Culture
Travelling, hommage à Chantal Akerman, cinéaste et femme libre (Jeu de Paume - Bozar Books)
Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 15 décembre 2024
Pour le 10 anniversaire de sa disparition, Le Jeu de Paume rend hommage à Chantal Akerman (1950-2015) jusqu’au 19 janvier 2025 à travers projections et et archives éclairantes. L’exposition immersive retrace le parcours personnel et les engagements sociétaux de la cinéaste belge à la filmographie riche de 40 courts et longs métrages. Marta Ponsa, commissaire confie à Baptiste Le Guay, la portée d’une oeuvre qui reste encore singulière et méconnue : « Je fais de l’art avec une femme qui fait de la vaisselle »
Cinéaste engagée pour les femmes et les plus faibles
Sous forme de biographie chronologique, nous retrouvons les grands moments cimentant la carrière de la cinéaste. Dans les années 1970, Chantal Akerman fonde avec Marilyn Watelet la société Paradise Films afin d’obtenir un contrôle total sur ses films et leurs choix artistiques. La nationalité belge et surtout cette farouche indépendance cinématographique la rapprochent de son ainée Agnès Varda (1928-2019) honorée elle aussi cette année à la Cinémathèque) sans oublier leur goût de la mise en scène expérimentale qui sort d’une narration chronologique.
Toutes les deux engagées, loin du glamour, tournent des documentaires pour montrer certaines réalités sociales dans leur âpreté: Les glaneurs et la glaneuse pour Varda ou D’Est pour Akerman. Elles sont les premières à filmer les femmes avec un autre regard comme Cléo de 5 à 7 (1962) pour Varda ou « Saute ma villle‘ dés son premier film en 1968. Ces deux films partagent le point commun de se dérouler au temps réel.
Une prise de risque dans « Je, tu, il, elle »
Son premier long métrage « Je, tu, il, elle » (1974) retrace le portrait d’une jeune femme interprétée par Chantal Akerman elle-même. Le film est conçu avec seulement 3 personnes, toutes des femmes. La fin du film montre une scène d’un ébat sexuel entre deux femmes, ce qui est plus qu’osé à l’époque. Le film n’est d’ailleurs pas être montré en Belgique à sa sortie notamment pour ne pas choquer.
« Elle voulait casser le stéréotype d’un rapport entre deux femmes. Nous y voyons une certaine violence, alors que nous associons la sexualité et l’érotisme féminin à une certaine douceur et tendresse. Les corps sont presque en train de lutter. Elle voulait casser les fantasmes des relations sexuelles lesbiennes »
Marta Ponsa, commissaire de l’exposition.
« A chaque fois que je revois le film, l’image, la mienne, qu’il me renvoie me met mal à l’aise. Il n’y a apparemment plus rien de commun entre ce personnage hors du social, désespéré, et qui pourtant fait un geste après l’autre, avec une décision secrète, un désespoir muet mais proche du hurlement. […] il reste une résonance de ce hurlement d’un moment, que l’on a étouffé pour jouer le jeu de la société »
Chantal Akerman.
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975)
L’année suivante, elle peint trois jours dans la vie d’une mère au foyer exécutant les tâches ménagères avec une régularité de métronome. Derrière cette discipline quotidienne sans faille, elle se prostitue à domicile en recevant des messieurs en fin d’après-midi.
« C’est un film très performatif, les gestes des mains, les regards, les tâches ménagères dans la cuisine qui mobilisent le corps »
Marta Ponsa, commissaire du Jeu de Paume.
Interprétée par Delphine Seyrig (1932-1990), l’actrice française était très proche de la cinéaste jusqu’à sa mort, partageant le féminisme comme une valeur centrale. Selon l’actrice, le travail domestique n’est jamais traité alors qu’il concerne énormément de femmes, particulièrement à cette époque où beaucoup d’entre elles sont au foyer. Chantal Akerman raconte dans une interview (INA) qu’elle a toujours vu des femmes faire ces tâches ménagères, en disant
« Je fais de l’art avec une femme qui fait de la vaisselle ».
Du cinéma aux installations muséales
Dans l’installation « Woman sitting after killing », le spectateur se trouve face à 7 écrans, chacun tournant sur une boucle de 7 minutes, qui contient le même plan fixe. Une scène montrant le dernier plan du film où l’on est face à Jeanne Dielman (Delphine Seyrig).
Dès 1990, Chantal Akerman est l’une des premières cinéastes à mettre en place des installations vidéo. Avec Claire Atherton, elle monte « D’Est, au bord de la fiction » en 1995, l’œuvre est ainsi reconstituée au Jeu de Paume. En 1995, elle présentait son installation D’Est : au bord de la fiction, déjà fruit d’une collaboration avec le musée Parisien, le Bozar Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et le Walker Art Center de Minneapolis.
Tourné au cours de plusieurs voyages, de l’été 1992 à décembre, puis janvier et février 1993, les images décrivent une Europe de l’Est méconnue, montrant les vestiges du communisme et l’influence de l’empire soviétique malgré la chute du mur de Berlin.
