Culture
Vermeer en vrai (Rijksmuseum - Prinsenhof Delf) ou en virtuel !
Auteur : Thierry Dussard
Article publié le 12 avril 2023
L’exposition magistrale sur Johannes Vermeer (1632 – 1675) au Rijksmuseum d’Amsterdam jusqu’au 4 juin qui réunit 28 de ses 37 tableaux attribués affiche désormais complet. Thierry Dussard qui a eu la chance de la parcourir en rend compte. Il suggère de saisir l’occasion de l’évènement pour se plonger dans les mystères du sphinx de Delft soit au Musée Prinsenhof de Delf, soit avec la visite virtuelle, Closer to Johannes Vermeer conçue par le Rijksmuseum, qu’il juge fascinante. Reste aussi l’importante bibliographie, à commencer par le somptueux catalogue, publié en français.
Longtemps inconnu au-delà des digues de Delft, sa postérité a depuis, comme les polders, regagné du terrain sur la mer de l’anonymat. La légende veut en effet que Johannes Vermeer, né à Delft en 1632, soit retombé dans l’oubli avant d’être redécouvert au XIXe siècle. Puis célébré tous azimuts aujourd’hui au point de « jouer à guichets fermés » au Rijksmuseum d’Amsterdam jusqu’au 4 juin. En bon reporter, j’ai cependant glissé mon pied dans la porte pour partager avec vous « la plus grande exposition jamais réalisée », selon les organisateurs hollandais plutôt fiers de leur blockbuster.
La Joconde du Mauritshuis
Aux Pays-Bas, Vermeer est une icône, à l’image de Van Gogh. Le peintre est mort à 43 ans, et il ne reste de lui que 37 tableaux, dont 28 sont exposés à Amsterdam. Enfin, 27 seulement, car La Jeune fille à la perle est déjà retournée au Mauritshuis de La Haye, qui pleurait sa « Joconde » transformée en produit d’appel. A défaut, une copie de La Jeune fille réalisée à l’aide de l’intelligence artificielle a été un moment exposée, avant de créer une polémique s’indignant de la « honte » suscitée par cette « technologie contraire à l’éthique ».
Deux tableaux cédés au boulanger
Jumeau de Baruch Spinoza (1632 – 1677) , Vermeer avait lui aussi pris ses distances vis à vis de sa religion. Protestant, il se convertit au catholicisme pour épouser Catharina, avec qui il aura onze enfants. Elle est issue d’une famille de notables de Gouda, qui tranche avec Balthasar, son grand-père faux-monnayeur, ou son père tisserand et marchand d’art. Le jeune peintre n’a aucun mentor connu, et on en est réduit aux hypothèses : Bramer, et un élève de Rembrandt (1606 – 1669), Fabritius, dont Vermeer possédait trois tableaux. A 30 ans, il est nommé chef de la guilde de Saint Luc, qui regroupe les peintres de Delft, et vendra plusieurs œuvres de son vivant.
Mais à son décès en 1675, sa veuve doit donner deux tableaux au boulanger pour couvrir les dettes, et cède à sa mère L’Art de la peinture afin de mettre la toile à l’abri des créanciers.
Ce mystérieux éclairage latéral
La scénographie de l’exposition « du siècle » est quasi luthérienne, avec de grands rideaux de velours de différentes couleurs d’une salle à l’autre, montrant peu de tableaux à chaque fois, regroupés de façon thématique, sans trop se soucier de la chronologie.
Un choix heureux qui permet d’apprécier les évolutions du peintre, et évite la bousculade des visiteurs. Après quatre grands formats, inhabituels chez Vermeer, les premiers intérieurs montrent sur fonds de tentures pourpres La Jeune fille lisant une lettre, et La Laitière, inaugurant ce mystérieux éclairage latéral qui est devenu sa signature.
« Suivez-moi jeune homme… »
Les tentures se drapent de bleu nuit pour présenter ensuite La Joueuse de luth, et Le Soldat et la jeune fille souriant, dont le visage paraît un peu trop restauré. Plans serrés pour la salle suivante, où La Femme au virginal nous introduit dans l’intimité de l’artiste. La Dentelière, prêtée par Le Louvre, y rivalisait avec La Jeune Fille à la perle aux yeux topaze. Son visage tourné de trois quart intrigue, et ses lèvres entrouvertes semblent murmurer un « suivez-moi jeune homme… seulement du regard ».
