(Seul en scène) Dernières notes, de Michel Mollard, par Guilhem Fabre (Studio Hébertot)
Mis en scène par François Michonneau – Avec Guilhem Fabre
Ce seul en scène suspend le temps pour nous tourner vers l’essentiel. Il associe au Studio Hébertot jusqu’au 22 octobre 2023 trois artistes magnifiques habités par la musique : Michel Mollard, l’auteur du monologue, mais aussi de ‘Ni Lang, Ni Glenn Gould’ (Edition Nuvis), convaincu que comprendre la musique est un aiguillon à la liberté de pensée. Avec Dernières notes, l’écrivain prolixe sort de l’ombre Romain Rolland (1866 – 1944), immense humaniste, père de la musicologie et passionné de Beethoven. Guilhen Fabre le pianiste du ‘camion scène’ d’uNopia, fidèle à sa vocation d’ »ouvrir le champ du possible littéraire et musical« , passe du théâtre à l’interprétation de l’Opus 111, avec la même ferveur et profondeur, de la chimère au fabuleux.
De la chimère ou du fabuleux
« Associer dans une même phrase les mots camion et notes, relève de la chimère ou du fabuleux » nous alertait Jean de Faultrier à propos de Jean Guilhem, fasciné par la 5e tournée uNopia du 18 juin au 16 septembre 2023, où le pianiste a circulé avec son Yamaha dans son camion transporteur qui ouvrait ses tréteaux à chaque place de village traversé. Il a dû renoncer à une des dates de la tournée pour enchainer la première de Dernières Notes au Studio Hébertot il y a quelques jours, qu’il joue jusqu’au 22 octobre.
Si le seul en scène et le décor sont radicalement différent, le fauteuil en cuir au coin d’un feu, entouré de livres tranche avec les tréteaux d’uNopia, la vocation est la même, effacer les barrières entre les genres, éclairer la musique par un récit ou un destin, ici celui de Romain Rolland, et entrainer l’auditeur dans un voyage initiatique. Effacer ses peurs de ne pas être du sérail musical, affirmer l’émerveillement de la curiosité.
Comédien et interprète
Ils sont rares les musiciens – citons Pascal Amoyel, Philppe Cassard, Emmanuelle Bertrand, et plus récemment David Kadouch – capables de tenir un haleine les spectateurs par leur jeu scénique pour les entrainer ou alterner l’interprétation d’une des œuvres les plus monumentales du répertoire, ici l’Opus 111 de Beethoven, son ultime sonate !
On dit Rolland passé de mode. C’est ne l’avoir pas lu ou faire bien peu de cas d’une œuvre protéiforme qui, à côté des pages mémorables de Jean-Christophe, touche aux domaines les plus divers, avec au centre la passion de sa vie : la musique.
Michel Mollard. Note d’intention
Pour faire le lien, Michel Mollard, auteur prolixe sur le pouvoir de la musique et la nécessité de s’y frotter de l’intérieur pour mieux la comprendre, a imaginé les dernières heures d’une immense personnalité Romain Rolland (1866 – 1944), introducteur de la musicologie à l’Université, prix Nobel de littérature, conscience morale et témoin intellectuel de toute une génération d’avant-guerre. Personne ne peut imaginer aujourd’hui la stature que pouvait incarner un intellectuel de la trempe d’un Rolland ! La date – 24 décembre 1944 – n’a évidemment rien de fortuit, il laisse sa femme aller à la messe de Noel pour mieux réfléchir à son condition d’homme. Sentant ses forces l’abandonnées, celui qui s’est battu pour un universalisme européen joue un dernière fois le héros de son idéal, Beethoven, l’opus 111 en particulier.
Dernières notes : derrière ce titre à double sens se cache une voix singulière, poétique, engagée, intègre, musicale aussi, qui s’adresse à nous et continue de nous interpeller avec force trois-quarts de siècles après qu’elle s’est tue.
