Culture
Avec des objets pervertis, les frères Campana alertent sur les métamorphoses du monde
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 10 aout 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Leur succès comme designers ne doit pas occulter l’inspiration de ces magiciens de matériaux récupérés, détournés et réinventés. Les deux frères brésiliens Fernando et Humberto Campana assument une anthropophagie des cultures populaires et occidentales pour mieux lancer des alertes sur les métamorphoses du monde. Ces deux amis de la France ont toutes leur place dans l’exposition Face à Arcimboldo au Pompidou Metz jusqu’au 22 novembre.
Être en phase avec son époque
Le premier refusait de porter des chaussures et affirmait qu’il voulait être un Indien d’Amazonie. C’est Humberto né en 1953. Le second rêvait de devenir astronaute, Fernando né en 1961. Pour ceux qui ont la tête pleine de songes, et d’utopie, aucune histoire n’est jamais écrite à l’avance et aucun rêve ne reste longtemps derrière la porte. La ‘success story’ Campana n’était pas préméditée et semble avoir dépassée leurs propres vœux.
A la fin des années 1970, diplôme en Droit en poche, Humberto quitte la carrière juridique et la baroque Bahia pour retourner à São Paulo avec comme mantra de « gagner sa vie avec ses mains ». Il commence ainsi à participer à des ateliers de sculpture sur fer et terre cuite. Très vite un petit atelier de produits artisanaux est créé pour fabriquer des paniers et des miroirs encadrés de coquillages. C’est pour répondre à de nombreuses commandes pendant la période des fêtes, que le cadet architecte est appelé à l’aide. Le pli est pris. Depuis 1983 date de la création du Studio Campana, les deux natifs de Brotas dans l’état de São Paulo ne se sont plus jamais quittés. Le moteur de ces deux ‘chercheurs de formes’ plus artistes que designers est d’être toujours en phase avec leur époque.
Le « Manifesto Antropófago » comme source d’inspirations
Bahia c’est là qu’Humberto a fait ses premières armes et où il aime revenir. Salvador, ce carré de Portugal exporté sous les tropiques où sommeille cette « Rome noire », mémoire de l’Afrique qui a su résister à l’invasion hollandaise, ville excessive des immeubles colorés en désordre et des églises baroques à la peau d’or vibrant dans une atmosphère culturellement « anthropophage ». Ce caléidoscope de références transparait dans les œuvres des frères Campana qui ne cessent de se nourrir de différentes cultures. Elles répondent bien au manifeste radical de 1928 d’Oswald de Andrade (1890-1954) prônant l’ingestion symbolique du colonisateur et de sa culture. Le grand poète revendiquait une appropriation des valeurs morales et esthétiques européennes inspirée du cannibalisme des Indiens Tupi. C’est donc sans surprise qu’Humberto cite comme mentors Lygia Clark (1920-1988) et ses objets relationnels ou encore Tunga (1952-2016), connu entre-autre pour ses sculptures-installations dévoreuses d’espaces et pétries de matériaux inattendus.
Le matériau indique ce qu’il veut devenir
Pour ces inventeurs comme on dit d’un archéologue de techniques et de matières, les matériaux déterminent eux-mêmes projets et concepts. Ce sont eux qui indiquent ce qu’ils « veulent devenir » affirment même les artistes. Le matériau, la forme et la fonction s’articulent ensemble. Férus dès leur début de matériaux bon marché et naturels, c’est devenu aujourd’hui un choix revendiqué avec leur engagement environnemental. L’identité brésilienne est un autre axe fort de leur création. Nombre de leurs réalisations tirées de la rue, réinterprètent récupérations, recyclages ou détournements d’objets courants dans les communautés défavorisées. Leur chaise Favela créée en 1991 à partir de morceaux de bois récupérés assemblés de façon artisanale fait sensation.
Pervertir usages et références
Quand ils reprennent des éléments historiques utilisant des matériaux « nobles » comme le marbre et le bronze, ils s’ingénient à les « pervertir », disent-ils, de leur fonction, usage voire nature. Ils cherchent à faire « de l’archéologie recomposée à partir de ces éléments qui sont désorganisés de façon à obtenir un collage personnel, un assemblage d’éléments recomposés en une forme nouvelle ».
