Culture

Littérature : Tomãs Nevinson, de Javier Marias (Gallimard)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 26 janvier 2023

Tomãs Nevinson : c’est le dernier roman de Javier Marias (tous publiés chez Gallimard). Dernier, hélas, car ce romancier espagnol, dont l’hommage de Jean-Philippe Domecq révélait la place fondamentale dans la littérature mondiale récente, nous a quittés le 11 septembre 2022. Dernier roman, hélas, car il confirme que l’auteur de Ton visage demain, était en pleine forme littéraire. Dernier, hélas, parce que ce roman est aussi prenant que le précédent, Berta Isla, avec lequel il forme diptyque.

Un grand personnage féminin

A sa parution en 2018, Berta Isla, de Javier Marias, fut salué à l’égal de ses précédents romans, et même plus grâce à eux, pour son magnifique portrait de femme moderne. Et le prestigieux journal El Païs de conclure, pour ceux d’entre nous qui ressentons que la littérature est un moyen d’élargir et nuancer notre vie :

Berta Isla nous rappelle pourquoi le roman, entre les mains des grands écrivains,
est encore la seule façon pour les êtres humains de se connaître véritablement.
El Païs

Javier Marias en effet avait créé une Pénélope moderne, attendant son époux et père de ses deux enfants, nouvel Ulysse parti dans les réseaux périlleux et souvent mortels de l’espionnage international sans lequel nos démocraties seraient victimes de l’espionnage des autocraties ou du terrorisme régionaliste, en l’occurrence l’IRA irlandaise et l’ETA basque qui dans ces romans font irruption par documents avérés de leurs attentats qui avaient bouleversé les opinions publiques.

De l’épouse d’espion à l’époux sur le retour

Berta Isla et Tomãs Nevinson se sont rencontrés jeunes et, tout en s’initiant aux arcanes de soi et de la sexualité avec la liberté des mœurs heureusement acquises par nos progrès occidentaux, ont tôt su qu’ils étaient voués l’un à l’autre, sans sentimentalisme, en profondeur sensible. Le problème, et l’intrigue, ne sont pas venus de leur couple, mais de ce que ce couple fut souvent puis indéfiniment séparé par l’activité d’espion, entre Espagne et Grande-Bretagne, où est tombé Tomãs en raison d’une aptitude repérée par les universitaires délégués de l’espionnage (Oxford infiltré par Scotland Yard… c’est le côté James Bond de Ian Fleming que Javier Marias ne méprise pas comme un sous-genre) : sa télépathique faculté à discerner les caractères susceptibles de trahir.

La trahison hante toute l’œuvre de Marias  (voir notre Hommage dans Singular’s).

Diplômé et multilingue, Tomãs a accompli des « opérations » commanditées par les Services Secrets britanniques ; qui dit secret dit obligation de disparaître totalement une fois certaines missions et liquidations accomplies. C’est ainsi que la jeune mariée ne verra son mari réapparaître que par éclipses, puis disparaître pendant des années, au point qu’on finit par lui annoncer sa mort pour le cacher en « agent dormant » qui peut toujours servir. Elle en doute. Elle a pourtant toute l’émancipation d’esprit pour vivre autre chose ; mais non, c’est par-delà fidélité. Et c’est là que le portrait condense toute sa singularité : une fidélité au cœur du secret dont elle ne sait rien et dans lequel son homme la laisse… malgré lui : c’est comme si elle le sentait, que c’est malgré lui, et ce pendant des années et des années.

Je ne vous raconte pas quand il sonne à la porte…
Marias sait nous offrir de ces moments de culot hollywoodien
qui nous arrachent des larmes avec un formidable sens de l’enroulé mélancolique…
Du grand saxo littéraire.

L’espion qui doit approcher trois femmes…

Nous voici dans le deuxième volet du diptyque, Tomãs et Berta revivent sous le même toit à Madrid. De là à dire qu’ils vivent « ensemble », la distance silencieuse et le secret trop complet ont creusé l’écart. Berta est trop fine pour ne pas hausser les épaules et ironiser sans essayer de dissuader Tomãs lorsqu’il lui annonce, au bout de quelques mois de désœuvrement, qu’il s’est laissé persuader de reprendre du service pour une dernière mission. Cette fois il doit rechercher laquelle des trois femmes dont son supérieur londonien lui montre les photos, avait participé activement aux sanglants attentats commis par l’ETA basque. Une fois qu’il l’aura découverte, il devra la liquider, histoire d’apurer le passé et de dissuader toute résurgence.

