Culture
L’art anthropologique d’Icaro Lira incarne une poétique de la trace.
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 7 mars 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Méfiez-vous de l’eau qui dort. Si les compositions poétiques délicates ou ludiques d’Icaro Lira séduisent, elles portent aussi une dimension politique en creusant les interstices historiques officiels. L’exposition collective ‘L’usage des richesses’ à la galerie Salle Principale jusqu’au 20 mars à Paris permet d’ausculter les traces de l’artiste brésilien.
Une contre-histoire esthétique et politique
Des petits riens, des objets insignifiants, des matériaux ‘pauvres’ souvent trouvés et réemployés, des éléments du quotidien, omniprésents et devenus invisibles… Icaro Lira les place sans vraie notion de hiérarchie, au sol parfois, ou collés sur des planches de chantier, des paillasses en osier… sans le filtre ou la distanciation du cadre…
Pêle-mêle se côtoient photographies d’archives, pages de livres ou de journaux, pierres brutes ou pièces de bois, filets de pêche imbriquées à des tissus… juxtaposés avec une économie de moyen incroyable. L’attention que l’artiste porte aux objets, aux histoires qu’ils peuvent raconter ou libérer, encourage les glissements potentiels vers d’autres mémoires ; ces traces de vie et d’intimité renouent et interpellent à la fois le côté esthétique, le genre de la « nature morte » et le coté historique, avec leurs falsifications des récits officiels. « J’essaie donc de ne pas m’enfermer dans les théories et les idées précédentes, je suis ouvert aux découvertes, aux ramifications et aux assemblages dans les histoires pour lesquelles je me bats. » confie-t-il avec sa voix calme et douce.
Rendre compte des histoires intimes d’inconnus
« Ma formation d’artiste vient du cinéma : montage et cinématographie. Je pense que cela explique un peu ma façon de penser ces objets, photos, vidéos … Ils viennent de ma mémoire des lieux. » Beaucoup de ses compositions sont des collages à l’esthétique efficace qui pourraient se suffire à eux-mêmes. Mais ce serait passer à côté de toute une dimension passionnante de cette œuvre plus profonde qu’elle ne paraît ; ces collages sont chargés d’histoires intimes, non pas celles de grands hommes mais celles d’inconnus. « São noites de silêncio, vozes que chamam num espaço infinito » (Ce sont des nuits de silences, des voix qui clament dans un espace infini) qu’évoque le Prêtre Tito de Alencar. C’est bien une unique « contre-histoire » que l’artiste brésilien construit patiemment depuis des années : « Je considère l’ensemble de mon travail comme une seule œuvre, une recherche permanente sur les mouvements de migration forcée. J’essaie de ne pas faire entrer les choses dans des cases, les pièces sont des idées ouvertes et leur formalisation en ‘musée’ ou ‘galerie’ suit également cette voie. Il n’y a pas de forme définitive, mais en constante évolution.»
Regarder les interstices de l’Histoire brésilienne
Né en 1986 à Fortaleza où il ne cesse de revenir dès qu’il peut même s’il a aussi un atelier à São Paulo, l’artiste brésilien est aussi éditeur, chercheur, cinéaste pour un
travail qui peut se qualifier d’« anthropologique ». Il se concentre principalement sur l’histoire brésilienne à travers une approche qui englobe la fiction, le documentaire, l’archivage et l’archéologie. Pour lui, « l’art peut se construire avec une myriade de contextes sociaux, politiques et culturels nous incitant à regarder les interstices – pas entièrement optimistes – de l’histoire brésilienne. »
Dans cette perspective, son œuvre se revendique politique, en confrontant des sujets allant de la très controversée route trans-amazonienne (1968-1974) qui a décimé des milliers d’indigènes, au « Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST) » (Mouvement des sans terre, qui milite pour que les paysans non-propriétaires disposent d’un terrain cultivable) … « L’arrière-pays nord-est m’intéresse en général. Je ne peux pas séparer cette enquête de Canudos des autres que je mène depuis trois ans dans la région. Ils ont tous en commun la question des mouvements de migration forcée et d’exclusion sociale. » commente-t-il en rappelant qu’à 13 ans il avait déjà rencontré les membres fondateurs de ‘Critica Radical’ un groupe d’étudiants de la gauche radicale engagés dans la clandestinité durant la dictature militaire.