Une énigme que le livre éponyme de Tracy Chevalier en 1999 n’a fait qu’accentuer, outre le film de Peter Webber en 2003, où Scarlett Johansonn incarnait magnifiquement la demoiselle au turban.
Le maître du temps en suspens
Vermeer invite enfin le visiteur, ou le voyeur, disons le regardeur, à plonger encore plus loin dans ces scènes d’intérieur dont il est le maître. Le génie de ce maître du temps en suspens éclate dans la somptueuse Liseuse en bleu, dont on se demande si elle est enceinte ou non. Elle est encadrée par deux chaises cloutées de cuivre, que Vermeer s’est plu à souligner d’autant de gouttes de lumière. La femme en jaune écrivant une lettre lève les yeux vers nous, cette fois, comme si elle cherchait ses mots, et nous interrogeait. Même manteau jaune d’or festonné d’hermine dans La Jeune femme avec une servante tenant une lettre, dont le musée a tiré un détail pour l’affiche de l’expo, en zoomant sur la perle qui pend à son oreille tel un fruit mur.
Le guide du regard
Véritable metteur en scène, Vermeer guide le regard du spectateur vers le centre du tableau avec des damiers au premier plan, où l’œil joue à la marelle. Grâce à des tapis aux motifs chargés et donc impossibles à détailler, il attire l’attention plus loin, quitte à égarer le regard à l’arrière-plan et à prolonger ainsi le récit. Il se révèle capable de saisir en gros plan la magistrale Femme au chapeau rouge, et La Jeune fille à la flûte, (deux tableaux peints sur bois – fait inhabituel – que les spécialistes hésitent à lui attribuer avec certitude), et tout aussi à l’aise avec le format panoramique de La Vue de Delft. « Depuis que j’ai vu au musée de la Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde », écrivait Marcel Proust en 1921, évoquant ce « petit pan de mur jaune » à droite de la toile.
Le Sphinx de Delft
Plus qu’à Proust, c’est surtout au critique d’art Théophile Thoré–Bürger (1807 – 1869) que l’on doit le retour en grâce de Vermeer, lorsqu’il écrivit en 1866 un long article sur « le Sphinx de Delft » dans La Gazette des Beaux-Arts. Au point de lui octroyer 70 tableaux, un chiffre à diviser par deux aujourd’hui !
L’expo d’Amsterdam réunit les principaux chefs-d’œuvre, et seuls manquent à l’appel la merveilleuse allégorie de L’Art de la peinture restée à Vienne, ainsi que L’Astronome retenu au Louvre.
Mais son alter ego, Le Géographe, dans sa houppelande bleue aux pigments de lapis lazuli venus d’Afghanistan, figure en bonne place.
Pour tous les amateurs frustrés, la visite virtuelle (en anglais) Closer to Johannes Vermeer conçue par le Rijksmuseum, apporte la force de son érudition et de sa souplesse pour apprécier le temps nécessaire chaque détail de ces chefs d’œuvres, et le musée Prinsenhof de Delft se propose de découvrir l’homme derrière le mythe, aussi jusqu’au 4 juin.
#Thierry Dussard
Pour aller plus loin avec Vermeer
- Jusqu’au 4 juin 23 : Closer to Johannes Vermeer , visite virtuelle (guidée en anglais par le comédien Stephen Fr), Rijksmuseum
- Jusqu’au 4 juin 23 : Vermeer’s Delft, Musée Prinsenhof de Delft
Où rester ?
Anantara Grand Hotel Krasnapolsky, Dam 9, 1012 JS Amsterdam, Pays-Bas – Tél. :+31 20 554 9111
Et aussi … les suggestions de BonjourAmsterdam
Bibliographie
Vermeer, catalogue de l’expo, édité par Pieter Roelofs et Gregor J.M. Weber, Rijkmuseum, Hannibal 320 p. 59€
- Vermeer, Le jour et l’heure, de Raphaël Enthoven & Jacques Darriulat, Fayard, 2017, 304 p., 20€
- L’ambition de Vermeer, Daniel Arasse, Adam Biro, 204, 232 p.
- Vermeer, Pierre Cabanne, Pierre Terrail, 150 p.
- Vermeer, Jan Blanc, Citadelles & Mazenod, 384 p. 2014, réd. 2023
- Le chapeau de Vermeer : Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Timothy Brook, Payot Rivages, 2010, 299 p.
A voir
Johannes Vermeer: A Research Project (Rijksmuseum)
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