Culture

Night Fall : La poésie de Ryoko Sekiguchi au diapason du menu floral du chef Mauro Colagreco (Mirazur)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 11 juillet 2023

Féru de rencontres gourmandes et esthétiques, Thomas Hug fondateur de ArtMonte-carlo (qui se tenait du 7 au 9 juillet 2023) a invité la poète Ryoko Sekiguchi à traduire ses émotions au cours d’un menu concocté par Mauro Colagreco. Si le chef étoilé du Mirazur est fasciné par la mémoire des plantes (lire son écosystème Le goût de la famille chez Hachette), l’auteure de 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) (POL) cherche à « récolter les choses éphémères » en captant la mémoire d’un lieu à travers la gastronomie.  Sur la thématique de la fleur du menu du chef italo-argentin, elle se rapproche de l’âme des fleurs que le chef a su exhaler.

Il est des idées qui ne naissent que dans le dialogue : à l’état de germe, elles attendent parfois d’être réveillées par les échanges entre deux personnes qui partagent le même esprit.
Ryoko Sekiguchi, Sentir, JBE Books, 2021

Une correspondance active

« Les mots furtifs de Ryoko Sekiguchi et les notes fleuries de Mauro Colagreco étaient faits pour correspondre » s’enthousiasme Marie Secret, directrice artistique de Night Fall qui organise dans la rencontre entre la poète traductrice et le chef triplement étoilé du Mirazur à Menton. A l’ invitation de Thomas Hug le patron de ArtMonte-carlo, l’auteure de 961 heures à Beyrouth (POL / Folio), livre de cuisine « émotionnel » prenait le risque de la performance pour mettre ses mots sur une cuisine qui se conçoit quasi au quotidien en fonction du cycle du calendrier lunaire. Sa maitrise des « correspondances » a su magnifier le menu floral du jour, biodynamie oblige, qui dicte les moments les plus propices pour récolter, tailler ou replanter les végétaux… et les cuisiner.

Sur la hauteur du Mirazur, le Jardin où le chef Mauro Calogreco puise ses ressources Photo OOlgan

Un passage obligé au jardin cultivé en biodynamie

Première étape indispensable d’immersion, un passage dans l’un des cinq jardins « potagers ». Le plus proche est à 600 mètres au-dessus de la mer, à quelques encablures du restaurant. Les autres sont à Castillon, à une vingtaine de minutes en voiture. Les fruits et légumes murissent à leur rythme selon l’environnement, ce qui permet des arrivages diversifiés toute l’année.  Derrière la lourde porte en fer,  un potager d’apparence désordonné se répand au pied d’une ruine d’un ancien château propriété du roi des Belges Albert Ier se déploie réservant de multiples surprises.

Le Jardin du Mirazur est cultivé en permaculture et suit les rythmes du cycle du calendrier lunaire Photo OOlgan

Cultiver en prenant en compte le vivant

Couvrant prés  de 80% de ses besoins en végétaux, Mauro Colagreco y puise les fragiles ingrédients cultivés selon les canons de la permaculture : entrelacs de plants qui se protègent l’un l’autre des parasites, sans engrais, ni pesticide dans une ambiance très sauvage. « Ici les plantes se protègent mutuellement comme l’oignon violet et les fraisiers, la tagette (un œillet comestible) avec les tomates, glisse concentrée Sylvina, l’ingénieure agricole familière de ce jardin d’Eden où l’eau vient d’une source propre. La feuille de route est vertigineuse comme responsabilité : imaginer un meilleur patrimoine végétal pour les générations futures : de la plantation des variétés anciennes et l’utilisation de l’ensemble de la plante.

Au creux de ce jardin d’Eden préservé, un poulailler fournit les œufs au Mirazur Photo OOlgan

Insérer la vie et le respect du végétal au restaurant

« En fonction de la lune, nous cueillons à six heures du matin, les plantes qui serviront pour la journée. Le surplus de fleurs est transformé, en confitures ou vinaigre ou envoyé aux autres restaurants de Mauro. Rien n’est perdu. » poursuit Sylvina. La production interne couvre majoritairement les besoins du restaurant. Le chef fait appel pour le reste aux petits producteurs dont il cultive la fidélité. Chaque jour, la phase de la lune (et ses forces cosmiques) dicte la dominante du menu selon l’une des déclinaisons thématiques de la plante : racine, feuille, fleur ou fruit. Ce 7 juillet, c’est la fleur qui s’imposait selon les principes de biodynamie que respectent toute l’équipe du Mirazur, exigeant une constante adaptation et créativité.

