Culture

Poésies verticales, de Roberto Juarroz (Gallimard – José Corti éd.)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 28 juin 2023

« Et pendant que la pensée ne trouve pas/le détail nécessaire pour s’endormir,/il y a quelque chose qui a naturellement cessé d’attendre,/quelque chose au centre même de l’attente. » Roberto Juarroz est de ces poètes qui prouvent, immanquablement, que la poésie est d’une nécessité absolue. La dimension que le poète argentin a privilégiée au point de lui donner titre pour l’ensemble de son œuvre, Poésies Verticales (éditée chez  Gallimard et José Corti éd.) confirme que la poésie répond à un appel d’air essentiel, métaphysique. Relire Roberto Juarroz est selon Jean-Philippe Domecq donc d’une pérenne actualité.

Cet obscur objet qu’est la poésie

Qu’un poème soit mauvais se voit moins qu’un mauvais roman ; d’une part, parce que dans celui-ci le public est tout content de retrouver son quotidien et se sent soudain très sociologue ; d’autre part, parce qu’un poète peut toujours faire illusion, littéralement, en s’en tirant par le flou, l’évanescent, ou le laconique censé suggérer ce qu’on voudra. Lorsqu’un poème est bon, par contre, ce doit être imparable, car il a peu de mots et pages pour retenir notre attention. Autant d’indices qui confirment la perpétuelle difficulté à définir la poésie qui, à côté des autres genres littéraires, reste le plus volatil en apparence.

Et puis l’on tombe sur un poème du franco-roumain Gherasim Luca (1913 – 1994), du Mexicain Octavio Paz (1914 – 1998), du franco-belge Henri Michaux (1899 – 1984), du Portugais Fernando Pessoa (1888 – 1935)… ou de l’Argentin Roberto Juarroz (1925 – 1995), et là, c’est l’évidence. Que ce poète-ci trouve place parmi les plus importants de la seconde moitié du XXème siècle, situe le niveau ; Roberto Juarroz mérite d’être plus connu, et, surtout, lu, relu. On va voir qu’avec lui aussi, la poésie « donne un sens plus pur aux mots de la tribu », ainsi que l’énonçait Stéphane Mallarmé (1842 – 1898).

Peu importe soi

Mais d’abord, sa biographie ? Déceptive à souhait, volontairement. Même en interviews Roberto Juarroz s’est livré le moins possible sur sa vie. Dans un poème de la Douzième poésie verticale, il glisse : « Abandonner sa biographie/ et ne pas reconnaître ses propres données,/ c’est alléger la charge pour le voyage. »
Disons quand même qu’il fut d’abord bibliothécaire, comme un autre grand Argentin Jorge Luis Borgès son contemporain (1899 – 1986), mais à la différence de celui-ci, qui se vit barrer le Prix Nobel pour cette raison, Roberto Juarroz ne se compromit pas avec le régime de Péron et en perdit momentanément son poste, avant de partir étudier à Paris et voyager en Europe, où il rencontre celle qui lui inspire ses poèmes de méditation amoureuse, la poétesse Laura Cerrato. Il fonde et publie, de 1958 à 1965, la revue Poesia = Poesia, équation qui confirme l’anti-lyrisme et le refus de la métaphorisation à laquelle beaucoup ramènent la poésie.

A la verticale de l’existence

L’un de ses introducteurs en France et de ses plus fins commentateurs, Roger Munier, explique pourquoi « la langue de Roberto Juarroz est sobre et d’une transparence cristalline, presque sans images. Les images sont dans la pensée. Et finalement dans les mots, (…) eux-mêmes verticaux, dressés seuls et nus, comme nous qui les lisons dans le vertige… ».

Vertige ? Autant de poèmes numérotés, autant de prises de conscience du vertige de vivre :

Oui, il y a un fond.
Mais aussi un au-delà du fond,
Un lieu du revers des visages.

Il y a des traces de pas en ce lieu,
du moins leur promesse,
lecture d’aveugle qui passe les points,
lecture continue
ou lecture de sourd
sur les lèvres d’un mort.
Oui, il y a un fond.

C’est le lieu où commence l’autre côté
symétrique de celui-ci,
peut-être celui-ci répété,
peut-être celui-ci et son double,
peut-être celui-ci .            

Roberto Juarroz, Première Poésie verticale, n°12 – 1958

Pourquoi ce titre unique pour l’ensemble de l’œuvre au long d’une vie de création ? Cette verticalité rappelle pertinemment à Réginald Gaillard, préfacier de l’édition qu’il a établie dans la collection Poésie/Gallimard, les statues de Giacometti et notamment L’Homme qui marche, « mû par sa volonté, mais celle-ci demeure écartelée entre ce qui le dépasse – un ciel, un horizon inaccessible, une aspiration à ce qui est plus grand – et une terre qui le supporte et dans laquelle il est irrémédiablement fiché quelles que soient ses aspirations ».

La stupeur de vivre

Dès lors on fait son pas comme on peut dans l’infini sous nos pas, sur nos têtes. Le chemin est entre émerveillement et stupeur, dans un étonnement métaphysique qui accroit la présence physique de toutes choses et éléments et l’absence d’éléments et choses :

Je pense qu’en ce moment
il n’est peut-être personne au monde qui pense à moi,
que moi seul je me pense,
et que si je mourais maintenant,
personne, pas même moi, ne me penserait.

Et voici que commence l’abîme,
comme lorsque je m’endors.
Je suis mon propre appui et je m’en prive.

Je contribue à tapisser d’absence toute chose.
c’est peut-être pour cela
que penser à un homme
revient à le sauver.
Roberto Juarroz. Poésie verticale I, poème n°2

Et voyez comme alors on voit, étrangement, évidemment :

La chevelure du froid
n’admet aucun nœud coulant,
pas même l’étrange complicité de la feuille
lorsqu’elle est au milieu de sa chute
Poésie verticale IV, poème n°12, 1969

Une géométrie mystique

Il n’est pas besoin d’être un Saint ou croyant pour éprouver, au-delà et par notre sensibilité, cette sensation qui fait de la vie une étonnante possibilité qui inclut toutes celles qui n’attendent que nos mots, nos vues, extérieures et intérieures, au-delà de nos mots et vues :

Et pendant que la pensée ne trouve pas
le détail nécessaire pour s’endormir,
il y a quelque chose qui a naturellement cessé d’attendre,
quelque chose au centre même de l’attente.
Poésie verticale IV, poème n° 6

# Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin avec Roberto Juarroz

Roberto Juarroz, Poésies verticales I – II – III – IV – XI, édition bilingue, de Réginald Gaillard, Traduction de l’espagnol (Argentine) par Fernand Verhesen, collection « Poésie/Gallimard », 370 p, 10,10 €.

Roberto Juarroz Poésie et création éditions José Corti

Les éditions José Corti ont assuré nombre d’éditions des œuvres de Roberto Juarroz, notamment celles qui ne sont pas réunies dans le précédent recueil, les Dixième, Treizième, Quatorzième et Quinzième Poésies verticales.

Fidélité à l’éclair, Conversations de Roberto Juarroz, traduites par Jacques Ancet, éditions Lettres vives, collection « Terre de poésie », 2001.

Etudes :

  • Michel Camus, Roberto Juarroz, Mais au centre du vide il y a une autre fête, Jean-Michel Place éditeur, 122 p, 8€.
  • Nunc n°47 (printemps 2019), la revue européenne consacre un numéro à Juarroz 
  • Poésie 90, n° 35, décembre 1990

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