après avoir bien pris en main le témoin de cette course de relais culturelle, Beatriz l’a passé à sa fille Camila qui est entrée dans la danse en fondant en 2018, Kura Arte, une société de conseil en art dont l’objectif principal est d’élargir l’accès à la culture. Elle favorise le dialogue entre les différents acteurs du monde de l’art, collectionneurs, artistes, galeries et institutions, cette autre famille qu’elle connait sur le bout des doigts depuis toujours.

Les chiens ne font pas des chats

Kura Arte, by Camila Yunes Guarita acceuil du site

Avec un dynamisme atavique, Camila est devenue une jongleuse d’acculturation entre les continents, une véritable magicienne transculturelle dont les actions semblent omniprésentes.  Animée par la mission de former de véritables amateurs d’art, Kura Arte est une entreprise réunissant 12 amazones de l’art spécialisées en conseil artistique et d’aide personnalisée pour les collectionneurs. Ses activités comprennent aussi le catalogage numérique de collections, l’accompagnement d’artistes (Suivi du processus créatif. Discussions conceptuelles sur le travail. Création de portefolios. Elaboration de textes critiques d’œuvres, de projets et d’expositions. Inscription dans les résidences. Assistance au développement de projets…).
Sans oublier une ribambelle de projets spéciaux : c’est ainsi que, entre-autre, Kura Arte est partenaire du Groupe Iguatemi, (connu pour ses grands malls de marques de luxe) pour lequel elle propose des œuvres pour les espaces publics mais aussi des cours, des voyages internationaux et des visites guidées de foires et d’expositions ; elle monte des expositions pour BNPPARIBAS et d’autres facilitant un dialogue entre art et mode à la boutique Pinga…

Pandora’s Box, la carte blanche du CIJY aux créateurs

Regina Silveira projet Caixa de Pandora Kura Arte 2020 Photo Everton Ballardin

Vous vous en doutiez déjà, Camila ne pouvait pas ne rien inventer pour la CIJY. Avec la bénédiction familiale, est ainsi ‘naturellement’ né le projet Pandora’s Box y amenant l’art contemporain, seul maillon qui manquait à cette incroyable généalogie artistique. Chaque édition comprend une exposition inédite d’un artiste contemporain (pour le moment brésilien), réalisée après que l’artiste ait été immergé dans l’immensité variée de la CIJY.

Depuis 2018, Kura a organisé cinq éditions du projet : après les propositions de Barrão, Ana Dias Batista, Vik Muniz, Paulo Nimer Jota, aujourd’hui, Regina Silveira est à l’oeuvre, qui dispose aussi d’ une place de choix dans la Biennale de São Paulo qui ouvre ses portes le 3 septembre). Cette partie mériterait un article à part entière tant ce dialogue entre ces artistes et l’univers Yunes fonctionne parfaitement bien et a créé de nouveaux circuits de visite dans une collection impossible à découvrir en une fois.

Du fonds au lieu d’histoires à raconter

Avec un dynamisme, une générosité et une passion rares, ces trois femmes d’exception ont su chacune à leur manière, en se complétant parfaitement, donner une vie à une collection qui devient donc le lieu d’histoires à raconter, de valorisation efficace des œuvres et d’échanges comme il en existe même peu dans les institutions publiques. Elles n’ont certainement pas dit leur dernier mot et nous attendons avec impatience d’être surpris et éblouis par leurs futures trouvailles.

Pour suivre les projets de la CIJY

Partager

Articles similaires

Jean-Michel Othoniel, L’œil de la Nuit (O olho da noite) (MON de Curitiba, Brésil)

Voir l'article

Luiz Zerbini, Afinidades III, Cochicho (Museu Oscar Niemeyer Curitiba, Brésil)

Voir l'article

Le carnet de lecture de Sabine André-Donnot, plasticienne

Voir l'article

The infinite woman, Femmes Nabis, Cheval en liberté, Fontana, Lalique, Lavier, … six belles expositions en région à ne pas rater

Voir l'article