Culture

Littérature : Marie-Philippe Joncheray, J’avance dans votre labyrinthe – Lettres imaginaires à Franz Kafka (Le Nouvel Attila)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 15 mars 2023

Franz Kafka laissa une abondante correspondance amoureuse. Mais nous manquent les lettres de ses correspondantes. Parmi elles il en est une, journaliste et traductrice, qui laissa sur lui quelques témoignages aussi originaux qu’elle : c’est Milena Jesenskà, qui est la femme la plus impressionnante de la vie de Kafka. Et voici qu’une auteure, Marie-Philippe Joncheray, a l’idée d’imaginer les lettres détruites de celle qui inspira un tel amour. Le résultat de ce J’avance dans votre labyrinthe aux éditions Le Nouvel Attila (255 p., 19 €) est très réussi pour Jean-Philippe Domecq, parce qu’inventé avec profonde justesse.

Une troublante expérience de lecture

Pardonne-moi, lectrice, lecteur, de dire « je » ; je ne me le permettrais pas si cela ne t’allait communiquer directement l’effet de vérité que produit ce livre original au fort effet de vérité. Je peux en témoigner comme tout connaisseur de l’œuvre et de la vie de Franz Kafka, une revue puis un éditeur ont publié un texte de moi sur son testament fameux parmi les « kafkologues » (on peut le retrouver dans la réédition de Qui a peur de la littérature ? aux éditions Mille et Une Nuits).
Ce texte montrait que, si l’Homère du XXème siècle demanda à son ami Max Brod de brûler tous ses écrits après sa mort, ledit ami, qui était une personnalité puissante de la culture d’Europe centrale, répondit qu’il n’en ferait rien, et Kafka de répliquer que d’accord mais on saurait qu’il a voulu ne rien laisser.

Parenthèse qu’on espère d’un autre temps : à propos de l’affaire « Faut-il brûler Kafka ? »…

Ici s’impose une parenthèse qui distinguera entre interrogation vertigineuse et bêtise non moins vertigineuse. Car si Kafka laissa pour testament sa note à son meilleur ami pour qu’il brûle son œuvre, il y eut des esprits « engagés » pour poser publiquement la question Faut-il brûler Kafka ? en 1946 dans la revue communiste Action. Il faut dire que le soviétisme voyait d’un mauvais œil toute littérature dite « noire », pessimiste, alors que l’avenir s’annonçait radieux grâce au prolétariat qui travaillait, lui.

Sartre, d’ailleurs, interviewé sur la récente pièce de Samuel Becket En attendant Godot, la jugea intéressante, certes, mais il préférait signaler une pièce « non-bourgeoise » qu’il avait vue à Moscou et qui mettait en scène la problématique d’une grève victorieuse en usine (il faut lire ça pour y croire, c’est dans les écrits et entretiens sur le Théâtre de Jean-Paul Sartre en Folio).
Toujours est-il que l’affaire Kafka fit grand bruit et, encore une fois, André Breton lança avec quelques proches, dont Antonin Artaud, Marthe Robert (auteure du génial essai Seul comme Franz Kafka) et Arthur Adamov, un tract qu’on relira avec un autre bonheur que les diktats de l’existentialiste sûr de lui et qui a tout faux (on peut lire ce tract, « Les Brûlots de la peur », sur le site Atelier André Breton). L’embarras que suscite toujours la littérature forte et fine demeurait tangible dans les années 1970 si vous alliez sur les traces de Kafka dans la Prague communiste : il n’y avait surtout rien sur lui dans la ville, rien que poussière sur la vitrine du magasin de son père à enseigne de choucas (qui se dit « kafka » en Tchèque), alors qu’aujourd’hui vous avez des tee-shirts et « menus Kafka » du pont Charles à la place Vanceslas.

Franz, l’œuvre ou l’amour

Kafka a tout sacrifié à son œuvre, dont il espérait « le salut », quitte à « renoncer aux joies de la musique, du sexe, et des salsifis » (sic). Sa correspondance avec Felice, à qui il se fiança à deux reprises et c’est bien le mot, est un cauchemar où on le voit déchiré entre l’impératif culpabilisant d’avoir une vie « normale » avec épouse et meubles qu’il tient à choisir comme il faut, et sa vocation pour laquelle il se sent à peine les forces requises. Les Lettres à Felice, deux gros volumes qui constituent un de ses meilleurs romans en fait, se terminent par une missive de joie immense où il annonce qu’on vient de lui trouver la tuberculose, il ne peut donc se marier… ouf ! Il en mourra. Non sans avoir vécu les mêles affres avec d’autres parmi lesquelles une femme autrement remuante, libre, vivace, une Lou-Andréas Salomé qui n’aurait pas peur d’aimer, imaginez.