Le jour de la fleur s’impose à chaque détail du Mirazur, de la décoration intérieur au service des bouchées Photo OOlgan

« Gouter, c’est le moyen de se connaitre »

Royko Sekiguchi est en harmonie avec cette exigence. Depuis longtemps, elle cisèle son écriture pour rapprocher littérature et nourriture convaincu que « le goût n’est rien d’autre que la manifestation de la rencontre qui survient entre le monde extérieur et nous-même » Dans la promesse de valoriser l’acte de « gouter », la correspondance poétique au sens rimbaldien est de rendre possible, par le pouvoir des mots.
Journaliste, poète, et traductrice, Sekiguchi décline les modulations infinies entre ses deux cultures, japonaise et française,  entre le gouter et les mots, entre les accords des mets et de la vie quotidienne, des individus ou des villes et leurs histoires intimes et culinaires. Son œuvre cherche à combler par de multiples liens cet entre-deux : « Un repas comme des livres peut refermer des rêves, des rêves partageables. »

Ryoko Sekiguchi, poète, traductrice correspond avec l’univers de Maura Colagreco (Photo OOlgan)

La rencontre peut commencer

Au Mirazur, les convives découvrent le menu du jour à leur arrivée. Avec une carte où chacun des plats est illustré du nom scientifique de la fleur. Autant dire que la traduction de Ryoko est bienvenue. extraits

Bourrache Flan (Borrago officinalis ) menu Fleur du 70723 Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

Fleur de bourrache (Borrago officinalis)

Le repas commence par la mer. Le bouillon contient des algues. Nous sommes toujours connectés avec l’extérieur.  Pourquoi une fleur sent l’iode ? Entre les plats et les fleurs, il y a beaucoup de mélange d’odeurs qui sont reliés par les mêmes particules olfactives, ce qui crée « une grand bordel joyeux » dans les plantes et qui ne cessent de tromper nos sens. De cet échange, le chef tire ses illusions et nous fascine.

Accord met & vin : La Milia, Domaine Cotignac Var 2021

Fleur de Cosmos (au-dessus d’un tartare de veau rehaussé de vinaigre d’hibiscus)

Cosmos Veal menu Fleur du 70723 Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

Ce cercle d’or capture l’âme de la fleur dans le flan et la rendre immortel. Il est inspiré d’un tableau vu par le chef lors d’un voyage en Australie, Gloria Petra, C’est tout le paradoxe d’un art éphémère, cette façon fait penser à un herbier en plus vivant et coloré. Dans un herbier, il y a une odeur qui monte, même si fleurs sont desséchées. La fleur de cosmos est une sorte d’herbier qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, mais qui continue d’exhaler son parfum dans l’éclat d’un disque de couleurs.
Cette fleur porte bien son nom, forme impeccable régulière qui fait penser à l’univers.  Sur cette fleur se reproduit un monde à part.

Accord met & vin : Lotie, Domaine Cerrone

Courgette Pesto (Cucurbita pepo) menu Fleur du 70723 Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

Courgette Pesto (Cucurbita pepo) en cercle (Cote lacte)

Le parfum de la fleur de courgette offre des sensations très oniriques, quelque chose comme «  l’Heure bleue », ce phénomène météorologique (à l’aube ou au crépuscule) où le ciel et l’horizon se fondent dans une même couleur bleue. La cueillette doit s’effectuer très tôt sinon la fleur se fane.
Quels rêves font les fleurs ? Cueillies à la somnolence, leurs existences fragiles se laissent enfermer dans le bonbon. Dans ce bonbon, il y a aussi la fleur de câpre, donc c’est la fleur qui embrasse en elle un autre rêve.

Accord met & vin : Domaine Saint Sylvestre, de Sophie et Vincent Guizard

La fleur d’Osmanthus

Osmanthus Homard – menu Fleur du 70723 par Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

Cette fleur venant de Chine est annonciatrice là-bas de l’automne. Une fleur enveloppante qui habille la ville de son parfum toute la journée, aussi fort que la saison du lilas ou du tilleul.
Le plat est très complexe ; l’acidité de la macération contraste avec la douceur de « l’âme dorée » en japonais qui correspond avec le vin. Il y a des fleurs qu’on utilise pour le goût, d’autres dont on privilégie le parfum. Physiquement, il y a une particule olfactive commune qui existe dans la pêche et l’abricot. Il y a une logique que l’on peut capter de différentes manières dans le thé ou dans le vin blanc.

L’osmanthus absolute est rare, parce que très difficile à capturer, seule la cuisine y arrive. Ce n’est pas une fleur de saison mais séchée, elle peut restituer une autre dimension temporelle.

Accord met & vin : Blanc Sauvignon Boisé 2018 Domaine Lestignac, Sigoulès-et-Flaugeac

Vanilla homard (Vaila Vinefera) – menu Fleur du 70723 Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

Vanilla Vinifera (fleur de vanille de Madagascar)

Toutes les fleurs de cette famille ne se mangent pas. Seule est comestible la fleur d’orchidée de  vanille.
Dans ce plat, la fleur elle-même n’est pas utilisée, c’est une fleur invisible sans couleur, qu’il faut imaginer. La douceur du homard est plus forte que le fumer de la vanille. Derrière l’odeur, c’est pourtant elle qui tient l’ensemble avec harmonie.

