Culture
Les mondes hétérotopiques tissés par Ulla von Brandenburg
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 9 novembre 2020
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] La récente donation d’œuvres par les Amis du MNAM-Centre Pompidou contient de belles pépites dont C, Ü, I, T, H, E, A, K, O, G, N, B, D, F, R, M, P, L, 2017 film d’ Ulla von Brandenburg, présenté dans les collections jusqu’au 4 janvier 2021. La réalisatrice expose aussi Le milieu est bleu, cinq spectaculaires hétérotopies en tissus colorés au Palais de Tokyo.
Tisser des liens entre les inspirations
Si son travail s’accomplit dans une grande diversité de médiums tels que performances, installations, objets revisités, dessins… c’est la matière textile qui traverse et unifie tout le travail d’Ulla von Brandenburg, artiste née en 1974 à Karlsruhe qui vit et travaille à Paris depuis 2005. Son œuvre se nourrit de multiples sources d’inspirations et références ; la littérature omniprésente, le cinéma (elle est fanatique de la Nouvelle Vague), le théâtre et l’architecture… La découverte du concept d’«hétérotopie » évoqué par Michel Foucault (1926-1984) dans sa conférence « Des espaces autres » de 1967 eu un impact décisif.
Ouvrir des espace créatifs d’ « hétérotopies »
L’ ‘hétérotopie’ selon Foucault est définie comme une localisation physique de l’utopie, des espaces physiques qui hébergent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un théâtre.
« La question se pose toujours pour moi de savoir ce qu’est l’art. Quelle distance, quelle relation a-t-on avec lui ? J’essaie de déhiérarchiser, de flouter les définitions : est-ce qu’on peut toucher, utiliser ou même détruire cette chose en face de nous ? Cette fragilité de l’art, mais aussi celle de la vie. J’aime faire des pièces qui invitent les gens, même si j’ai un problème avec l’art dit participatif ».
Inventer des rituels pour donner du sens à la vie
Ses installations labyrinthiques en tissu intègrent des performeurs, ses films ou des objets qui représentent différents aspects de nos vies. Elles immergent le spectateur l’invitant à devenir un acteur et coréalisateur d’un espace hétérotopique total. « Nous n’avons pas assez de rituels dans notre société. Cela me manque, et j’essaie d’en inventer pour donner du sens à la vie, comprendre ce qui se passe entre la naissance et la mort. Des rituels existent dans toutes les cultures pour marquer des étapes. Ceux dont nous disposons en Occident sont faibles ou liés à la religion. Il est difficile de voir le sens de cette vie, parce que seules certaines transformations sont nommées ou ritualisées… J’aime les rituels traités comme des choses du quotidien. Il ne s’agit pas seulement de les répéter mais de les questionner. » dit l’artiste qui aime les fantômes et le monde invisible, les cérémonies populaires, l’imagerie du carnaval, les rites ancestraux … Ses compositions multidisciplinaires brassent ces imaginaires populaires au travers d’images anciennes, des costumes traditionnels, mêlant subtilement la réalité et les apparences.
Le tissu dans l’histoire de la civilisation humaine.
Rideaux, quilts, vêtements et costumes, rubans, cordes-liens… tout ce qui habille indistinctement les personnages et les espaces de ses installations-œuvres, lui permet des jeux de matières, de couleurs et des possibilités spatiales. Cette collectionneuse chineuse dispose de pièces qui vont de 1900 à 1980, et reprend à sa manière la place et le rôle du tissu dans la civilisation humaine, matériel nomade par excellence.
L’univers de la scène, le folklore, le rituel sont célébrés et déclinés sous toutes leurs coutures. Elle croit en l’empreinte du passé, l’histoire sur les objets : ils voyagent, sont manipulés, passent dans de nombreuses mains. « Le tissu est la matière la plus adaptée pour conserver les empreintes du temps parce que, dans les fibres, les informations, même génétiques, peuvent pénétrer profondément. La lumière défait les couleurs des tissus. Une vibration se transpose, invisiblement.» confie-t-elle tout en mentionnant que le drapeau révolutionnaire est aussi fait de tissu ! Un message subtil qu’elle nous adresse, à bon entendeur…
Faire entrer le rural et le marin dans un environnement urbain
La fin du deuxième confinement permettra peut-être de découvrir Le milieu est bleu, cinq environnements de tissus colorés immersifs au Palais de Tokyo jusqu’au 3 janvier 2021. Ce qui se veut comme un récit ouvert correspond à cinq types d’activités : action, figure, rituel, nuit, habitat. « De quoi a-t-on besoin ? De dormir : les quilts servent de couverture ; de boire et de manger : les bols ; d’écrire : les craies ; de se soustraire au regard et de se transformer : les nasses agrandies considérées comme des « cages de transformation » », décrit l’artiste qui ménage bien d’autres surprises au visiteur tels qu’un programme de performances et des projections de différents films montrant son désir de faire entrer le rural et le marin dans un environnement urbain, un monde aux antipodes du Palais de Tokyo. Dans cette architecture piranésienne, Ulla veut étourdir encore plus le public, le laisser vivre tout en le protégeant dans une « œuvre-île », un grand chapiteau de cirque où elle n’utilise pas les murs.