Michel Mollard
Une éthique esthétique
Dans cette fin solitaire mais en dialogue avec un géant, se concentre aussi la fin de tout un humanisme des Lumières qui n’empêcha ni la guerre ni ses atrocités. Le texte ciselé par Michel Mollard plonge dans cet abime, en révèle ou capte les éclairs et les foudres, les doutes et les espoirs. La musique est à la fois refuge et utopie. Guilhen Fabre transmet physiquement le poids de ces enjeux à la fois humanistes et métaphysiques. Dans un rôle de composition, sans artifice de postiche ni de déguisement, le pianiste incarne cette foi en la musique, comme devait la vivre Romain Rolland, et que Mollard ne cesse de faire prospérer; l’utopie d’ une « éthique esthétique », où les idéaux de « raison », de progrès et de dépassement sont tendus vers la transcendance.
L’éthique esthétique prend sa source dans l’élan beethovenien.
« Ce n’est pas pour vous , c’est pour les temps à venir » en dépit de sa frustration face à l’incompréhension de ses contemporains, Beethoven écrit pour « ses frères humains » nous rappelle Mollard/Rolland, en captant leur attention, et à la maintenir en les tenant en haleine. Il s’agit ici de maitriser toutes les formes, les forces et les mystères des notes – quitte à les bousculer pour mieux transmettre en les associant « beauté, bonté, et vérité », cette trilogie mystique que Goethe appelait aussi de ses vœux dans l’art
Or ce sourd qui « entendait l’infini » selon Victor Hugo nous rappelle Mollard, privé de tous les échanges verbaux qui nourrissent la vie d’un homme, fut condamné à l’exceptionnel, au surhumain. Ni voir que de l’orgueil serait restrictif, c’’est d’abord une ambition prométhéenne pour la musique. Un creuset où se transmet un message ineffable, au-delà de toute verbalisation envisageable. Le musique de Beethoven est une musique qui « raconte » une histoire sans sujet mais des voix instrumentales, émancipées les unes des autres. Par sa progression, à force d’interroger sans cesse le même matériau, conduit toujours plus loin toujours plus haut. Même s’il puise dans la grande tradition, un terreau qui s’émancipe dans et pour le futur. Et c’est ici que le jeu d’un immense pianiste est essentiel. Fabre apporte une plénitude sonore, une réalité palpable de chaque note, hélas tributaire d’une température suffocante qui fragilise le piano.
L’essentiel est de s’abandonner au plus exigeant, au plus exaltant des ‘démons d’artiste‘ : la simplicité, loin des artifices que Mollard fustige tant dans son « Ni Lang-Lang, ni Glenn Gould »
Variations, variations.
Explorer le fini,
dans toutes les directions
pour progresser vers l’infini.
Goethe encore.
Accepter son destin,
s’adapter à lui,
l’épouser,
et pas seulement le combattre,
c’est le vrai moyen de s’en rendre maître.
Michel Mollard, Dernières notes, édition Nuvi, 2023
« Beethoven parle de nous »
Le dialogue passionnant des différents plans (comme dans une partition) – Mollard/Rolland, Rolland/Beethoven et Beethoven/Fabre– nourrit ceux qui acceptent de se laisser guider, pour explorer de « nouveaux chemins », pour tenter d’exprimer leur « vérité intérieure. » Pour une ouverture en forme de résistance au temps qui passe. Le message fraternel et la compassion mais aussi son aspiration à la grandeur comme la leçon de volonté sont ici indispensables à donner un sens à nos vies.
Pour paraphraser René Girard, écartons les « mensonges romantiques » qui ont constitué la légende beethovenienne pour ne retenir que les « vérités romanesques » de cette aventure médicale.
C’est du côté des extrêmes – exigences, souffrances, isolement – que se forge la joie extrême.
Décidemment, loin d’être chimère, ce seul en scène ouvre un fabuleux matériau de vie et de musique, qui vous habite bien longtemps après avoir quitté le Studio Hébertot qui réussit à associer intelligence raisonnée, et émotion cultivée.
Nous retenons aussi ce que Guilhem nous a répondu à la question « qu’est-ce qui est le plus difficile, apprendre le texte ou la partition ». « De loin, la musique, parce que c’est à nous d’y donner un sens ».
#Olivier Olgan
Pour aller plus loin : Dernières notes, de Michel Mollard est publié par les Editions Nuvi