Culture

Littérature : Maîtres anciens, de Thomas Bernhard (éditions Gallimard)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 6 mars 2023

Maîtres anciens, comédie de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, fut donné récemment sur France 4 dans une performance de théâtre époustouflante de Nicolas Bouchaud, mise en scène épurée de Mathieu Amalric. Occasion pour Jean-Philippe Domecq de se replonger dans cette œuvre qui réalise le paradoxe d’être géniale de colère et d’irritation. Chez celui qui n’a pas eu le Prix Nobel de littérature parce que Nobel ne rime pas avec rebelle, chaque paragraphe est clair comme un jet atrabilaire.

Le Nobel veut du correct

Thomas Bernhard (1931-1989) n’a pas eu le Prix Nobel de littérature parce que Nobel ne rime pas avec rebelle. Ce jury flaire et évite qui se moque et invente. C’est aussi pourquoi il est passé à côté de Javier Marias et risque de faire de même avec l’immense écrivain hongrois Peter Nadas. C’est vrai qu’à côté, Modiano c’est « une chanson douce », Le Clézio assez chic type, et Ernaux bien-pensant. L’inventivité d’écriture passera. Le Nobel semble avoir oublié, depuis le temps où il couronnait brillamment William Faulkner en 1949, que la littérature c’est une langue qui fait vision de l’homme ; ce n’est pas planplan.

S’avisant de leur erreur historique à propos de Thomas Bernhard, les Suédois ont couronné en 2004 un autre auteur autrichien, auteure en l’occurrence, Elfriede Jelinek, qui s’inscrit dans la lignée de la colère viennoise de son prédécesseur et du showman polémiste du début de siècle qui vit tout venir, Karl Krauss. Sauf qu’avec elle c’est la jactance pour la jactance, compliquée et recuite.

Tandis que chez Thomas Bernhard c’est clair comme un jet atrabilaire,
d’un seul paragraphe dans tous ses livres tellement c’est direct, immense et général.

Jean-Philippe Domecq

Une colère à la mesure de la violence historique

Marx dit qu’un événement commence par la tragédie et se répète en farce. Thomas Bernhard a fait les deux : en même temps qu’il leur crache à la gueule, il rit au nez de ses compatriotes. Il ne les laissera pas oublier l’Anschluss par quoi ils se sont unis d’enthousiasme avec l’Allemagne nazie (l’Histoire ne se répète pas, non, aujourd’hui c’est pour « dénazifier l’Ukraine » que la Russie veut unir les deux nations).

Né en 1931, Bernhard connaît son pays depuis l’enfance et refusera toute sa vie les honneurs et prix que les socio-démocrates autrichiens voudront lui décerner pour rattraper l’honneur perdu par l’extrême-droite et la droite autrichiennes. Sa colère est irrémissible et résonne terriblement parce qu’elle est juste.

Je me souviens avoir été surpris par ma peur vers la fin de la pièce Place des Héros où le personnage central part dans un monologue d’invectives tellement violentes, que j’ai cru que les murs allaient s’effondrer comme à Jéricho. Il faut dire que ladite Place des Héros est celle où, le 15 mars 1938, la foule accueillit dans une joie hystérique les chars d’Hitler (les photos sont terribles, une honte). Lorsque cette pièce fut jouée à Vienne peu avant la mort de l’auteur, et alors que les politiciens avaient essayé de la faire interdire, des émeutes étudiantes dressèrent des barricades devant le Burgtheater où un nouveau Mai 68 faillit avoir lieu en novembre 88.

Provocateur, Thomas Bernhard, loin de baisser pavillon, bravait ses interlocuteurs de ses ricanements malicieux. Un documentaire le montre bouclant une interview dans un café en mimant pour la jeune journaliste tremblante et fascinée le ricanement du diable qui, déblatère-t-il, lui abat une main sur l’épaule gauche (« pour ça qu’elle est un peu plus basse que l’autre, vous n’avez pas remarqué… ? ») chaque fois qu’il rentre chez lui ; et il explique que de ce ricanement du diable vient son style répétitif, qu’il mime sous la table par torsions du pied.

Le râleur absolu

La comédie en prose qu’est Maîtres anciens constitue, avec Des arbres à abattre sous-titré « une irritation »… évidemment, un des morceaux de choix pour entrer dans cette œuvre qui mâche et remâche toujours la même exécration historique, très incarnée dans un style de râleur qui tourne en rond à plaisir et à la folie.

Pour preuve, voici la situation, à dessein très bornée par la notice théâtrale quand elle fut télévisée en janvier 2023 : « Atzbacher – le narrateur – a rendez-vous avec le vieux Reger, critique musical que depuis trente ans le gardien du musée, Irrsigler, laisse s’asseoir sur sa « banquette réservée » en face du tableau du Tintoret L’homme à la barbe blanche. Le temps semble s’arrêter et les idées s’enchaînent les unes après les autres. Les futilités s’estompent peu à peu pour laisser leur place, par un effort de transmission, à des réflexions philosophiques et parfois psychologiques poussées et nécessaires. » Poussées fort loin en effet dans l’atrabilaire…

Heidegger habillé pour l’hiver à jamais

Ne nous y trompons pas : le monologue du narrateur va certes tout passer à la moulinette de son humeur, toute l’Autriche et toute la culture, et n’en rien laisser, mais si elle le mène si loin dans un chant d’exécration, c’est qu’elle n’est pas amère, c’est pire : c’est la sainte et saine colère. Devant la bêtise cultivée notamment, qui fait que le nazi Heidegger a encore sa place en gloire (en France plus qu’en Allemagne, soit dit entre nous, l’Allemagne ayant fait son travail de culpabilité beaucoup plus que l’esprit « accommodant » des Français, qui menace encore d’être apeuré et compréhensif à l’égard des brutes à « ne pas humilier », n’est-ce pas).

