Culture
Les “Extravagâncias” de Joana Vasconcelos transcendent le baroque et le kitsch (MON de Curitiba, Brésil)
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 4 novembre 2023
Après le Guggenheim de Bilbao, le Chateau de Versailles, le Palazzo Grassi à Venise…, pour sa première exposition muséale au Brésil, Joana Vasconcelos présente ses œuvres dont « Valkyrie Miss Dior », une gigantesque installation immersive créée cette année pour le défilé Dior à Paris pour la collection Automne Hiver 2023 -2024. L’exposition Extravagâncias du 23 novembre 2023 au 26 mai 2024, dans « l’œil » du Musée Oscar Niemeyer (MON de Curitiba) donne le ton « baroque » d’une œuvre qui défie tous les courants artistiques et rompt la monotonie d’une esthétique souvent trop convenue. La sélection de maquettes de ses principaux projets « site-specific » réalisés dans le monde permettent, de saisir l’amplitude d’une personnalité hors-normes qui semble avoir le ciel comme limite.
L’artiste des subjonctifs
Beaucoup de subjonctifs viennent en tête quand on regarde l’œuvre de Joana Vasconcelos : inclassable, « à part », imprévisible luxuriance, transgression, démesure… Elle foisonne d’idées et d’énergie dans une œuvre qui s’écarte de toute voie tracée. Tradition populaire et art contemporain se marient de façon aventureuse pour inventer de nouvelles formes. En effet, Joana interroge ce que peut être l’artisanat au XXIe siècle. Elle subjugue le banal et intègre les objets du quotidien avec une ironie qui n’appartient qu’à elle, créant un lien entre l’environnement domestique et l’espace public. Elle questionne sans relâche la place de la femme dans le monde mais aussi celle de l’identité collective sans oublier une ironie mordante sur une société où la consommation ne connaît aucune limite.
Ses étourdissantes « Valkyries » rendent hommage aux grandes femmes contemporaines des différentes cultures locales des pays où elle expose, tout en donnant une idée de son extravagante palette.
Baroque = « L’utilité de l’inutilité » Simon Leys (1935-2014)
Issus de la combinaison d’extra (« au-dehors ») et de vagari (« errer çà et là »), le substantif « extravagance », choisi au pluriel comme titre de cette première exposition au Brésil, suggère l’idée de multiples changements de direction dictés par la fantaisie ou le caprice, une divagation baroque associée au franchissement de toute frontière ou de toute norme. Chez Joana tout semble être un chemin possible puisqu’elle n’en suit aucun de précis et de défini. Ni Pop Art ou Nouveau Réalisme ne pourront l’enfermer dans leurs cases.
« Extravagance » où l’expérience de la limite repoussée
Hélicoptère en plumes d’autruches, folie architecturale en forme de gâteau, Gigantesques cœurs de Viana do Castelo en couverts en plastiques colorés, dessins des carreaux de céramiques de piscine, lustre en tampons hygiéniques, escarpins en casseroles, Valkyries brodées dont les dimensions n’arrêtent pas de grandir… aucune limite ne semble pouvoir encadrer ni enfermer son imagination débordante.
Son chemin, elle le trace et le détermine donc à sa guise, de manière poétique et euphorique sans obstacle apparent ni aporie, susceptibles d’arrêter sa créativité. Son « extravagance » repousse l’expérience de la limite.
Avec son œuvre, elle nous offre le meilleur antidote au risque inhérent à notre condition humaine de sombrer dans la routine ou dans l’ornière de l’habitude, pour une magistrale dynamique de l’utilité de l’inutilité.
Un cerveau qui semble fonctionner 24 heures sur 24.
Rencontrer Joana Vasconcelos, artiste née à Paris en 1971 qui vit et travaille aujourd’hui à Lisbonne, c’est entrer dans un univers de l’infiniment grand. Son atelier XXL dans les anciens entrepôts de docks réaménagés au bord au bord du Tage de 3 400 mètres carrés répartis sur quatre niveaux, voit butiner une équipe de 56 personnes.
Dans une ambiance d’atelier de la Renaissance, viennent s’ajouter de nombreux visiteurs pour des workshops, des rendez-vous multiples en vue d’expositions ou de création d’œuvres permanentes. Réussir à parler avec une artiste qui a des projets aux quatre coins du monde, quand elle n’est pas à ses cours de Karaté, est un tour de force. Il est récompensé car, avec toutes celles et ceux qu’elle accueille, Joana est disponible et toujours souriante. Il n’y a pas de problème dans la vie, seulement des solutions, semble être sa philosophie. Cette hyperactive ne peut jamais arrêter et a cette jolie habitude de toujours dessiner quand elle vous parle en vidéo conférence. Leurs donne-t-elle le nom de celles et ceux avec lesquels elle était ?
Une part de critique féministe
Extravagante vivante, ses inaugurations sont orchestrées où on la voit véritablement entrer en scène. Soutenant de nombreux stylistes prometteurs, elle est toujours spectaculairement vêtue. Son impressionnante collection de robes est visible dans une partie de son atelier où sont aussi aménagés une grande salle à manger pour tout le monde, une salle de yoga, une salle de massage… un univers de vie où chacun peut respirer au mieux après les nombreuses « charrettes » créatives que la patronne multiplie.