Leur pratique expérimentale assume cet Arte Povera qui défie l’industrie culturelle et la société de consommation. Néanmoins, vivant aujourd’hui dans cette mégapole poumon économique de l’Amérique du Sud qu’est São Paulo, leur travail jette aussi des passerelles entre l’univers de l’artisanat originel et le monde industriel. Même s’ils revendiquent que « le vrai luxe est celui d’avoir l’opportunité de travailler sur des projets qui permettent de faire des prototypes sans devoir répondre aux exigences de l’industrie. »
Le Studio de Sao Paulo à leur image
Rien n’est prétentieux. Tout est ‘souriant’ et calme dans ces étages d’un petit immeuble étroit dans lequel travaillent les équipes ouvrières entourées d’un sympathique désordre d’œuvres et de prototypes. C’est un véritable laboratoire qui incube la diversité des influences, la mixité sociale, l’économie de moyens caractéristiques de leur travail. Se côtoient des débris de verres de Murano, des collages de cuirs venant du Nord-Est, des fauteuils fourmillant de jouets ou d’animaux en peluches, de tubes en plastique, de lamelles de tissus ou de cordes (leur fameuse chaise Vermelha), des singes torchères, des créations transgéniques avec des tresses de fibres d’Apui (ficus amazonien) semblant étouffer des sièges en plastique…
Les formes sont volontairement ‘imparfaites’ rappelant qu’ils avaient intitulé leur première collection « inconfortable ». Chaque pièce est unique, même dans les séries rappelant que l’imagination prévaut sur le confort. Les œuvres sont des sculptures même si parfois elles peuvent avoir des fonctionnalités. Ce sont avant tout des histoires qui nous parlent du Brésil et de leurs voyages. Dernier en date au Kenya. On attend déjà avec impatience de savoir ce qu’ils ont bien pu encore inventer.
Un univers composite
L’œuvre évoque volontiers la nature. Des éléments décoratifs fréquents rappellent les références au Baroque, mais on rencontre aussi les traditions des tribus indigènes du Brésil. Le monde animal est omniprésent avec des crocodiles, rhinocéros, gorilles ou des cerfs… un univers parfois à la limite du « pop », du « kitsch » mais aussi du « régionalisme »,
35 ans de créations
Passionnés par la culture française, on les retrouve souvent invités par des maisons telles Lacoste pour une ligne de polos où ils montrent une multiplication invasive des crocodiles ou aussi avec Bernardaud, avec la collection « Nazareth », un ensemble de coupes, bougeoirs en porcelaine montrant une composition surréaliste de bras et jambes emmêlés. En 2011, leur aménagement du Café de l’Horloge du Musée d’Orsay, compte parmi leurs dernières créations notables dans l’hexagone français où ils ont créé une atmosphère « onirico-aquatique », inspirée de l’illustre verrier Emile Gallé, symbole de l’Art Nouveau où on retrouve une des chaises Campana, dont les formes organiques évoquent des feuilles de nénuphar et un compartimentage des espaces avec de grands nuages-dessins orange. C’est comme cela que l’on peut découvrir combien ils aiment aussi penser les scénographies de leurs propres expositions comme ce fut le cas lors de leur dernière rétrospective-occupation au MAM de Rio de Janeiro début 2020 célébrant leur 35 ans de créations. Ce fut une expérience immersive entre murs de briques-mains, de bambous et plafond de tubes en plastique.
Ils aiment ainsi fleurter avec l’architecture et le paysagisme comme ce fut aussi le cas avec leur kiosque La gloriette pour Veuve Clicquot.
Prévoir et préserver l’avenir
Les deux frères sont généreux et ont toujours cru aux échanges. Ils provoquent souvent des workshops avec des artistes-artisans et/ou des étudiants dans les villes où ils sont invités. La création en 2009 de l’Instituto Campana institutionnalise cette vocation. L’association privée à but non lucratif développe un formidable programme social et éducatif en utilisant le design comme source de réflexion et de création. L’inspiration et le croisement des techniques artisanales traditionnelles de différentes régions du Brésil et du monde est le moteur des actions et des programmes menées avec trois axes principaux : le renouveau des savoir-faire artisanaux traditionnels en voie de disparition, le développement de l’inclusion sociale et de l’éducation comme moyen d’améliorer la vie des populations, enfin entretenir et préserver leur collection et leur mémoire. Leur fond comprend de nombreuses œuvres originales, des prototypes, des documents, des photographies et des publications qui racontent l’histoire de leur trajectoire depuis leur création en 1983.« L’Institut a été créé dans le but de diffuser notre univers – vision et langage – à travers la diffusion de notre collection et la promotion d’activités culturelles et éducatives. La vie nous a tant accordé, maintenant c’est à notre tour de rendre la pareille », confie Fernando.
