Six romanciers pour s’ouvrir 2025 : Maylis de Kérangal, Thomas Morales, Emma Douce Van Troostwijk, Karine Giebel, Jean-Pierre Poccioni
Jour de Ressac, de Maylis de Kérangal (Verticales)
Le corps d’un homme inconnu a été retrouvé sur la plage du Havre. Sur lui n’a été trouvé qu’un ticket de cinéma avec le numéro de portable de la narratrice. Convoquée par la Police, elle revient sur les traces de cette ville où elle a passé toute sa jeunesse. Si nous suivons l’enquête et ses souvenirs, la véritable héroïne de ce livre n’est pas tant la narratrice que la ville, elle-même. Le Havre vit, revit. On comprend aussi pourquoi le jury du Prix Patrimoines Louvre Banque privée a distingué Jour de Ressac, le dernier roman de Maylis de Kerangal.
« Mais la ville dont je suis l’enfant demeurait indifférente à tout ça. Elle ignorait ces manipulations et se foutait bien de ces manigances, elle se tenait sur la surface visible des esplanades paysagées, au revers des pôles de fonctionnalités et des greffes urbaines, derrière les enseignes de la fast fashion et des boulangeries industrielles, en deçà des réhabilitations patrimoniales et des équipements flambants neufs. Elle résistait à son propre urbanisme. Elle vivait ailleurs, sous les nuages et dans le vent. »
On sent la ville sous la plume aiguisée de Maylis de Kerangal qui a la capacité de faire coller son écriture à son sujet, de rendre une ambiance particulière à chacun de ses nouveaux romans. L’air de rien, d’autres sujets en creux sont évoqués, comme l’intelligence artificielle qui menace l’emploi de comédienne de doublage de sa narratrice ou le trafic de drogue qui s’est infiltré dans le port du Havre. Et nous suivons l’enquête qui s’entremêlent avec les souvenirs. Un beau roman d’une écrivaine qui m’avait déjà fortement séduite avec ses précédents romans dont Tangente vers l’est, mon préféré. 242 pages, 21 €
Les Bouquinistes, de Thomas Morales (éditions Héliopoles)
La nostalgie est au rendez-vous de ce recueil inspiré par la menace, avant les JO, de voir les Bouquinistes contraints de quitter leurs lieux emblématiques sur les quais de Seine.
Dans la veine de ses précédents livres Et maintenant, voici venir un long hiver… et Monsieur Nostalgie, Thomas Morales, l’auteur également de La Dame au cabriolet (que Singular’s a déjà apprécié) écrit à quatre mains avec Dominique Guiou, continue son exploration nostalgique de sa jeunesse.
Ici ce sont des boîtes de souvenirs qui s’ouvrent sous nos doigts. Des films, des livres, des chanteurs, des animateurs, des comédiennes, c’est toute une époque que Thomas Morales croque avec humour et émotion : Ascenseur pour l’échafaud, La Boum, Maria Pacôme, Guy Lux, Federico Fellini, etc… le choix est éclectique : « Je combats l’esprit de sérieux, les cloisonnements et les mises à l’écart. J’en ai assez des snobismes culturels. Mon plaisir d’écrivain est de faire partager mes goûts qui vont de la chanson populaire à une littérature plus poétique » déclare-t-il. Et pour notre plaisir également. 208 pages, 22 €
Ceux qui appartiennent au jour, d’Emma Doude Van Troostwijk (Les Éditions de Minuit)
Nouveau lauréat du Prix (du métro) Goncourt qui récompense chaque année un premier roman. Créé en 2008 par l’agence Epiceum et rejointe en 2021 par le cabinet La suite dans les idées, le jury composé par des partenaires, collaborateurs et anciens lauréats a donc couronné une jeune autrice, Emma Doude Van Troostwijk. Son roman dessine par petites touches la vie d’une famille de pasteurs : la narratrice, son frère Nicolaas, son père, sa mère, les grands-parents. La vie dans son expression la plus quotidienne avec ses soucis, ses craintes, ses peines.
La jeune autrice a adapté un style qui colle avec son traitement. Le titre est la transposition en néerlandais de : Ils ne tiennent qu’à un fil.
