Culture
Matisse - Cahiers d'Art, le tournant des années 30 (Musée de l’Orangerie - Musée Matisse)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 17 mai – revu 27 juillet 23
« Devant la toile, je n’ai aucune idée. » Rien de plus émouvant qu’un artiste qui doute et qui à force de créativité, trouve un nouveau souffle. Et quelle respiration quand il s’agit d’Henri Matisse (1869-1954) ! Alors qu’il est consacré partout, le sexagénaire redoute un « enterrement de première classe ». Dense, et éclairante, l’exposition « Le tournant des années 30 » retrace cette décennie charnière de ces « tableaux d’expérience » – de La Danse (1933) au La Blouse Roumaine (1940) que La Revue Cahiers d’Art a documenté. Après le Musée de l’Orangerie, pénétrer dans la fabrique d’une œuvre ‘en progrès’ est fascinant et d’une modernité éblouissante au Musée Matisse – Nice (jusqu’au 24 septembre 2023).
Sortir de l’impasse
Alors qu’il est au fait de la consécration, qu’il vit comme une relégation, Matisse se cherche. Depuis 1928, sa production laborieux et pénible ralentit tant le maître du Fauvisme se refuse à se laisser enfermer dans une manière, même si elle lui est propre. Pire, progressivement la nécessité de peindre l’a abandonné. Le voyage qu’il entreprend en 1930 à Tahiti (où il se contente de dessiner) et aux États-Unis le régénère. Surtout il revient avec un prodigieux défi : la commande de son mécène américain Albert C. Barnes, d’une grande composition murale de 14 mètres de long autour du thème de la danse pour le hall d’entrée de sa fondation.
Ce changement d’échelle, du petit ou moyen format à une réalisation architecturale d’ampleur va lui permettre – à force d’expérimentations qu’il documente avec le soutien des Cahiers d’Art de Christian Zervos – de reprendre le corps à corps avec la peinture après quinze années employées à travailler au chevalet d’après modèles. Tout en trouvant la force de résister au poids du regard rétrospectif lié à son âge et à sa renommée.
Au cours de cette décennie de l’entre-deux-guerres, Matisse va, à partir de la réalisation de La Danse, reposer les fondements de son art, reformuler, radicaliser ses processus formels de création et parvenir à réinscrire son œuvre au cœur même des grands courants d’idées qui portent l’actualité artistique
Commissariat Cécile Debray, Claudine Grammont et Matthew Affron. Catalogue
Une renaissance
Très dense, magistralement aéré, le parcours de l’exposition s’attache à articuler le travail de Matisse durant la décennie autour de quelques grandes thématiques selon un fil chronologique. Un prologue autour de la fin des années 1920 s’appuie sur les premiers numéros des Cahiers d’art de 1926 et 1927, qui intronisent Matisse dans le panorama artistique avec ses plus récentes et ultimes Odalisques de la période niçoise. Les années de crise 1927-1930, celles du doute, premier thème, sont consacrées principalement au dessin et à la gravure et à quelques rares toiles complexes, hésitantes, telles que Femme à la voilette.
Difficile de ne pas revenir sur le voyage aux États-Unis et à Tahiti : il nourrit une collecte d’objets exotiques et ethnographiques qui se retrouvera dans les tableaux futurs de Matisse, et surtout il offre le point de départ d’une renaissance ; la commande de la réalisation du décor monumental de La Danse pour la fondation Barnes.
Dans le cadre de ce vaste chantier, Matisse développe sa réflexion sur le dessin autour de la thématique de la lutte d’amour, qui coïncide avec la présence à ses côtés de Lydia Delectorskaya, son assistante et modèle.
Pénétrer la méthode Matisse.
Ce qui fascine dans la fabrique d’une œuvre ‘en progrès’ : la réalisation de la Danse est captée par des états photographiques permet autant de cerner les valeurs et les sources d’inspiration (les arts extra-occidentaux que les arts archaïques) que d’ouvrir de nouveaux enjeux propre de la période notamment redonner à l’œuvre une portée sociale et idéologique… Sans toutefois souscrire au réalisme de l’art de propagande : « Le grand problème actuel est là », répondait Matisse au critique marxiste Alexander Romm en 1933.
Très pertinemment, quelques toiles de Picasso judicieusement jalonnent le parcours, rappelant l’ aiguillon permanent que fut le catalan pour le sexagénaire, rivalité que stimulait les Cahiers d’Art.