Des actions de terrain
S’il est difficile de lister toutes les actions de l’Instituto Campana, citons les ateliers avec la communauté Aliança de Misericórdia, située à Piracicaba, dans l’État de São Paulo reçoivent des sans-abri de tout le Brésil pour les aider à reconstruire leur vie. D’autres ateliers avec les jeunes d’Arrastão visent à stimuler la créativité dans la production d’objets envisageant le recyclage, la transformation et la réinvention à partir de paires de jeans… Le soutien de l’ONG Orientavida et son projet « Income Generation » vise à fournir une éducation, une formation professionnelle, l’insertion et la rétention des femmes vulnérables sur le marché grâce à l’artisanat. En 2015, impressionnés par la dramatique rupture du barrage de Mariana au Minas Gerais, les frères Campana ont décidé de créer une brique « Mão » (Main), une édition représentant la forme d’une main, symbole des tragédies causées dont une partie des ventes aide les communautés sinistrées…
« On essaie de mettre de l’humain dans le processus de fabrication » F & H C
Réduire le travail des Campana à leur reconnaissance occidentale de ‘Designers de l’année’ (Design Miami, 2008 – Maison & Objet, 2012 – Wallpaper 2014,…), c’est passer à côté des problématiques sociétales et sociales plus globales qu’ils questionnent. C’est sous estimer une réflexion esthétique où se mêlent vision et état du monde, mythologie et utopie contemporaines. A travers la valorisation de matériaux pour la plupart recyclés et des savoirs-faire de ceux qui les réalisent, les frères Campana deviennent des lanceurs d’alertes vis-à-vis d’une planète dont les ressources naturelles s’épuisent, les inégalités se creusent englouti dans un matérialiste exacerbé qui laisse beaucoup trop de monde sans racine ou sur le bas-côté.
Pour suivre les frères Campana
- Le Studio Campana
- L’institut Campana
- La Carpenters Workshop Gallery
- La Galerie Kréo distribue en exclusivité Fata Morgana Mirror du Studio Campana Studio
A voir
jusqu’au 22 novembre, Face à Arcimboldo au Centre Pompidou Metz : Comme pour les 130 artistes confrontés aux créations anthropomorphes du peintre lombard Giuseppe Arcimboldo (1526 – 1593), les frères Campana ont saisi avec gourmandise l’invitation de Chiara Parisi, directrice, et Anne Horvath, chargée de recherches, du Centre Pompidou Metz. « C‘était notre façon de présenter au public son héritage, alors qu’il franchissait ce portail dans le spectacle, avec des couleurs séduisantes, un design provocateur et une incroyable attention aux détails, suggérant aux visiteurs que même six siècles plus tard, les questionnements d’Arcimboldo sont plus pertinents que jamais » souligne Fernando qui présente quatre œuvres.
Placée dès l’entrée de l’exposition, Surveillance est un voile en soie double face en bleu sombre et jaune doré, attirant l’attention avec ses 1000 yeux de verre cousus à la main répartis sur toute sa surface. En insistant sur la sensation d’être observé en permanence par notre société de ‘reality show’, elle jette une lumière inédite sur l’univers mystérieux du peintre du XVIe siècle tant apprécié des Surréalistes.
Captivity est un bougeoir composé d’un montage de têtes et de pieds de poulets moulés en bronze. Il aborde le sentiment d’emprisonnement et de difficultés rencontrés dans une des pires pandémies auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.
Enfin, les canapés Anthropophagic et Anhanguera, de leur collection Brazilian Baroque (2012), rendent hommage à l’aspect décoratif de l’œuvre d’Arcimboldo à travers leur pastiche complexe d’éléments richement ornés de bronze.
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