Le fantôme de Milena

Imaginez, oui, quel ne fut pas mon sentiment d’hallucination lorsqu’un jour, par le hasard de Facebook que je consulte très rarement, je tombe sur une lettre de Milena répondant à une carte de Franz. La lettre était conséquente et enlevée comme l’était cette femme dont l’aura a laissé sillage jusqu’à nous. Du genre :

« Nous sommes éternels puisque tu le dis : «Dans cent ans nous serons un jour amis devant notre cabane.» Je recopie tes phrases et les apprends par cœur. Elles m’accompagnent partout. Tes lettres me tourmentent parce qu’elles sont d’une vérité si puissante et profonde, parce que je comprends si intimement ce que tu me dis. C’est une vérité qui me perfore. Les larmes me viennent aux yeux parce que c’est trop beau, c’est trop grand, tu es trop grand pour moi. Il nous arrive quelque chose de si b eau que nous sommes trop petits, nos vies sont trop étroites pour contenir cette joie. C’est de l’infinie beauté »…etc, c’est daté du 30 juillet 1920 à Vienne, je me dis que cela concorde, qu’on a peut-être retrouvé les lettres de Milena Jesenska, après tout j’attends depuis longtemps l’édition française des lettres professionnelles de Kafka, qui a occupé un poste important à la succursale des Assicurazione Generali de Prague, ce qui ne l’empêchait pas d’écrire des lettres de 30 pages pour demander humblement un congé d’une journée, avec certificat médical long comme une radio pulmonaire anticipée…

Eh bien non, cette lettre de Milena était d’une autre, d’une certaine Marie-Philippe Joncheray, jeune auteure dont j’avais lu sa participation à la belle revue littéraire Daïmon. Milena, elle, était morte en Camp, où elle a laissé un souvenir d’héroïsme dont a témoigné sa biographe, Margarete Buber-Neumann.

Destinée de Milena

Biographie que rappelle en condensé l’engageante préface de ses Lettres imaginaires à Franz Kafka . Celui-ci a pu entendre parler de la jeune Milena parce qu’elle avait réputation de délurée, de belle rebelle, ayant fait les 400 coups très jeune, avec fêtes à la slave, amants, drogue, et émancipation féminine, à l’esprit féru de littérature. Je m’étais laissé dire qu’à minuit en pleine virée imbibée, elle crie à son amant qu’elle va le rejoindre à la nage et plonge nue dans la Vlatva, après quoi on filera jusqu’à l’aube et une lointaine auberge, riant de vodka. Kafka est à l’opposé, il n’y a qu’à voir ses photos : costume cravate strict, propre sur lui, petit air à la Chaplin qui s’excuserait d’exister (de fait, toute la famille Kafka sera décimée pendant la Seconde guette mondiale). Milena est mariée à un homme qui lui en fait voir de tordues sur le plan sentimental et sexuel, Kafka a peur du sexe. Milena a repéré ses rares textes publiés.

Rien de mieux que la première lettre que lui suppose Marie-Philippe Joncheray, un siècle après, pour comprendre le début de cet amour qui aura la postérité pour éternité.

Vienne, le 6 mars 1920
Cher Docteur Kafka, La traduction est difficile mais c’est un labeur lumineux.
Depuis que je vous ai rencontré – rencontré votre œuvre – je me sens portée et comprise.
C’est la raison qui me pousse à vous traduire et à vouloir vous traduire encore.
Sur cet étroit chemin entre nous, j’ai trouvé une place.
Vos textes me sauvent, je ne suis donc pas seule sur terre à souffrir. 