De la décomposition à la série
Le travail décomposé relance l’approche réflexive de la série ou de la variation en sculpture. Le retour à la peinture de chevalet initie de nouvelles procédures qui visent à donner au tableau une dimension décorative.
Élaborés sur un temps long, ces « tableaux d’expérience » relèvent d’une succession de transformations que l’artiste enregistre méticuleusement, ce dont témoignent les différents états photographiques d’œuvres telles que le Grand nu couché (Nu rose) La Grande Robe bleue et mimosas, Nymphe dans la forêt (La Verdure) ou la décoration de cheminée Le Chant.
Une production renouvelée foisonnante
Une fois La Danse achevée, à partir de 1934-1935, Matisse revient aux mêmes thèmes, mais transforme le rôle de la répétition dans son processus créatif. Soit il en fait un principe vitaliste et programmatique, voire expérimental (dans les dessins rassemblés en 1943 sous le titre Thèmes et variations, par exemple), soit il fait passer chaque tableau par des états successifs (qui seront systématiquement documentés par la photographie à partir de 1935).
Erix de Chassey, essai, Une crise et quatre exposition.
La décennie s’achève, quatrième et dernier thème, sur ce renouveau de la peinture avec une production picturale foisonnante et inventive réalisée dans le cadre de ses nouveaux ateliers niçois, lumineux et spacieux, celui du quatrième étage de la place Charles-Felix et celui du troisième étage du Régina à partir de 1938, sortes de «jardins d’hiver».
L’ensemble de tableaux de nus ou de figures portant parures, blouses roumaines dans des intérieurs animés de plantes vertes, peints selon une tension vibrante qui hésite parfois entre la ligne et la couleur, entre l’organisation claire en aplats et la profusion de motifs ornementaux, manifeste une vitalité retrouvée, explosive… mais ce n’est qu’une étape avant de délaisser le tableau de chevalet.
Du décor mural à la peinture sur les murs
Dans les années qui suivent, en effet, Matisse est de plus en plus convaincu que la décoration architecturale est sa vocation et son destin ultimes. Il le dit d’ailleurs dans une conversation avec l’écrivain Louis Aragon en 1942 : « Peut-être après tout que je crois, sans le savoir, à une seconde vie […] dans quelque paradis où je ferais des fresques ».
Les découpages de papier coloré, qui avaient été un outil commode pour composer La Danse de Barnes, deviennent désormais son principal moyen d’expression. Matisse les apprécie pour leur pureté expressive et leur caractère direct, qui met en valeur des contours, des couleurs et une surface par la seule action de ses ciseaux.
Claudine Grammont, L’atelier dans la fabrique de l’œuvre.
Les papiers gouachés découpés qui apparaissent de la revue, dès 1936 permettent quinze plus tard de transformer le contour des formes d’abord naturalistes, pour s’épurer progressivement en aplats de couleurs. Mais surtout de repousser les murs pour faire proliférer un monde imaginaire, désormais sans limites, à même le mur de l’atelier, au point que celui-ci deviendra, partie intégrante de l’œuvre.
Cette dynamique de sa bouleversante modernité, être celui qui ouvre une voie plus que celui qui la ferme, être un pionnier plutôt qu’un héritier appelle une autre histoire.
#Olivier Olgan
Pour aller plus loin
Catalogue : Paris, RMN-Grand Palais, 2022, 255 p. 49 € avec un ensemble passionnants d’essais sur cette période charnière de Matisse
Chara Kolokytha retrace les jalons de l’évolution de la revue Cahiers d’art et de ses principales orientations et la place que son fondateur Christian Zervos y donne à Matisse entre 1926 et 1949, Éric de Chassey revient la dynamique faisant de Matisse un héritier de l’impressionnisme en Europe, un pionnier du modernisme à New York. Matthew Affron revient sur le contexte artistique, social et politique de l’art mural au moment où Matisse crée La Danse, montrant combien le peintre embrasse voire anticipe pleinement les enjeux de son époque.
Deux essais s’intéressent à la question de l’atelier : Ellen McBreen considère la place singulière de Lydia Delectorskaya ou comment la jeune immigrée russe, au-delà du rôle fictionnel de modèle, est devenue une partenaire essentielle dans la fabrique de l’œuvre. Claudine Grammont examine la transformation du lieu de création et son organisation durant les années 1930; l’atelier admet désormais d’autres intervenants alors que l’enjeu de la reproduction de l’œuvre devient de plus en plus important au point d’intégrer le processus créatif.
Partager