Culture
Littérature : Du côté du Jardin des Plantes, de Jacques Damade (éditions La Bibliothèque)
Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 3 février 2023
Que sait-on du Jardin des Plantes ? Jacques Damade nous y emmène en nous tirant par la manche. Et, à le suivre et le lire, on découvre Du côté du Jardin des Plantes (éditions La Bibliothèque), que ce fut une grande et magnifique aventure scientifique, à méditer, que celle de ce grand jardin français, rehaussée par les délicates illustrations de Vincent Puenté. Jean-Philippe Domecq vous invite dans un savoureux voyage à travers le temps et la science « naturelle »…
D’un côté l’autre
Le centenaire de la mort de Marcel Proust donne lieu, depuis l’an passé, à bien des manifestations et retours sur l’auteur de la Recherche du temps perdu. En ces temps de conflits où notre Europe est traitée de « décadente » par une nation à civilisation de pègre, c’est une image de la nôtre que de trouver, jusque dans le métro, des publicités programmatiques à l’enseigne et au visage du raffiné Marcel.
Subtil d’une autre manière, Jacques Damade ne l’est pas moins en tant qu’auteur qu’en tant qu’éditeur de La Bibliothèque , maison bien nommée qui fait d’érudition éditions subtiles en ses collections qui déploient l’arbre de la connaissance par ses branches de la littérature, de la poésie, du savoir fiable et qui fait planer par ce qu’il nous apprend.
…Et d’auteur à éditeur, pas moins éditeur qu’auteur
Chaque parution des éditions La Bibliothèque ne reprend-elle pas, sur l’onglet intérieur de couverture, la phrase onirique de Jorge Luis Borges (1899 – 1986) : « Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti. » Du grand auteur argentin, il suffira de lire ou relire les Fictions et L’Aleph en collection Folio pour comprendre que Jacques Damade y a trouvé son labyrinthe d’aventurier littéraire. Dans le même registre de poétique, on ne saurait trop recommander la lecture de son catalogue annuel pour constater que Jacques Damade n’est pas moins auteur et enchanteur quand il rédige seul les notices des ouvrages qu’il publie. Un de ses meilleurs livres en soi, même subtilité ferme qui fait l’autorité de son style, et qui anime ses œuvres personnelles.
La Ménagerie ouverte en pleine Terreur…
Cette fois donc, c’est « Du côté » non pas « de chez Swann » ou des Guermantes que notre poète d’érudition nous guide pour un voyage mémoriel dans l’histoire de France et des sciences naturelles emboîtée dans l’histoire de ce grand jardin français. Voyez comment cela commence et si cela ne vous entraîne pas : « Le 14 brumaire, an II, par un froid vif, deux citoyens commissaires sortent du pont tournant qui relie les Tuileries à la place de la Révolution » où « une statue de la liberté tient compagnie à la guillotine. Ils marchent sans hâte, (…) se frayent un passage parmi les baraques, la foule qui se presse, et atteignent l’échoppe du citoyen Marchini, montreur d’animaux », auquel ils présentent l’ordre de confiscation.
« Il relit le papier, reste figé quelques instants. Il y a bien un alinéa qui indique que la République indemnisera les propriétaires. Il regarde ses bêtes, charge sans hâte les cages sur les voitures, tout en grommelant (…). Les singes glapissent et des badauds s’écartent ». Le convoi suit la Seine… jusqu’au cabinet de Geoffroy Saint-Hilaire qui occupe la chaire de zoologie du Jardin National des Plantes. Rien n’est prévu pour accueillir tant de bêtes vives et exotiques. « Refuser, laisser un ours blanc, des singes, un léopard, ces bêtes lointaines dans une rue de Paris, les laisser tuer… ».
En ces temps où l’on coupe têtes humaines, « il n’en est pas question » pour le brave et éminent zoologue.
La ménagerie du Jardin des Plantes est née.
Ce projet qui a tant fait rêver les naturalistes depuis des décennies
voit le jour grâce à un arrêté sous la Terreur.
Jacques Damade, Du côté du Jardin des Plantes
La ménagerie des plus grands savants
Bernardin de Saint-Pierre n’avait pas manqué le spectacle d’animaux qu’on voulait empailler : « Le Bubale : c’est une espèce de petit bœuf qui tient du cerf et de la gazelle »… « Le Pigeon huppé de l’Île de Banda (…) couronné d’une superbe aigrette d’un bleu de ciel qui lui couvre la tête en forme d’auréole »… « Le Lion du Sénégal », et « Le Rhinocéros, sa lourde masse en contraste avec sa tête qui ressemble à celle d’un aigle, sa peau épaisse à plusieurs plis, qui le couvre comme une robe, moins intelligent que l’éléphant », ce qui n’a pas dissuadé les plus grands savants du temps, Buffon, Cuvier, de se pencher sur lui le plus savamment du monde.