Accord met et vin : Domaine Bellavoine Caroline, Saint Sernin du Plain

Fleurs des près (Filipenda Ulmari) menu Fleur du 70723 Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

Graines des prés (Filipendula Ulmari)

C’est la reine des prés d’été, blanche qui se distingue pour une double temporalité, on ajoute des fleurs fraiches. Il y a aussi le parfum que le temps fait apparaitre. Il faut la garder plus d’un an pour que la maturation face son œuvre. Il ne faut pas oublier le travail invisible de la cuisine pour faire ressortir les odeurs d’une forêt très humidifiée.

Accord met & vin : Tessa Laroche 2020, du domaine Saint Veniere

Artichaut violet (cynara scolymus)

La Tarte à l’Artichaut (Cynara scolymus) menu Fleur du 90723 par Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

« L’ombre de fleur » : l’artichaut a une mauvaise réputation du type ‘cœur d’artichaut’ ou ‘plus de déchet dans l’assiette que de nourriture’… Petit, généralement on la rejette. Puis, avec l’âge on apprend à l’aimer.
Le chef a su sublimer cette fleur qu’on ne considère même pas comme « fleur » mais « légume », il fait ouvrir nos yeux, il nous fait voir l’artichaut de nouveau comme une fleur.
En même temps dans ce travail de la tarte, la concentration favorise une accumulation du temps. 
Il arrive au centre du repas pour ses vertus très digestes. Le produit difficile et au niveau du goût et au niveau de l’image est mis au centre pour qu’il joue le rôle principal de cette pièce de théâtre que je trouve très fort.

Rosa avec une confiture de citron

Rosa – menu Fleur du 70723 Mauro Colagreco Mirazur Photo OOlgan

Orange en fleur (Citrus X simensis)

Le jeu des textures est réuni pour un dessert magnifique, grâce à la fleur de l’orange, très solaire, très lumineux.

Le voyage imaginé par le chef passionné de jardins – qui suit la nature et non l’inverse – a commencé par la mer, la stimulante rencontre des mots et d’un plat, promesse de Night Fall s’achève avec une dernière explosion de douceurs terriennes. Cette cuisine qui réussit à être très sensuelle et très conceptuelle, conclue fascinée celle qui voit dans « les odeurs, la présence d’un monde qui s’élève ».

Dans un note finale, Ryoko Sekiguchi a su exprimer ce que tout convive du Mirazur ressent après son immersion dans l’univers de d’un « jardinier déguisé en cuisinier » (selon Sylvina)

« Le plus éphémère est aussi ce qu’il y a de plus immortel »

#Olivier Olgan

Pour suivre Mauro Colagreco et Ryoko Sekiguchi

pour découvrir le Mirazur, 30, avenue Aristide Briand, 06500 Menton – Tél : +33 (0)4 92 41 86 86 – reservation@mirazur.fr
et Les sanctuaires du Mirazur, se visitent sur réservation

pour suivre l’édition 2023 de Night Fall

Mauro Colagreco Le goût de la famille, avec Danièle Gerkens, photographies de Matteo Carassale, (Hachette Cuisine)

Du jardinier déguisé en cuisinier à l’ambassadeur pour la biodiversité de l’Unesco

Mauro Colagreco est depuis novembre 2022 le premier chef ambassadeur de bonne volonté pour la biodiversité de l’Unesco. Les motivations raisonnées de cet engagement se retrouvent dans Le goût de la Famille, mon carnet de recettes (Hachette Cuisine, 2022) où il revient sur son parcours, de son Argentine natale à Menton, et ses convictions pour une agriculture raisonnée, dans sa cuisine, ses jardins, et sa ferme-école à Sospel. Ses réussites au Mirazur sont la feuille de route que l’Unesco lui demande de diffuser.

Pour retrouver Ryoko Sekiguchi, la traductrice du verbe, des goûts et des cuisines incarne et capte parfaitement, ce qui fait de Night Fall, une parenthèse magique.
Bibliographie sélective :

  • 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent), 2021, Folio
  • Sentir, lire le vin, avec Hervé Deschamps, chef de caves de la maison Perrier-Jouêt, Jean Boîte éditions, 2021
  • Fade, Les Ateliers d’Argol, 2016
  • Le monde est rond, Créaphis, 2004

Partager

Articles similaires

Le carnet de lecture de Patricia de Figueiredo : Marion Fayolle, Éric Emieraux, Laurent Wirth

Voir l'article

Le carnet de lecture de Benoit Chapon, artiste multimédium, United Nations

Voir l'article

Le carnet de lecture de Véronique Durruty, artiste visuelle

Voir l'article

Le Carnet de lecture de Romain Leleu, trompettiste, Sextet

Voir l'article