Si Joana Vasconcelos semble céder à une certaine coquetterie en surjouant la féminité, c’est pour mieux en dénoncer les lieux communs. Aussi célèbre soit-elle, les difficultés ne manquent pas de surgir quand elle présente certaines de ses œuvres, comme par exemple avec ‘A Noiva’ (La mariée) : pour cette sculpture mobile à la forme d’un lustre classique, elle a remplacé les pampilles en cristal par environ 14 000 tampons hygiéniques. L’œuvre a été censurée dans certaines institutions, comme au château de Versailles pour sa ‘carte blanche’ en 2012.
La lutte n’est pas près d’arrêter. Soyez rassuré, elle a de l’énergie à revendre pour se faire entendre.
Des « Valkyries » suspendues dans les airs
L’exposition au MON de Curitiba comprend deux de ses ‘Valkyries’, ‘Miss Dior’ et ‘Matarazzo’. Cette dernière fut présentée en 2014 dans l’« Invasion créative » de l’ancien hôpital éponyme de São Paulo. Ses grands mobiles suspendus par des systèmes de câbles en tension au plafond ou aux architectures des lieux où l’artiste expose, peuvent paraitre comme des pieuvres aux multiples longs bras d’où coulent des sortes de larges goutes complétant à la verticale les larges méandres horizontaux de l’œuvre. Joana a une prédilection pour les matériaux textiles.
Ses « Valkyries » sont généralement composées de tissus et de vêtements fabriqués au Portugal : jupes à fleurs, napperons aux broderies d’une extravagante complication, soieries pour rideaux ou fauteuils, guirlandes florales qui permettent à Joana d’explorer coutures, tricots et crochets, beaucoup de méthodes ancestrales qu’elle fait parfois revivre.
Les « Valkyries » sont généralement accompagnées par un système de lumières LED qui accentuent le magique de ses tentaculaires compositions immersives.
Le luxe, « c’est ce qui nous distingue en Europe et c’est un pourvoyeur essentiel d’emplois. Ce secteur permet de faire vivre des réseaux d’artisans, des savoir-faire traditionnels perdurent grâce à un usage contemporain de ces compétences. Ce n’est pas négligeable. Plus personnellement, le luxe m’inspire. Par exemple, dans mon travail, j’aime détourner le luxe portugais : j’utilise la dentelle, la broderie, la soierie, la passementerie. J’ai plaisir à faire vivre ces techniques. »
Joana
De la mythologie nordique à l’esthétique contemporaine
Joana rappelle que dans la mythologie nordique les Valkyries sont des divinités qui servaient Odin, maître des dieux. Revêtues d’une armure, femmes égales de l’homme, elles volaient, dirigeaient les batailles, distribuaient la mort parmi les guerriers et emmenaient l’âme des héros au Valhalla, le grand palais d’Odin, Depuis Richard Wagner, l’art moderne les représentent comme de somptueuses vierges montant des chevaux ailés, ornées de casques et armées de lances. Le nom de Valkyrie vient du vieux norrois valkyrja, littéralement « choisisseur des tués ». Elles choisissent qui vivra ou mourra sur le champ de bataille.
Depuis 2003, Joana a réalisé environ une trentaine de Valkyries à travers le monde. Elles ont généralement composées de plusieurs grands éléments (les Valkyries mythologiques se comptent au nombre de 13) auxquels s’ajoutent de plus petits qui complète l’ensemble.
Célébration de la liberté féminine
Ses « Valkyries » sont des prétextes pour mettre la lumière sur des personnalités féminines comme ce fut par exemple le cas en 2019 avec ‘Simone’ (9,65 x 12,20 x 30,51m) au Bon Marché rendant hommage aux grandes figures féminines françaises telles que Simone Veil et Simone de Beauvoir, mais aussi Simone Hérault, une comédienne connue pour être la voix de la SNCF, pendant quarante ans. Pour Joana toutes ces femmes furent de grandes Valkyries des temps modernes.
Mettre Catherine Dior en lumière
Avec Maria Grazia Chiuri styliste italienne, directrice artistique de la maison Dior, Joana a souhaité tisser une conversation autour de Catherine Dior, la sœur de Monsieur Dior, figure féminine forte et indépendante qui fut membre de la Résistance française. La « Valkyrie Miss Dior » (6,80 x 21 x 24m) utilisant les tissus floraux inspirés des archives de la maison de couture pour la collection Automne Hiver 2023 -2024 fut certainement une des œuvres les plus ‘instagramées’ de l’année.
Pour le défilé Dior, cette nouvelle Valkyrie a occupé l’ensemble de l’espace de la tente où elle était installée. Elle donnait l’impression qu’il était presque impossible de s’échapper. Des « îles » aux formes organiques, elles aussi en tissus, invitaient le public à s’asseoir. Le MON de Curitiba présente une version adaptée dans son ‘l’œil’ offrant ainsi un dialogue entre l’artiste, Catherine Dior et l’architecture du grand Oscar Niemeyer.