« A côté du téléphone noir de son bureau, Mama a noté sur un coin de papier, je ne sais pas s’ils seront encore là demain. Elle a entouré au Bic rouge ils appartiennent au jour, het zijn mensen van de dag. Elle a souligné deux fois : au jour. »
176p, 17€
Trauma(s), de Karine Giebel (Récamier noir)
Vous souhaitez avoir peur ? Frissonner dans votre canapé ? Alors prenez le pavé de Karine Giebel le deuxième tome de Et chaque fois, mourir un peu mais que l’on peut lire indépendamment du tome 1. Nous retrouvons le personnage principal Grégory qui œuvre pour sauver des vies à la Croix-Rouge sur les théâtres humanitaires. Auteure de nombreux romans dont beaucoup ont obtenu des Prix, traduite en une douzaine de langues, elle a vendu plus de deux millions d’exemplaires Karine Giebel nous entraîne encore ici dans une traque haletante.
« Tu te souviens de ces victimes qui avaient survécu aux explosions ? Leur corps était parfois intact. Pourtant, on ne pouvait pas les sauver. Parce qu’à l’intérieur, elles étaient déchiquetées. Une bombe est tombée sur la vie. Longtemps, je me suis posé cette question : ai-je survécu à l’explosion ? Aujourd’hui, j’ai trouvé la réponse…. »
Un roman qu’on ne peut lâcher. 754p. 24€
J’ai péché, péché dans le plaisir, d’Abnousse Shalmani (Grasset)
La poétesse iranienne Forough Farrokhzad (1934-1967), a vingt ans à Téhéran en 1955, Mariée à seize ans, bravant la société et ses diktats, elle rencontre Cyrus un jeune intellectuel qu’elle appelle La Tortue, avec qui elle vit une passion physique et littéraire. Il lui traduit les poèmes de Pierre Loüys qui fut un des grands amours de Maria de Régnier, la fille de José Maria de Hérédia qui à la Belle Epoque mena une vie d’amoureuse. Forough se glisse alors dans la vie de Maria par procuration.
« Ce fut à l’occasion de ce qu’on appelait pas encore la promotion d’un livre que la Tortue osa aborder Forough et lui offrir Marie. Moins d’un an plus tard, Forough s‘envole pour Rome. La Tortue espère qu’elle ne reviendra jamais, que l’Occident parviendra à la retenir, la détourner de l’Iran, de ses attaches qui n’ont sont pas. »
D’une plume délicate, l’auteure iranienne Abnousse Shalmani nous donne à voir deux beaux portraits de femmes passionnées qui chacune à son époque et dans deux pays différents portaient des valeurs de liberté, de féminité, avec la poésie comme lien d’une vie. Pourtant Forough perçoit que deux mondes les séparent.
Un très beau roman féminin et sensuel. 198p. 19€.
La double personnalité du criquet, de Jean-Pierre Poccioni (Les éditions Héliopoles)
Serge Safran frappe fort pour sa nouvelle collection chez Héliopoles avec ce titre énigmatique La Double personnalités du criquet qui sort le 9 janvier.
A partir d’un moment, vous n’allez plus pouvoir lâcher ce roman qui part d’un banal conflit de voisinage entre une famille (un couple, leur enfant et leur chien) et un autre couple avec leur fille, mais cache des ressorts insoupçonnés.
Jean-Pierre Poccioni, dont nous avions déjà apprécié son précédent roman Venise à l’heure du Spritz, réussit à croiser avec brio plusieurs thèmes (le couple, les rapport des individus avec les contraintes professionnelles)
« Nous avions trouvé une parade. Nous étions des vaincus plein de ressources, nous pouvions guetter la prochaine attaque ! Cependant, cette attente était de plus en plus délétère. Elle altérait ce qui aurait pu la rendre supportable, petits et grands plaisirs, émotions partagées, projets et fêtes, simple repas en famille. »
La Double personnalité du criquet, un roman énigmatique qui met en lumière les moyens, que les individus, les organisations, les États mettent en place pour parvenir à extorquer des informations confidentielles, sensibles sur le monde de demain et comment la famille reste le pivot de notre vie. 228p 22,90€.