Et le voilà parti, sous une fausse identité d’enseignant en lycée – ce qui fait balancer la narration du « je » au « il » et retour au « je » selon un ingénieux fondu-enchaîné de dédoublement littéraire -, dans une ville moyenne d’Espagne, où les trois femmes sont installées depuis vingt ans qu’ont eu lieu les tueries. Le suspense est habilement psychologique : nous, lecteurs, nous nous retrouvons dans la position de Tomãs Nevinson à essayer de repérer l’indice qui confirmera que c’est cette femme-ci et pas une autre qui fut terroriste.

Comment savoir qui cache un terrible passé ?…

Les trois femmes ont une existence sociale établie, tranquille en apparence, mais peut-être seulement en apparence et là-dessus il ne faut pas se tromper, pas question de tuer par erreur. A cette fin, Tomãs doit les approcher de près, intimement même s’il le faut, y compris par le sexe (coucher par mission…). La première est attirante d’être très grande et un peu chevaline, qui tient son restaurant avec dégagement et sans trop parler : « Il était tout à fait possible que celui qui oserait faire l’amour avec elle fût satisfait et désirât renouveler l’expérience, le problème étant que, pour se jeter à l’eau, il fallait une sacrée dose d’audace, se disait-il en la regardant s’activer avec sollicitude parmi sa clientèle telle une espèce de géante bienveillante, soucieuse de se faire pardonner d’avoir des dimensions pareilles. »

Trop gentille pour être honnête ?

Ou alors l’ex-terroriste pourrait-elle être la collègue enseignante, très sympathique et toujours prête à rendre service, en qui « on lisait à livre ouvert (…) ; elle riait et s’attristait au bon moment, elle pleurait en regardant un film conçu pour faire pleurer dans les chaumières, du moins l’avouait-elle sans la moindre honte, comme si c’était la seule chose à faire. (…) Loin d’être creuse, sa tête était, dirions-nous, une mécanique peut-être un peu trop rudimentaire et docile pour être authentique »… ah, tant de simplicité serait-il précisément l’indice ?

Au demeurant elle est l’épouse aimée d’un Lopez Lopez Lopez (Marias et les noms… ! c’est toujours un régal de farce), mariole qui tripatouille entre affaires et élus locaux, dont la vulgarité joviale et insolente vous la joue sympa, le culot à la « il faut le faire ! » à la Bernard Tapie local, avec « sourire à toute épreuve », banane à la Elvis et « favoris en côtelettes sobres et modestes », « fermant scrupuleusement les trois boutons argentés (à moins qu’il n’y en eût six) » de ses « complets avec une prédilection pour les verts (vert Nil, vert chrysolite, vert androïde) ».

Quelle allure…

Javier Marias (1932-020) Photo DR

Ou alors, l’assassine à assassiner serait-elle la troisième femme, qui « améliorait ce monde en le traversant. Sinon par ce qu’elle faisait, du moins rien qu’à la voir. Elle lui donnait du lustre et le mettait en valeur, ou l’exaltait ». Mais alors, que fiche-t-elle à l’ombre de cet autre mari dans le genre important, parfait conservateur méprisant ? Les habitants de la ville provinciale bon teint « la regardaient à la dérobée quand elle passait, non que ce fût interdit (elle se montrait affable et cordiale avec chacun) (…). Somme toute, elle inspirait à celui qui la regardait une retenue qu’il avait peut-être à jamais perdue. » De ces femmes dont le narrateur se dit : « Mieux vaut qu’elle ne soit ni à moi ni à qui que ce soit d’autre. » On comprend qu’il soit « par moments en proie à l’idée que, si je faisais une découverte fatale, ce serait peut-être à moi de l’expédier dans la sphère des morts »…

On le voit, Javier Marias n’avait rien perdu de son sens du suspense intérieur,
ni de son art du portrait.
Ni de sa capacité à y fondre l’actualité politique,
dont il a toujours décrit l’influence intime.

Beaucoup trop mûr et fin pour être idéologique ni indifférent. Par-delà tout pessimisme et illusion.

#Lu par Jean-Philippe Domecq

Références bibliographiques

  • Tomãs Nevinson, traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek, éditions Gallimard, 728 p., 26,50€

Toute l’œuvre de Javier Marias est parue chez Gallimard, en Folio et en broché.
Recommandons en priorité :

  • Si Rude soit le début,
  • Comme les amours,
  • Demain dans la bataille pense à moi,
  • Un cœur si blanc,
  • Berta Isla,
  • et la trilogie que j’ose traiter de « Guerre et Paix » contemporain : Ton visage demain.

Partager

Articles similaires

Le carnet de lecture de Sabine André-Donnot, plasticienne

Voir l'article

Hommage de Grégory à son père, Marcel Mouloudji

Voir l'article

Le carnet de lecture de Jason Gardner, photographe, We the Spirits (Gost Books – Galerie Rachel Hardouin)

Voir l'article

Le carnet de lecture de Ludovic Roubaudi, romancier, Le Diplôme d’Octobre.

Voir l'article