Culture
Photographie : Les Tribulations d'Erwin Blumenfeld, 1930-1950 (MAHJ)
Auteur : Robert Mauss
Article publié le 26 octobre 2022
Rien ne prédisposait Erwin Blumenfeld (1897-1969) à devenir l’un des photographes les plus réputés du monde de la mode de l’après-guerre. Rien sauf la chance, le hasard, un opportunisme de bon aloi et surtout la persévérance et le travail. Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ) jette une lumière kaléidoscopique sur 20 ans de travail de ce précurseur passionné d’expérimentations, né allemand et devenu américain après être passé par les Pays-Bas et la France, avec une jolie exposition intitulée Les tribulations d’Erwin Blumenfeld jusqu’au 5 mars 2023.
La dernière des ‘’tribulations d’Erwin Blumenfeld’’ passe par Paris
« Si vous étiez seulement né baron et devenu pédéraste, vous seriez le plus grand photographe du monde ! » affirma un jour à Erwin Blumenfeld, Michel de Brunhoff alors rédacteur en chef de l’édition française du magazine Vogue. Comme son patronyme l’indique, Blumenfeld n’était pas né baron. Autre tare, il a mené une vie de famille traditionnelle parfaitement stable. A ces deux handicaps difficilement surmontables, Blumenfeld a aussi subi la faillite de l’entreprise paternelle, les tranchées du premier conflit mondial et surtout d’être né juif (né a 1897) à Berlin et d’avoir dû fuir le nazisme jusqu’aux Amériques avec son épouse Lena et leurs trois enfants.
Ce que je voulais vraiment : ÊTRE PHOTOGRAPHE EN SOI,
l’art pour l’art, un nouveau monde que le juif américain Man Ray venait de découvrir de manière triomphale.
SB. Jadis et Daguerre
Mais parfois, il arrive que la chance peut sonner à la porte.
Encore faut-il la saisir. Installé comme maroquinier à Amsterdam, Erwin découvre un appareil photo dans une remise de son magasin. Les affaires de maroquinerie ne sont pas brillantes. D’autres auraient vendu l’appareil. Pas lui. Intelligent, motivé depuis toujours par les Arts et avec un zeste d’opportunisme, Erwin propose aux clients du magasin de maroquinerie de les prendre en photo, de faire leur portrait. C’est comme ça que naissent les géants. Par hasard et n’importe où, à condition de servir leur talent par un travail acharné.
Pour faire entrer l’art dans l’illustration par voie de contrebande,
il faut peut-être que le photographe aime vraiment la photographie plus que le métier de photographe.
SB. Commercial Camera, décembre 1948
Croiser l’éphémère de a mode et les canons de l’art
En tout cas, il s’agit du début d’une aventure artistique que ne s’achèvera qu’à sa mort en 1969, à Rome, dernier arrêt d’un périple de plus de quarante années qui le verra émerger comme l’un des photographes les plus inventifs d’une génération qui n’a pas manqué de talents. Erwin Blumenfeld est surtout connu pour ses images de mode réalisées dans les années cinquante et soixante. Il est vrai que certaines photos relèvent de l’art bien plus que de la propagande commerciale. Le MAHJ présente ainsi des publicités pour une marque de gaines féminines qui nous entrainent irrésistiblement dans l’univers de Man Ray et du surréalisme.
L’image joue avec une adresse stupéfiante de la lumière et de l’ombre en traversant le corps sublime du mannequin. A l’époque il est vrai, personne n’exigeait des filles qui posaient de ressembler aux rescapées d’un quelconque Goulag.
Mais au-delà de la mode et des intérêts économiques, ‘’Les tribulations d’Erwin Blumenfeld’’ soulignent à quel point la photo est un art majeur dès que le talent permet de s’extraire de la représentation parfaite.
Je me considérais comme moderne, mais me révélait classique.
Pour moi, la plus grande magie du XXe siècle, c’est la chambre noire.
Revisiter les classiques
Si Blumenfeld est devenu un intime d’artistes aussi essentiels que Picasso, Braque ou Rouault, et familiers de tant d’autres, c’est bien que ces gloires le reconnaissaient comme l’un des leurs. Il faut contempler parmi les nombreux tirages exposés, l’interprétation contemporaine et tellement personnelle de tableaux mondialement connus comme ‘’La jeune fille à la perle’’ de Vermeer ou de certaines ballerines de Degas.
De même, certaines photos de mode s’inscrivent résolument dans la lignée du suprématisme russe et des œuvres de Malevitch. La silhouette d’une élégante suprême, Audrey Hepburn peut-être, sort littéralement d’une croix rouge pour la couverture du magazine Vogue.
Hors de son studio, où il expérimentait sans cesse, notamment la couleur, l’artiste possédait aussi l’œil affuté du reporter. Ses clichés de foules en chapeaux ou ses photos de gitans prises aux Saintes-Maries de la Mer auraient pu faire la joie des lecteurs de Time ou de Match. A voir, à découvrir, à aimer.
#Robert Mauss
Références bibliographiques
Jusqu’au 5 mars 2023, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme,
Hôtel de Saint-Aignan, 71 rue du Temple 75 003 Paris – Tél. : + 33 1 53 01 86 53 – Réservations
Mardi, jeudi et vendredi : 11h-18h – Mercredi : 11h-21h – Samedi et dimanche : 10h-19h
Catalogue : (Dir.) Nadia Blumenfeld-Charbit, Nicolas Feuillie et Paul Salmona, MAHJ-RMN 240 p. 42€
Les grandes étapes des tribulations d’Erwin Blumenfeld
1897 – Naissance à Berlin.
1913 – Décès de son père et faillite de l’entreprise familiale.
1916 – Mobilisation. Son frère Heinz sera tué au combat.
1921 – Mariage avec Lena Citroen. Le couple aura trois enfants.
1923 – Ouverture à Amsterdam d’une affaire de maroquinerie.
1932 – Premiers portraits professionnels. Ses photos sont exposés d’emblée par la galerie Kunstzaal d’Amsterdam.
1936 -Installation à Paris. Ses photos sont publiées dans plusieurs magazines et exposées par la galerie Vorms installée rue de la Boétie.
1939 – Premier voyage à New York. Life et Harper’s Bazaar publient ses photos. Erwin et sa famille gagneront l’Amérique définitivement en 1941.
1969 – Décès à Rome d’un infarctus.
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