Milena par Marie-Philippe Joncheray

La cavalcade amoureuse

A partir de là, Milena ne va pas traîner, ce n’est pas son genre, si c’est celui de Franz de lui écrire à fond pour ne pas céder à la tentation charnelle qui lui fait peur à proportion qu’il l’éprouve. De « Cher Docteur » (en Droit du travail qu’est Kafka), elle passe vite à « Franz K », puis « FranzK » (« prénom valise » qui est une des pertinentes trouvailles de Marie-Philippe Joncheray). Car si « le style c’est l’homme » et aussi la femme, ces deux-là se rencontrent et s’aiment grâce au pouvoir véridique et révélateur de leurs mots : « Oui, lorsque nous nous lisons nous sommes terriblement liés, terriblement ensemble. »

Et le chant ici n’a rien d’illusoirement lyrique, elle ne se trompe aucunement sur cet être malingre à qui Maurice Blanchot, qui écrivit sur Kafka dans l’Entretien infini, aurait pu attribuer cette belle expression : « C’était quelqu’un d’absolument insuffisant », tout étant d’ans l’ « absolument » évidemment, comme d’ailleurs dans le mal compris « il faut être absolument moderne » de Rimbaud dont il fallait lire l’adverbe plutôt que l’impératif catégorique moderne. Milena à sa façon aime la grêle fragilité homérique de Franz.

J’aime votre silhouette et aussi cette façon que vous avez de vous tenir entre la vie et la mort
– oui, je vois votre squelette, oui, il s’agit bien de cela, vous organisez votre disparition
– j’ai rêvé que je vous embrassais et je sentais sur ma bouche votre mâchoire – étrange sensation –
c’était votre façon très particulière d’embrasser – bien sûr c’était un peu inquiétant.
Mais c’est cette façon que vous avez de vous tenir au bord qui rend vos récits si denses, si importants, si signifiants.
Milena par Marie-Philippe Joncheray

J’annonçais que ces lettres qu’a imaginées une auteure d’aujourd’hui étaient d’une fine justesse et véridiques ; on en a la preuve par analogie expérimentale en comparant ces lignes inventées à la rubrique nécrologique que Milena consacrera à Kafka dans un journal tchèque.

La lucidité amoureuse

« Avant-hier est mort au sanatorium de Kierling près de Vienne le Dr Franz Kafka, écrivain allemand vivant à Prague. Très peu de gens le connaissent car c’était un ermite, un homme qui connaissait la vie et qu’effrayait la vie. (…) Il était de ceux qui, depuis toujours, se savent impuissants, se soumettent et, ce faisant, couvrent de honte le vainqueur. (…) Ses nerfs ultra-sensibles lui permettaient de pénétrer, comme un voyant, dans les arcanes d’un être, simplement en saisissant une expression fugitive sur son visage. Sa connaissance du monde était aussi extraordinaire que profonde. Il constituait lui-même un univers extraordinaire et profond. Il a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande. Ils ont l’ironie sèche et le don de vision sensible d’un homme qui a ausculté le monde avec une clairvoyance si extraordinaire qu’il n’a pu le supporter. (…) Tous ses ouvrages évoquent l’horreur de malentendus mystérieux, d’une faute non identifiable dont se seraient rendus coupables les hommes.
C’était un homme et un artiste doté d’une conscience si scrupuleuse qu’il demeurait encore vigilant là où les autres, les sourds, se sentaient déjà en sûreté.
 »

Chapeau, Milena ! Ton Franz était génial, tu ne l’étais pas moins.
Et tu démontres qu’il n’y a pas plus intelligent que l’amour quand les mots le font.
# Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin avec Franz Kafka

Sur youtube, Marie-Philippe Joncheray lit plus de 340 lettres de Franz Kafka à Felice Bauer (traduites de l’allemand par Laure Bernardi et Jean-Claude Rambach,  publiées par Gallimard en 2022, Pléiade) .

A écouter : Felice, Milena, Dora, Ottla : quatre femmes avec Kafka, récit de Ruth Zylberman, LSD, France Culture. Les trajectoires de quatre femmes dans leur proximité biographique et symbolique avec Kafka et son œuvre : Felice Bauer, Milena Jesenská et les plus méconnues : Dora Diamant, l’amour de la dernière chance et Ottla, la sœur tant aimée.

De Franz Kafka, les œuvres sont parues en multiples éditions et traductions renouvelées.

  • Dans l’édition Pléiade, on remarquera, à côté des romans et récits connus, la myriade de fragments qui montrent que récits de rêves et amorces de récits ont même source chez Kafka.
  • Lettres à Felice (2 volumes), et à Milena (un volume), chez Gallimard
  • La réédition des Journaux, traduits par Robert Kahn, éditions NOUS, 2020.
  • Margarete Buber-Neumann, Milena, trad. Alain Brossat, éditions du Seuil, 1986.
  • L’envoûtante version du Procès filmée par Orson Welles, cauchemar de ballet crispé dans le dédale de la Gare d’Orsay en chantier.

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