Culture
Pierre Bonnard, Le feu des solitudes charnelles, d’Yannick Haenel (L’Atelier contemporain)
Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 4 mars 2025
Edité récemment par L’Atelier contemporain dans sa collection Phalénes, Pierre Bonnard, Le feu des solitudes charnelles, d’ Yannick Haenel est le récit d’une fascination et l’exploration de l’ obsession quasi hypnotique d’un peintre peignant la nudité de son épouse: « Les nus de Bonnard sont profondément peints, ils jouissent depuis leurs couleurs intimes. » Jean-Philippe Domecq salue le courage du critique d’art qui ose constater que sa sensualité est plus subtile, plus fructueuse aussi qu’un Picasso plus célèbre mais plus schématique :
Le grand retour de Pierre Bonnard
Un film, réalisé par Martin Provost, a récemment porté l’attention du public sur le peintre Bonnard, Pierre et Marthe : le titre annonce qu’il focalise sur le couple que formait l’artiste avec celle qui fut son inspiratrice toute sa vie (1867 – 1947) et à qui il a consacré plus d’un tiers de ses tableaux.
Ce film ne montre guère, en revanche, que l’œuvre de Pierre Bonnard est des plus subtiles et dont on devrait s’aviser qu’elle est plus fructueuse que celles de peintres autrement célèbres car plus schématiques, de la lignée Matisse – Fauves – Picasso, etc.
Il y aurait, et y aura si l’Histoire a quelque sens, une histoire de l’art du XXème siècle à clarifier qui ferait, fera la part majeure aux fins, aux profonds plutôt qu’aux lourds réducteurs.
Un écrivain hypnotisé par un peintre hypnotisé par la femme

Bonnard, Nu dans le bain, 1936 (MAM Paris) Photo OOlgan
Mais bon, en attendant, fascinante est la fascination de Bonnard tournant palette et pinceau autour de la nudité de Marthe baignée de lumière et/ou d’eau dans la salle de bains ou la chambre attenante. Yannick Haenel a cédé à la tentation et on le comprend. Il joue à fond le jeu de l’obsession partagée, du trouble intime au cœur du quotidien partagé avec un corps désiré.
« C’était le printemps et je regardais des Bonnard. Je contemplais ses nus chaque jour sur des catalogues, des monographies, des cartes postales ; j’allais chercher sur Internet d’autres nus – des nus que je ne connaissais pas – pour les imprimer et les avoir avec moi. De mars à juin, je me suis consacré à cette collecte avec précision ; mon trésor grandissait de jour en jour ; j’y revenais inlassablement, avec un plaisir qui, vers la mi-avril, prit la forme d’une obsession. »

Bonnard, Nu à la baignoire, 1931 (Centre Pompidou) Photo OOlgan
Dans la touffeur printanière du désir enfermé
Dans ce qu’il nomme Le Feu des solitudes charnelles, Haenel égrène les titres de ces tableaux (cent quarante-sept…) où il n’est question que de la nudité quotidienne, de la sensualité dans l’habitude, la convoitise excitée par la permanente présence. Pris sous l’œil et le pinceau du peintre ainsi que par l’écriture de l’écrivain ébloui par la faïence de baignoire, le volet demi-clos ou l’ourler des draps, « les nus débordent leur propre objet – ils absorbent et rayonnent. La vie de la lumière se voit sur le corps des femmes nues ». Reconnaissons cette vérité nue.
Plus pénétrant que Picasso… il faut le faire.
Yannick Haenel a le courage de comparer la sensualité de Bonnard à celle de Picasso ; je dis « courage » car Picasso est « totem et tabou » dans l’appréciation de l’art, on n’a droit que d’admettre ou se taire devant le Pablo. Il s’agit pourtant de pertinence et non d’impertinence quand on examine librement l’art.
Haenel y est venu par honnête examen comparatif : « Longtemps, à propos de Bonnard, j’ai cru Picasso sur parole : « pot-pourri d’indécisions ». Le verdict était impitoyable ».

Bonnard, Nu de dos à la toilette, 1934 Musée de Grenoble photo OOLgan
(Parenthèse sur cet « impitoyable » avéré et il n’est pas moraliste de le dire : Picasso, arriviste hors-pair et jaloux en tout, dégommait les autres peintres avec une vulgarité que le Tou-tout Paris a avalé snobiquement et il y a lieu de s’en étonner quand on sait comment, par exemple, il s’est empressé de bousiller le copain Juan Gris à leur arrivée à Paris, et pour cause quand on compare leurs œuvres de même période ; et Braque ayant eu le malheur d’inventer le Cubisme en même temps que lui et même plutôt avant, eut droit à une des coutumières saillies du machiste applaudi : « Braque ? C’est ma femme ! »).
« L’instinct de rivalité aveuglait Picasso, qui n’a rien voulu comprendre à Bonnard, et s’est contenté de dénier la dimension sexuelle de sa peinture (…). Bonnard a réussi avec douceur là où Picasso a cru s’imposer par la violence (…). Au rapt de Picasso, Bonnard substitue la caresse. En termes de connaissance, qu’est-ce qui va le plus loin ? Le ravisseur enferme sa proie : la connaît-il ? Le caresseur, lui, jouit sans cesse de celle qu’il laisse être. »
Mais alors, prolonge-t-on : si le « Minotaure ravisseur » ne la laisse pas être, n’est-ce pas qu’il en a peur ? Du coup, n’est-ce pas le caresseur qui pénètre le plus ?
« Les nus de Bonnard sont profondément peints, observe judicieusement Haenel ; ils jouissent depuis leurs couleurs intimes. »
C’est un long périple, que d’admirer un artiste
Ce n’est pas le premier livre dans lequel Yannick Haenel montre que l’attraction pour une œuvre conduit à une aventure personnelle, cet écrivain sait décrire cela.
Dans Tiens ferme ta couronne, qui lui avait valu le Prix Médicis en 2017, sa fascination pour Michael Cimino, réalisateur mythique du Voyage au bout de l’enfer devenu paria à Hollywood pour avoir ensuite filmé, dans La Porte du paradis, la Conquête de l’Ouest comme la lutte des classes qu’elle fut véritablement, l’entraîne dans une semi-fiction de projet de film remis à Cimino sur la vie d’un autre grand paria américain, Herman Melville.
Sur cette trame Haenel enchaînait les rencontres, avec le transgenre qu’était devenu Cimino, avec Isabelle Huppert actrice dans la Porte du Paradis, et les aventures rocambolesques d’un continent à l’autre, tout cela en démarrant, comme dans son livre sur Bonnard, de son obsession en chambre pour une œuvre.
#Jean-Philipe Domecq

Pour suivre les éditions L’Atelier contemporain
Pierre Bonnard, Le feu des solitudes charnelles, éditions L’Atelier contemporain, 52 pages, 9 €
aussi, aux éditions Gallimard, Tiens ferme ta couronne, 2017, reparu en Folio.
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- Son blog
- Ses chroniques Ce qui reste du temps qui passe.
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