Culture
Redevenir l’absent et autres inquiétudes, de Gilles Ascaso (Vent des lettres)
(Artistes inspirants) Nouvelliste accompli, depuis la publication de son premier recueil, Violences brèves (éditions Lunatique, 2015), ses textes figurent aussi dans diverses revues littéraires notamment Squeeze. Redevenir l’absent et autres inquiétudes (éditions Vent des lettres) en donne aujourd’hui une nouvelle preuve. Gilles Ascaso y ausculte avec une rare acuité nos inquiétudes contemporaines et les déjoue pour Anne-Sophie Barreau d’une plume souveraine.
Les merveilles et Fils d’Israël
Au commencement et à la fin de Redevenir l’absent et autres inquiétudes, le second recueil de nouvelles de Gilles Ascaso, ces deux textes, comme les deux faces d’une même médaille, se font écho : dans le premier, lors d’une visite avec sa mère chez ses grands-parents, alors qu’aucun signe avant-coureur, bien au contraire – Les merveilles du titre – n’ait pu l’avertir, un enfant est pour la première fois percuté par l’Histoire. Il ne veut pas que la guerre, qu’il n’a pas connue, s’invite au goûter, et prend son vélo pour y échapper.
Mais quand il revient, il fait le constat que plus rien ne va : « Il s’était passé quelque chose. Ils étaient tous trois attablés, ils n’avaient pas bougé mais il s’était passé quelque chose ». L’inquiétude commence là.
Dans la seconde, pendant les « jours à l’âme crucifiée » qui suivent les attentats de Paris des 7, 8 et 9 janvier 2015 – « On tua des dessinateurs. On tua des policiers. On tua des juifs. Le froid recouvrit l’ensemble du territoire » – un homme se souvient avec effroi de son service militaire et de son absence de réaction, « j’avais laissé faire, j’avais laissé dire », quand son camarade David Weizmann, appelé comme lui, avait été la victime de propos antisémites d’une rare violence de la part de deux gradés.
Ces deux nouvelles se font écho et, du fait de leur actualité, résonnent doublement pour le lecteur.
Saisir le point de convergence.
On pense aux nombreuses initiatives qui aujourd’hui voient le jour pour transmettre l’histoire et la mémoire de la Seconde guerre mondiale. On pense aussi à un antisémitisme, qu’au mépris des chiffres, certains s’obstinent à qualifier de résiduel. En cela, ces deux textes – à l’instar de Muer ou Suprématie du gris aux titres éloquents – sont emblématiques d’une première manière : l’inquiétude, la terreur parfois, qui étreignent l’individu, prennent ici le relais de celles du monde, et Gilles Ascaso excelle à saisir ce point de convergence.
Mais parfois aussi, autre manière, l’inquiétude, tapie dans l’ombre, s’enracine, dirait-on, uniquement dans certaines dispositions personnelles. Ainsi de cette diva, dans La devineresse et la diva, qui se fait tirer les cartes. La nouvelle commence ainsi :
« Les perles de ses colliers cognent le rebord de la table. Ses colliers de verre s’emmêlent aux bracelets cliquetants qui cognent la table. Les breloques s’agitent sur le velours râpé. La diva ne peut rester calme et la moiteur n’en est que plus insupportable. L’air pèse comme une montagne de porphyre ».
Passage choisi à dessein.
L’inquiétude de ses personnages, qui est aussi la sienne, la nôtre, Gilles Ascaso ne cesse de la défier d’une écriture soyeuse et sensible, comme ici aussi dans Redevenir l’absent :
« Le soleil n’est pas encore levé lorsqu’il sort sur la terrasse. Il peut, tout au plus, en deviner l’apparition prochaine à ces zones d’ombre qui s’effilochent au levant, lambeaux d’une nuit crissante encore de ses peuples d’insectes. Un air tiède, venu de la mer, porte le clapotis de l’eau prisonnière des creux de rochers, en bas, dans la crique ».
On se rappelle le titre d’un essai de Jean-Pierre Siméon, La poésie sauvera le monde ((Le Passeur Éditeur, Goncourt de la poésie 2016)
Auteur de l'article

Pour suivre Gilles Ascaso
Redevenir l’absent et autres inquiétudes (éditions Vent des lettres, 2025)
Violences brèves (éditions Lunatique, 2015)
« Gilles Ascaso s’attache à déceler dans le moindre plissement de rideau ou la floraison d’un jardin toute la pathétique poésie du monde – sans oublier, cependant, que la littérature ne peut, sous peine de stérilité, se priver de contenu humain. Dans une époque de démesure, l’économie a une grâce infinie. » 4e de couverture
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