Savourez, savourons

« Quand vous arrivez dans une réunion petite-bourgeoise, ou même dans une réunion aristocratico-petite-bourgeoise, très souvent on vous sert Heidegger dès avant les hors-d’œuvre, vous n’avez pas encore ôté votre manteau qu’on vous offre déjà un morceau de Heidegger, vous ne vous êtes pas encore assis que la maîtresse de maison vous a déjà, pour ainsi dire, apporté Heidegger avec le sherry, sur le plateau d’argent. (…)

D’ailleurs, pour la philosophie, Heidegger est fini, alors qu’il y a dix ans il était encore le grand penseur, à présent il ne fait plus que hanter pour ainsi dire les ménages pseudo-intellectuels et les réunions pseudo-intellectuelles et, à toute leur hypocrisie naturelle il en ajoute encore une, artificielle. (…)

Tout ce qui touche à Heidegger m’a toujours rebuté, non seulement le bonnet de nuit sur la tête et le caleçon d’hiver tissé à la maison sur le poêle chauffé par lui-même à Todtnauberg, non seulement son bâton de Forêt-Noire taillé par lui-même, mais justement sa philosophie de Forêt Noire taillée par lui-même, tout, chez cet homme tragi-comique, m’a toujours rebuté, (…) Heidegger m’a toujours fait l’effet d’un charlatan (…) »…

Allaient en pèlerinage chez Heidegger surtout ceux qui confondent la philosophie avec l’art culinaire,
qui prennent la philosophie pour un plat cuisiné, un rôti, un bouilli.
J’en ai la nausée.
Thomas Bernhard
 

Après cela, qui dira que Thomas Bernhard exagère ?…
J’avoue que Heidegger pourra toujours m’entretenir de son Etant de l’Etre (ou l’inverse), je ne peux porter le moindre crédit du moindre concept à un « philosophe » qui n’a vu aucun problème à l’idéologie nazie avant, pendant et longtemps après.

L’iconoclaste intégral

On peut trouver plus problématique l’intégral passage aux poubelles de l’Histoire auquel le narrateur et Bernhard vouent les « Maîtres anciens » : « Voyez-vous, Beethoven, le dépressif chronique, l’artiste d’Etat, le compositeur d’Etat par excellence – j’entends son échec, je vois sa tête de marche militaire, comprenez-vous ».
Là non, on ne comprend ni ne suit. Il ne voit partout que kitsch.

Non, non, les artistes, et même si ce sont les plus importants
et pour ainsi dire les plus grands, ne sont que kitsch et pénibles et ridicules.
Et si vous allez au théâtre, le ridicule, le pénible et le kitsch vous donnent positivement la nausée…
Thomas Bernhard

Au bout de toutes ces têtes qui tombent, quand vient le tour de Bach c’est tellement énorme qu’on pouffe de rire : « Même Bach, ce gros puant, à l’orgue de Saint-Thomas, n’a été qu’un personnage ridicule et profondément pénible, tout de même cela ne se discute pas. »
Cela ne se discute pas… : ici on voit la ruse de la colère et que l’auteur-narrateur s’amuse, en fait, à nous donner un grand coup de liberté de point de vue.

Le génie de la mauvaise foi

Le narrateur est inconsolable de la mort de sa femme à quatre-vingt-sept ans : elle a glissé dans une allée… Voyez les proportions que ça prend : « La Ville de Vienne ne sable pas le chemin du Musée d’art ancien, et le Musée d’art ancien ne prévient Police-Secours qu’après des injonctions répétées et pour finir les chirurgiens des Frères de la Charité bousillent l’opération et au bout du compte nous perdons l’être que nous avons le plus profondément aimé de tous les êtres uniquement à cause de la négligence de la Ville de Vienne et à cause de la négligence de l’Etat autrichien et à cause de la négligence de l’Eglise catholique »… rien de moins, au bas mot.

A ce point on n’est plus dupe. Et c’est à quoi vise la ressassante jubilation de Thomas Bernhard, dont le style, unique, tout en phrases qui tournent en rond pour épuiser le sujet sitôt énoncé, revient à pratiquer une danse de derviche tourneur qui épuise tout sens, toute croyance, toute valeur établie.
C’est toute la différence entre sa bave et celle de Céline et du sous-Céline qu’est Houellebecq : ces deux-là croient à ce qu’ils crachent, ils sont leurs propres dupes – ils sont bêtes.

#Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin avec Thomas Bernhard

A lire :

La plupart des Œuvres de Thomas Bernhard sont publiées par les éditions Gallimard.
On recommandera aussi, aux mêmes éditions, le volume Quarto qui lui est consacré, dont la partie biobibliographique, comme dans tous les volumes de cette collection, est notoirement riche, passionnante.
Sans oublier un Cahier de l’Herne, paru en 2021

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