Damade nous fait saisir à nouveau ce qu’il y eut de vertigineux dans l’archivage complet de la nature qu’a effectué Buffon en quarante-quatre volumes de son Histoire naturelle illustrée, après la romaine de Pline, et avant les vingt-trois volumes ramenés de la campagne d’Egypte par Humboldt et Bonpland. De tout cela, Jacques Damade fait ressortir ce troublant constat : la stricte observation des êtres vivants réels dépassera toujours en inventivité formelle les animaux que l’homme pourra jamais imaginer. Il prolonge ainsi la conception poétique de Roger Caillois (1913 – 1978), autre grand dont on aura idée en se replongeant dans le volume Quarto que lui ont consacré les éditions Gallimard), qui opposait aux Surréalistes que le merveilleux est dans l’observation stricte des choses plutôt qu’en écartant la rationalité.
La curiosité humaine pour les grands animaux
L’un des plus exaltants passages du livre de Du côté du Jardin des Plantes nous restitue en parallèle deux grandes processions animales à un siècle et demi d’écart. L’une, en 1826, est le transport, de Marseille à Paris, de la girafe offerte à Charles X par le pacha d’Egypte, Mehemet Ali : « Il faut l’imaginer avec sa petite tête haut perchée, couverte de son manteau imperméable en toile gommée, (…) précédée par quelques gendarmes, trois vaches pour l’allaiter et par un digne professeur du Jardin des Plantes, suivi de trois Egyptiens et d’un ex-mameluk-soldat de la campagne d’Egypte, (…) entourée et fêtée à chaque entrée des villes par une foule enthousiaste devant cet huluberlu qui respire parmi les cheminées des maisons. (…) Et les élucubrations des savants sur son cœur de 11 kg capable de propulser son sang comme un geyser à une altitude de deux mètres… Et la presse, là-dessus, jetant ses monceaux de charbon encré pour alimenter la fournaise, la girafe éclipsant à peu près tout sur son passage et mieux, ayant cette vertu de rendre le peuple enfant. »
Ne nous moquons pas de nos lointains ancêtres, car nous de même…
Le cachalot de 1986 en mondiovision
L’été 1986, un sous-marin détecte un OSNI (objet sous-marin non-identifié) qui obstrue l’embouchure du Tage à Lisbonne. Tout le monde s’arrête, les voitures se garent, pour regarder un long cachalot sous le pont dit du 25 avril. A partir de là, toutes les télévisions vont filmer, des rives et en hélicoptère, le convoi du cétacé que le monde entier va suivre…
Et ça, çela fait rêver et méditer Damade, qui, avec ce livre, donne le troisième tome de son archéo-anthropologie du « Monde humain » après Abattoirs de Chicago (réédité en 2020) et Darwin au bord de l’eau (2018).
A la recherche du vivant perdu
« La technologie – hélicoptère, radio, télévision, sonar…- ne change rien à l’affaire. Songeons un peu, vous, moi, rencontrant un animal sauvage, un chevreuil ou un sanglier, même un renard, restons tout surpris, un peu bluffés, une émotion nous fige, ça ne dure pas, l’animal au bout de quelques secondes décampe apeuré et nous restons là hébétés, heureux, à nous demander ce qui s’est passé. Pourquoi, comment, de quel mystère s’agit-il ? » Et Jacques Damade de citer cette remarque fulgurante :
L’animal est dans le monde comme l’eau est dans l’eau.
Georges Bataille
C’est ainsi que Damade interroge et décrit le mystère élémentaire de notre présence au monde parmi d’autres êtres qui apparemment s’y trouvent mieux que poissons dans l’eau tandis que nous, humains, nous interrogeons, n’en revenons pas, souvent tuons et détruisons.
Il faut lire les livres de Jacques Damade, ils nous font penser notre étonnement d’exister parmi pierres, falaises, animaux, temps infini.
Pour aller plus loin avec Jacques Damade
- Du côté du Jardin des Plantes, préface de Joël Cornuault, illustrations de Vincent Puente, collection L’Ombre animale, éditions La Bibliothèque, 136 p., 14 €.
De Jacques Damade, on lira aussi et entre autres,
- les deux premiers volumes de sa trilogie « Le monde humain » dont celui-ci est le troisième : Abattoirs de Chicago (réédité en poche en 2020, avec une préface de Philippe Renonçay),
- Darwin au bord de l’eau (2018).
On lira tout autant son catalogue d’éditeur Editions La Bibliothèque,9, rue du Docteur-Heulin, 75017 Paris
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