« Je voudrais faire un grand voyage à travers l’Europe de l’Est tant qu’il est encore temps. La Russie, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l’ex-Allemagne de l’Est, jusqu’en Belgique. Je voudrais filmer là-bas à ma manière documentaire frôlant la fiction. Tout ce qui me touche. Des visages, des bouts de rues, des voitures qui passent et des autobus, des gares et des plaines, des rivières ou des mers […] Des femmes et des hommes, des jeunes ou des vieux qui passent ou s’arrêtent »
Chantal Akerman
Le poids de l’histoire
La violence que l’Histoire a sur certaines populations et territoires est au cœur de son parcours personnel.
« Elle vient d’une famille juive polonaise. C’était important pour elle d’aller en Pologne pour retrouver son histoire familiale. Sa maman a l’expérience des camps en allant à Auschwitz avec ses parents et en étant la seule qui en est revenue. C’est à la fin de sa vie que sa mère lui a fait part de cette expérience traumatisante »
Marta Ponsa.
Les thématiques intéressant Chantal Akerman sont liées aux populations fragilisées, faibles et parfois écrasées par un régime ou des personnes rejetant leurs différences.
A voice in the desert (2002)
Tourné dans le désert d’Arizona, entre deux montagnes où se trouve de part et d’autre la frontière avec le Mexique, il nous plonge dans un couloir largement empruntés par les migrants Mexicains cherchant à rentrer aux Etats-Unis, un écran est installé, diffusant la dernière séquence du film baptisé « De l’autre côté ».
Cette séquence nommée « une voix dans le désert », montre une autoroute défilant en voiture en direction de Los Angeles avec la voix de Chantal Akerman, racontant en voix off l’histoire d’une immigré mexicaine, alternant entre l’anglais et l’espagnol.
« C’est une mise en abîme, nous voyons le territoire sur le territoire. En 2002, nous voyons des personnes traverser la frontière à côté de cet écran, à la manière d’un métarécit. Akerman disait dans un entretien que la frontière entre la fiction et le documentaire est très fluide »
Marta Ponsa
Dans ce sens, nous comprenons que les spectateurs du film étaient également les protagonistes et les sujets de son installation. C’est à travers une histoire personnelle qu’elle peut parler de nombreux cas similaires et humaniser ces femmes disparaissant à la frontière.
« Ce ne sont pas les femmes qui disparaissent mais la maman de David qui disparaît. Quel espace elle laisse et quels sont les souvenirs qu’on a d’elle »
Marta Ponsa.
La voix off, la marque de fabrique Akerman
Dans beaucoup de ses films, Chantal Akerman met une voix en « off », souvent la sienne, pour raconter l’histoire ou un point de vue de manière indirecte.
« Elle a une très belle voix, rauque, d’une fumeuse compulsive »
Marta Ponsa.
Dans le film News from Home (1977), elle lit les lettres que sa mère lui envoie tout en filmant les rues de New-York avec les passants qui défilent dans la rue et le métro, à la manière D’Est. « Elle prend la voix de sa mère ce qui est un geste fort. Elles étaient très proches. Elle lui demande comment elle va, si elle mange bien, si elle a du travail, quand est ce qu’elle va revenir » précise la commissaire. Le film illustre à merveille le lien sacré qui lie une mère à son enfant, malgré la distance géographique qui les sépare.
Bien d’autres facettes d’une artiste pluri formes, du cinéma au théâtre sont à découvrir
« Elle a écrit sur son travail. Nous avons organisé des lectures de ces textes. Elle a publié des ouvrages et nous voulions les mettre à l’honneur ».
Cet hommage a le mérite d’éclairer l’œuvre d’une réalisatrice trop méconnue du grand public, mais qui a ouvert la voie à de nombreuses cinéastes comme Jane Campion, Céline Sciamma ou Lynne Ramsay pour interrogeant notamment les standards imposés par la société sur les questions de genre.
Pour aller plus loin
Travelling, Chantal Akerman
jusqu’au 19 janvier 2025, Jeu de paume, 1 place de la Concorde, Paris 8. Ouvert du mardi au dimanche de 11 à 19h, 21h le mardi.
Catalogue : sous la direction de Marta Ponsa, commissaire de l’exposition, avec des textes de Céline Brouwez et Marta Ponsa, aux éditions Bozar Books, du Jeu de Paume, Lannoo, 35€. A travers essais et interviews de ses proches (collègues, amis), l’ouvrage dresse un portrait posthume et collectif d’une cinéaste de notre temps grâce à de nombreux interviews de proche.
« Chantal Akerman était à prendre ou à laisser. Elle respirait son travail. Elle ne pouvait pas faire semblant. Elle avait besoin d’une famille de cinéma qui la soutenait, qui la suivait. Lui consacrer une exposition et une publication associée relève dès lors d’une entreprise intime. (…) Les archives sont une source infinie de nouveaux montages pour éclairer la réalisatrice et son oeuvre. Le public choisit lui-même le temps passé devant une image, une archive, définit son propre trajet, devient son propre monteur.
Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, Paris
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