Culture

Littérature : Philippe Bordas, Le Célibataire absolu, Pour Carlo Emilio Gadda (éditions Gallimard)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 25  février 2023

Rares sont les écrivains qui prennent la plume pour louer l’influence d’un auteur contemporain. Philippe Bordas nous fait vivre, avec toute l’originalité de son parcours d’écrivain, ce que fut la découverte de l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda (1893-1973) qui marqua sa sensibilité en profondeur. Le célibataire absolu (éditions Gallimard, NRF, 44 p. 30€) est pour Jean-Philippe Domecq, un « véritable carnet de bord autobiographique d’une formidable aventure personnelle ». Il condense la fascination pour un « géant » du XXème siècle, moins connu que Joyce, Proust ou Musil, mais leur égal et tout autant inventif. Cet essai littéraire comprenant une riche et subtile iconographie s’est vu décerner le Grand Prix de la Critique littéraire 2022 du PEN Club français.

Je vis et survis comme si la langue française était toujours souveraine et susceptible de sacrifice joyeux…
Mieux vaut rire du désastre ! Car la question de la joie est capitale ! Celle du jeu !
Philippe Bordas, Réponse à la remise du Grand Prix de la Critique littéraire 2022 du PEN Club français

Un assoiffé dans le désert structuraliste… 

Philippe Bordas déclare ce qu’il doit à Carlo Emilio Gadda dans son essai illustré, Le Célibataire absolu (éditions Gallimard)

Philippe Bordas, précédemment auteur de trois romans et trois essais dont l’un sur ce qu’il entend par L’invention de l’écriture, fit des études de Lettres qu’on dit « modernes » dans la filière universitaire, indication qui dans son cas n’a rien d’académique car elle donne la mesure du saut et du salut littéraires qu’il a connus.
Ses diplômes en effet, et ses premières années d’enseignement de par le monde, à Moscou, Cythère, et Nairobi jusqu’en Afrique dont il a ramené un ouvrage photographique, L’Afrique à poings nus, ont été marqués, péniblement et il le dit avec un tonique sens critique, par l’assèchement langagier qui régnait alors dans les études de lettres au temps de ce que l’on a appelé « la Nouvelle Critique » et des grands « bons en avant » qui n’étaient pas que maoïstes mais aussi théories de la production littéraire, dans lesquelles il fallait faire le tri, tant ce fut aussi une période unique de fertilité dans la réflexion linguistique et stylistique.

Philippe Bordas n’osait s’avouer sa frustration devant des théorèmes du genre « le roman d’aventure est l’aventure du roman », lui qui avait découvert les livres de la manière la plus directe qui soit : sur les genoux de son grand-père qui, dans le fin fond de sa Corrèze natale, lui lisait Alexandre Dumas et Les Misérables.
Et voilà qu’un jour, sur les rayons de la bibliothèque du Centre Pompidou, il pose la main sur un livre d’un auteur italien qu’il ignorait, dont la photo en médaillon sur la couverture lui rappelle son conteur de grand-père.

Tombé dessus et dedans par hasard…

Il s’agissait de Carlo Emilio Gadda (1893-1973), aujourd’hui tenu pour des plus importants parmi les écrivains italiens, dont Gadda se tenait pourtant à l’écart, par timidité, mépris de milieu et des manières littéraires, mélancolie sociale aussi, lui qui fut l’héritier d’un père qui misa son rêve de notabilité sur une demeure ancienne dont les perpétuels travaux ruinèrent la famille.

De ce fait, Gadda, perpétuel complexé que Philippe Bordas rédime en « Célibataire absolu », s’est trouvé en travers de tout, et plus proche des petites gens, par passion pour leurs multiples dialectes, que ne l’étaient les auteurs « engagés » de son temps, façon Alberto Moravia (1907-1990). Le cinéaste et poète Pier Paolo Pasolini (1922-1975) ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui fut des premiers à signaler Gadda à l’attention générale. Un film, Meurtre à l’italienne de Pietro Germi, avec Claudia Cardinale, fut même tiré en 1959 de L’Affreux Pastis de la rue des Merles, retraduit en 2016 (aux éditions du Seuil comme la plupart de ses œuvres) sous le titre de L’Affreuse Embrouille de via Merulana, son roman le plus accessible, ou le moins difficile, disons, car à intrigue policière, mais quelle intrigue, infiniment ramifiée à la Gadda…

En France toutefois, si un passionné de littérature comme le jeune Bordas le découvre un peu par hasard, c’est que Gadda était encore réservé aux happy few, alors qu’il était bien édité et surtout remarquablement mis en relief par son meilleur traducteur en français : Jean-Paul Manganaro.

Il faut dire que traduire Gadda, c’est traduire un roman de la langue italienne.