Pour la Valkyrie Miss Dior, Joana a choisi d’utiliser des chinés floraux inspirés d’une vingtaine de tissus des archives de la Maison Dior mais aussi des broderies de perles et de strass, des dentelles et des éléments en crochet. Comme toutes les Valkyries, Miss Dior est entièrement réalisée à la main par les équipes de l’atelier lisboète. C’est une ode aux fleurs de « Miss Dior » et à la splendeur de la Nature chère au couturier-fondateur, créant ainsi un lien entre les lieux, le temps et la culture.
L’œuvre de Vasconcelos se déploie dans l’espace baigné d’une lumière bleutée, évoquant les abysses d’un océan.
Dans la tradition des « Folies » architecturales du XVIIIème siècle
Les maquettes de ses nombreux projets site-specific réalisés à travers le monde, sont rassemblées ; tel que ‘Bolo de Noiva’ (le gâteau de la mariée). Il s’agit d’une incroyable « folie » architecturale sur trois niveaux, avec 12 mètres de haut et 13 mètres de diamètres, qui est installée depuis le mois de juin dans le parc de Waddesdon Manor, géré par la fondation Rothschild, au nord-ouest de Londres. Joana a livré sa version d’ « un temple de l’amour et de la joie ».
Avec cette touche d’humour qui la caractérise : les amoureux pourront se rencontrer au sommet, devenant ainsi semblables aux figurines des mariés en haut des gâteaux de célébration. ‘Bolo de Noiva’ est entièrement recouvert, à l’intérieur comme à l’extérieur, de carreaux artisanaux et de pièces de céramique provenant de l’usine centenaire Viúva Lamego. Il repose sur une structure développée par Metal Azóia, dans laquelle ont été incorporés des cascades et un système d’éclairage complexe. Si on pense tout de suite aux ‘folies’ architecturale du XVIIIème siècle, l’ensemble est avant tout inspiré par l’exubérance du baroque et les traditions décoratives de la ville de Lisbonne.
Pour échapper à son destin
Autre exemple d’actualité d’une artiste qui n’arrête jamais, l’exposition du MON présentera la maquette de ‘Arvore de Vida’ (arbre de vie), œuvre spécialement créée cette année pour la Sainte-Chapelle du château de Vincennes. Cette installation de 13 mètres de haut comporte près de 140 000 feuilles noires, rouges et or qui ont, bien entendu, été brodées et tissées à la main dans les ateliers de l’artiste.
Encore une grande femme derrière l’œuvre : Joana Vasconcelos s’est inspirée de l’histoire du lieu, la reine Catherine de Médicis, veuve de Henri II qui poursuivit les aménagements de la Sainte-Chapelle et du parc du château en y faisant planter trois mille ormes.
L’installation fait aussi écho à la figure mythologique féminine de Daphné se transformant en arbre pour échapper à Apollon. Relevant le défi de faire dialoguer la sculpture de 1622 du grand sculpteur italien Bernini à Villa Borghese, Joana Vasconcelos a imaginé l’arbre que devient la figure mythologique de Daphné quand elle décide de se transformer en laurier. Joana pointe du doigt un geste d’autodétermination et de dépassement. Pendant le confinement de la pandémie de Covid 19 – l’artiste a demandé aux artisans qui travaillent avec elle de créer 140 000 feuilles, toutes brodées à la main, avec des motifs différents inspirés par les broderies portugaise de Viana do Castelo. 354 branches forment ainsi un arbre qui est à la démesure de l’artiste. Daphné aura échappé à son destin et Joana à tout critère qui pourrait l’enfermer.
Assumer la diversité visuelle
Sa foison d’œuvres féministes assumées et décalées revisite avec gourmandise ce que veut et peut dire aujourd’hui le ‘noble’ ou le ‘mineur’, la ‘tradition’ et l’’élitisme’. Le « kitsch » voir l’ « Hyperkitsch » de Joana favorise des relectures multiples de « notre civilisation du trop » selon la définition de Gilles Lipovetsky & Jean Serroy, dans leur récent essai (Gallimard).
Il est un kitsch qui poétise heureusement le monde. Le kitsch a ce mérite qu’il est perçu et aimé parce qu’il donne de la légèreté, il permet une forme d’évasion facile.
Gilles Lipovetsky & Jean Serroy, Le Nouvel âge du Kitsch
Sans conteste, Joana Vasconcelos bouscule conventions et stéréotypes, obligeant son public à reconsidérer les idées convenues et les frontières du goût, en abolissant la séparation des genres, son œuvre (sur)vitaminée et optimiste trace une voie qui réenchante.
Serrez votre ceinture pour ce grand décollage au MON de Curitiba.
Pour suivre Joana Vasconcelos
Du 23 novembre 2023 au 26 mai 2024, “Extravagâncias”, commissaire de l’exposition = Marc Pottier
Musée Oscar Niemeyer (MON) de Curitiba,
Rua Marechal Hermes, 999, Curitiba, Parana, 80540-290, Brésil
Le site de Joana Vasconcelos
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