L’utopie d’un « théatre pénétrable »
Ulla définit l’exposition comme « pièce de ‘théâtre pénétrable’ où il n’y a plus de distinction entre visiteur et acteur, œuvre et accessoire. Il n’y a pas une histoire, mais des propositions, des associations, des rêveries que l’on peut suivre ou non…Dans un décor de théâtre, on a une perspective fixe. L’exposition, elle, est une œuvre totale : on peut voir à 360 degrés. Peut-être même qu’on entre par l’envers et sort par l’endroit. Changer les perspectives m’intéresse »
Intégrée dans les collections du Centre Pompidou
C, Ü, I, T, H, E, A, K, O, G, N, B, D, F, R, M, P, L, 2017, l’œuvre qui vient d’être offerte par l’association des amis du MNAM-Centre Pompidou est un film en couleur de 16mm durant 10 minutes, transféré sur vidéo. Il est complété par un ‘bonus’ de trois rideaux (l’œuvre-installation complète originale en comptait 14). Il montre une chorégraphie sonore et visuelle à partir de tissus d’origines inconnues, s’ouvrant devant vous les uns après les autres au passage d’un corps invisible, révélant un double mouvement de présence et d’absence caractéristique du travail de l’artiste. Les tissus du film se succèdent les uns après les autres mais n’ouvrent finalement sur rien. La bande sonore chante et répète les premières lettres d’un poème de l’auteure Prix Nobel de littérature Wislawa Szymborska (1923-2012).
Conversation avec une pierre
C’est avec la ‘Conversation avec une pierre’ qu’Ulla von Brandenburg a découvert l’œuvre de la poétesse polonaise. Il s’agit d’un dialogue imaginaire entre un personnage et une pierre. Il frappe sur la pierre en lui demandant d’entrer à l’intérieur. Celle-ci refuse en lui indiquant qu’elle n’a pas de porte. Ce poème représente le désir humain de connaître chaque détail du monde qui nous entoure. La pierre représente l’impossibilité de savoir.
Dans son travail, où les aventures d’Alice au pays des merveilles ne sont jamais loin, Ulla nous place devant cette absence de porte. Qu’est-ce qu’un décor ? qu’est-ce que la Nature ? Si dans ses expositions nous ne sommes que d’un côté du rideau, elle vous invite bien à le tirer pour passer de l’autre côté. Ce sera alors à nous d’imaginer notre histoire de l’invisible.
Suivre Ulla von Brandenburg
Sa galerie Art : Concept (exposition en septembre 2021)
A voir :
- Le milieu est bleu, Palais de Tokyo jusqu’au 3 janvier 2021
- C, Ü, I, T, H, E, A, K, O, G, N, B, D, F, R, M, P, L, 2017,le film d’ Ulla von Brandenburg, présenté dans les collections du MNAM-Centre Pompidou jusqu’au 4 janvier 2021
A écouter : Par les temps qui courent (France Culture)
Rejoindre l’Association des amis du MNAM-Centre Pompidou
La générosité des Amis du Centre Pompidou (qui a une nouvelle présidente, Floriane de Saint-Pierre, nommée en juillet) permet un enrichissement régulier des collections.
En annulant le traditionnel dîner de gala printanier, le cru 2020 a permis de réorienter les fonds vers le soutien à la scène française avec l’achat et la donation de 15 œuvres, disséminées dans le parcours permanent des collections jusqu’au 4 janvier 2021.
Trois ont été acquises directement auprès des artistes :
Comme pour Ulla von Brandenburg (Art : Concept), les 11 autres l’ont été par l’intermédiaire de leurs galeries :
- Mathieu Kleyebe Abonnenc (Marcelle Alix),
- Giulia Andreani (Max Hetzler),
- Julien Berthier (Georges-Philippe et Nathalie Vallois),
- Julian Charrière (Dittrich & Schlechtriem),
- François Curlet (Air de Paris),
- Raphaël Denis (Sator),
- Simone Fattal (Balice Hertling),
- Anne Le Troter (Frank Elbaz),
- Estefanía Peñafiel Loaiza (Alain Gutharc),
- Clément Rodzielski (Chantal Crousel),
- Ernest T. (Semiose).
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