Comme Dante

En effet, Carlo Emilio Gadda sillonna l’Italie guidé par sa fascination pour ses dialectes, qu’il collecta, combina les uns aux autres en fonction de la richesse de l’un que comblait la nuance de l’autre et les images du troisième, jusqu’à en faire une seule langue, la sienne, unique en Italie. Autrement dit, sa vie, à Gadda, et son œuvre, furent l’aventure du langage. Autrement dit encore, et c’est pourquoi Pasolini fit cette magistrale comparaison : Gadda opéra comme Dante qui, en son temps, écrivit avec les quatorze principaux dialectes de l’Italie qui n’avait alors pas de langue unitaire, et à laquelle la Divine Comédie donna la sienne…

Ne croirait-on pas entendre Dante sur une des bolges de son célèbre Enfer lorsque Gadda médite ainsi, comme menton en main, sur l’histoire du siècle où il a subi entre autres Mussolini… :

Qui pourrait être le témoin véridique du bouillonnement tumultueux du siècle qui se dissout aujourd’hui,
si ce n’est le passeur qui crie malheur aux méchantes âmes,
et qui leur promet dans l’au-delà cette autre rive où descendent les ombres ?

Carlo Emilio GaddaCarlo Emilio Gadda

Cela fait que les romans de Carlo Emilio Gadda, le lecteur doit le savoir, sont des romans où, pour y entrer et s’en émerveiller, il faut accepter que la langue ne soit pas seulement le véhicule des pensées et expressions, mais une matière en soi, qui génère un monde, le monde, notre rapport au monde, à vrai dire.
Pour autant, on ne doit pas craindre l’ésotérisme linguistique, rien à voir avec l’opacité emmurée, pour ne pas dire l’autisme littéraire, dans laquelle est tombé James Joyce avec Fineggans Wake, s’il m’est permis d’émettre un doute quand un texte devient à ce point indéchiffrable pour tous mortels.

La découverte d’un auteur comme aventure autobiographique             

A la langue-monde de Gadda, le Français Philippe Bordas s’est senti obligé de se confronter, quitte à apprendre l’italien, pour mieux comprendre et savourer. Il a donc commencé par traduire et retraduire pour lui-même les textes qu’il glanait en revues. Il faut dire qu’outre le grand-père initiateur, Bordas avait une autre donnée biographique, à la fois directe et sympathique, qui le prédisposait à aimer la brassée des langues. Ayant passé sa jeunesse dans une cité de banlieue, il avait été nourri à tous les dialectes de la jeunesse urbaine et mêlée.

Né parmi les dialectes vieux et jeunes, le patois de Corrèze et les argots d’exode de la ville nouvelle,
je n’avais jamais parlé le français tout à fait, de sorte que j’avais divinisé son écriture,
comme les écoliers des colonies, les immigrés de l’intérieur.
J’avais passé mon enfance sous l’écho des langues plus-que-vivantes, bruissantes et criantes, de la Babel de béton
où nous étions agglutinés à cent jargons cent sabirs en ébullition sous le même couvercle.

Philippe Bordas – Le Célibataire absolu

Ce simple extrait indique assez l’inventivité verbale de Philippe Bordas, qui fait de cet essai un exemple de ce que la littérature apporte à l’esprit d’analyse. Et, bien sûr, à la vie ; car cet essai est le carnet de bord autobiographique d’une formidable aventure personnelle, restituée avec modestie et justesse, brio nécessaire quand il le faut, méditatif quand il le faut.

Où l’on voit que découvrir un auteur est une aventure pas moins palpitante qu’un feuilleton géographique…

 Toi lecteur, amolli et découragé, stupéfait par le sérieux forcené de tous les romans simplets de la rentrée,
n’oublie jamais que le rire (la rage gaie) reste le point commun de tous les grands inventeurs de langue.
 Shakespeare, Rabelais, Saint-Simon, Sterne, Joyce, Proust, Céline, Gadda :
tous les géants auteurs, tous les réputés difficiles à lire sont les plus follement drôles et joyeux. 
Philippe Bordas, Réponse à la remise du Grand Prix de la Critique littéraire 2022 du PEN Club français

#Lu par Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin avec Carlo Emilio Gadda

A lire :

Les œuvres de Carlo Emilio Gadda sont, pour la plupart, parues aux éditions du Seuil,
et ses chefs d’œuvre repris dans la collection de poche « Points-roman ». On pourra commencer par La Connaissance de la douleur.

Partager

Articles similaires

Le carnet de Lecture de Caroline Rainette, auteure et comédienne, Alice Guy, Mademoiselle Cinéma

Voir l'article

Le carnet de Dédicaces de Laure Favre-Kahn, pianiste

Voir l'article

Les Notes du blog ‘5, Rue du’, de Frédéric Martin, photographe existentialiste

Voir l'article

Le Carnet de Lecture d’Aurélien Lehmann, tap dancer

Voir l'article