Culture
Myriam Boulos, What’s Ours (galerie Madé - éditions Aperture)
Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 20 novembre 2023
Depuis qu’elle a seize ans, Myriam Boulos photographie sa ville, Beyrouth, dans une approche qui oscille en permanence entre documentaire et intime, la première ne cessant d’informer la seconde. « Chez Myriam pas de jugement, elle capture un moment, une histoire. Elle crée une « empathie résistante » écrivait Marc Pottier dans Singular’s en 2021. Près de trois ans plus tard, son solo show What’s Ours (galerie Madé, jusqu’au 22 décembre 2023) et sa première monographie aux éditions Aperture en témoignent de façon exemplaire pour Anne-Sophie Barreau, les corps, le sensible, ne cessent d’opposer leur résistance au chaos extérieur dans un travail dont la maturité impressionne.
On reste longtemps, comme sous hypnose, devant la photo emblème de What’s Ours
L’exposition que la galerie Madé, en partenariat avec la galerie Magnum, consacre jusqu’au 22 décembre 2023 à la photographe libanaise Myriam Boulos, également sélectionnée au titre du parcours PhotoSaintGermain (jusqu’au 25 novembre 2023) confirme une maturité résistante au chaos.
Dans un cinéma abandonné, trois cœurs et des mots en arabe apparaissent dans la couche de poussière crayeuse qui recouvre le velours rouge d’un fauteuil, rappelant les mots écrits dans le givre des pare-brises ou ceux inscrits au rouge à lèvres sur des miroirs. Dans les rangées derrière, des mains, des doigts, témoignant que le lieu est visité, ont pareillement laissé leur empreinte sur le dossier des fauteuils.
La légende : « Lebanon. Beirut. 26 November 2013. I love you to death on a seat of the abandoned Versailles Theater ».
Je t’aime pour l’éternité donc.
On ignore depuis combien de temps cette salle de Beyrouth – puisque c’est cette ville où elle est née et habite dont Myriam Boulos documente avec fièvre le quotidien – ne projette plus de film, mais le cinéma, en un contrepoint saisissant à une image projetée absente, est dans cette photo qui fait signe vers la présence autant que vers l’intimité des corps, et dans ces mots « I love you to death » qu’on jurerait sortis d’un grande histoire d’amour réunissant un couple de cinéma mythique.
Tout Myriam Boulos est là
Son écriture photographique donne à voir le réel, à commencer par celle de sa ville, Beyrouth, qu’elle ne cesse de photographier depuis qu’elle a seize ans, prise dans la tourmente, et au bord du chaos depuis la double explosion dans le port en 2020, d’une façon qui l’apparenterait aux photojournalistes – la jeune photographe, née en 1992, a été lauréate en 2021 du Grand Prix ISEM de la photographie documentaire et a publié son travail entre autres dans Time, Vogue ou Vanity Fair NDLR – mais tout autant débusque, toujours, le sensible, saisi dans ses moindres signes, montre les corps qui vivent, vibrent, ici une inscription sur un fauteuil, là un baiser entre deux femmes, ou encore le tatouage « family first » sur un corps d’homme, veine dans laquelle s’inscrit What’s Ours.
La sensualité érigé en acte de résistance
Dans le contexte de tourmente politique et économique que vit le pays, What’s Ours – Ce qui est à nous – est une ode à la tendresse – en témoigne la photo magnifique de cette fleur minuscule dans la paume de la main de la grand-mère de la photographe -, et plus généralement à une jeunesse, celle de la génération à laquelle appartient Myriam Boulos, qui érige la sensualité en acte de résistance, comme le souligne le court texte – l’écriture allant de plus en plus de pair avec sa photographie – qui accompagne deux photos d’une grande douceur de sujets nus :
Avec mes amis, nous avons pris l’habitude de nous photographier nus dans les rues de Beyrouth. C’était une façon de nous réapproprier nos rues et nos corps, tout ce qui est censé être à nous.
(traduit de l’anglais NDLR)
Des photos et du texte à retrouver en « version augmentée » dans le livre, auquel l’exposition emprunte le titre, que viennent d’éditer les prestigieuses éditions Aperture à New York.
Documenter le réel dans son pays.
Il y a quelques jours, Myriam Boulos était également à l’honneur de « Elles x Paris Photo », le parcours dédié aux femmes photographes de la foire Paris Photo. Sur le plateau des conversations, on n’est pas prêt d’oublier son intervention aux côtés de ses consœurs Hoda Afshar, d’origine iranienne, et Yelena Yemchuk, ukrainienne, chacune, avec une sensibilité qui lui est propre, pointant ce besoin viscéral de documenter le réel dans son pays.
Dès mes premières images, mon approche a été un mélange de documentaire et de journal intime. La photographie est rapidement devenue un moyen de défier et de résister aux systèmes dans lesquels nous vivons : avec mon flash, j’essaie littéralement de mettre en lumière des situations marquées par l’oppression et la normalisation alors qu’elles ne devraient pas l’être »
Myriam Boulos, ELLES (collectif Elles x Paris Photo, éditions Textuel)
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A lire
Myriam Boulos, What’s Ours, avec un essai de Mona Eltahawy, éditions Aperture, 192 p. 55€. « C’est plus un besoin qu’un choix. Je suis obsédé par les choses et je ne sais pas comment gérer ces obsessions autrement que par la photographie. » Cette première monographie brosse un portrait saisissant d’une ville et d’une société en révolution qui a commencé au Liban en 2019 avec des manifestations contre la corruption et l’austérité du gouvernement, culminant avec les conséquences de l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth en août 2020. Elle dépeint ses amis et sa famille avec une émotion surprenante. énergie et intimité, dans des états de plaisir et de protestation. Boulos présente le corps dans l’espace public comme un motif puissant, à la fois viscéral et vulnérable face à la négligence et à la violence de l’État.
Elles, Textuel, 2023, le livre anniversaire des cinq ans du parcours « Elles x Paris Photo » qui promeut la visibilité des femmes photographes, découvre les voix et les images de 130 artistes contemporaines. À côté de leurs images, toutes évoquent le moteur de leur création, leurs choix, leurs obsessions. Des prises de parole fortes de femmes engagées dans leur art qui font écho à l’Histoire mondiale des femmes photographes (éditions Textuel, 2020) de Marie Robert et Luce Lebart, référence aujourd’hui incontournable, et constitue un nouveau jalon dans l’histoire des femmes photographes.
Cinq ans, ce n’est rien dans l’histoire de la photographie, et pourtant, ces cinq dernières années représentent un bouleversement.
Marie Docher, photographe et membre du collectif « La Part des femmes ».
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