L’Utopie de la ville des Canudos
« L’idée utopique de fonder une ville au milieu de l’arrière-pays, où tout était divisé selon les lignes d’un communisme chrétien » le touche et l’incite à souligner la persistance de l’apartheid social que les médias s’emploient à masquer. La filiation de lutte au nom de principes collectivistes pour la terre est récurrente dans son œuvre. Elle se réclame, entre autres, de la révolte des quelques 30.000 colons ayant fondés leur propre communauté dans le nord-est de Bahia à Canudos. Cet épisode compte parmi les plus sanglants qu’ait vécu la nation brésilienne; en 1897, le village fut écrasé, la plupart des habitants tués ou déportés. Se faisant, Icaro réveille la mémoire collective par le pouvoir évocateur des images pour inscrire l’histoire dans la réalité contemporaine, y mettant à nu les racines issues du passé colonial.
Des mentors exemplaires
Un de ses tout premiers mentors fut Leonilson (1957-1993). Né comme lui à Fortaleza, il fut le premier artiste dont il vit une exposition à l’âge de 13 ans dans sa ville natale. Cela révolutionna sa vie et lui fit tout de suite réaliser qu’il pourrait, lui aussi, devenir un artiste. On retrouve chez Leonilson une certaine douceur qui rapproche les deux artistes, dans un travail très autobiographique pour lequel il utilisait aussi la couture et la broderie. Mais après avoir découvert qu’il était atteint du Sida, il mettra l’accent sur la fragilité de la vie, fragilité elle aussi omniprésente dans l’œuvre d’Icaro. Citons aussi dans la liste des affinités incontournables l’américain Jimmie Durham (1940-), qu’il a rencontré lors d’une résidence d’artistes à Naples. Grand activiste des droits civiques, membre actif de l’ American Indian Movement, tous deux ont une œuvre entre activisme poétique et Postmodernisme appropriationniste. Leurs œuvres jouent sur les duplicités socioculturelles par des détournements, des appropriations et des hybridations.
Des artistes qui captent les convulsions de l’histoire
Bispo de Rosario (1911-1988), aussi du grand Nord-Est, descendant d’esclaves noirs, fut un artiste autodidacte qui s’est volontairement interné dans l’hôpital psychiatrique de la Colônia Juliano Moreira de Rio de Janeiro où il a consacré sa vie à un inventaire poétique de l’univers. Cette œuvre considérable a touché Icaro dont les inventaires soulignent un cousinage évident. Une autre figure ne pouvait que retenir son amitié, il s’agit de Paulo Nazareth (1977-). Tous deux dont le travail et la vie personnelle sont indissociables, s’appuient sur les idées, les actions et les collections d’objets pour révéler les liens qui existent entre les personnes et leur environnement avec des sujets souvent liés à la race, à l’idéologie et à la répartition inégale du développement. Paulo voyage à travers le monde en suivant les routes de la migration. Comme Icaro il en retrace les tensions sociales, les disparités et les histoires de la mémoire collective. Il reste de ses périples des vidéos, des documents et des photographies, pour la plupart accessibles sur un blog alimenté tout au long de son aventure. L’« anthropoloque Icaro », pour sa part, se rend sur les lieux dont il veut restituer l’Histoire, s’y immerge et ne compte pas le temps de maturation du travail qu’il montrera quand il jugera que cela peut en valoir la peine.
Dresser des inventaires d’une Histoire officielle
C’est au cours de la 3éme édition de la Biennale de Salvador de Bahia en 2014 que nous avions rencontré Icaro Lira. Elle abordait les limites des normes et des définitions officielles qui regroupe neuf régions en un seul mot, aboutissant ainsi à la création d’un stéréotype et une homogénéisation des habitants. Se méfiant des interprétations historiographiques évolutionnistes, sa proposition comprenait l’invitations de chercheurs et d’artistes (dont Paulo Nazareth) à réfléchir sur les conditions de la bataille historique de Canudos proposant une ‘expérience-limite’ liée aux projets ethno-socio-politiques.
L’objectif était de dresser un inventaire-récit sans concession balayant les fondements de l’histoire officielle. Le résultat de sa proposition-expédition ethnographique a été un livre (Icaro est aussi éditeur et a déjà plus d’une dizaine d’ouvrage à son actif). Il établissait des liens entre son œuvre et le livre Os Sertões d’Euclides da Cunha (1866-1909) en 1902 (Le sertão signifie « arrière-pays » est une zone géographique du Nordeste brésilien), ouvrage crucial dans la littérature brésilienne décrivant principalement la tentative de définir l’identité de la nation brésilienne. Les images et métaphores utilisées par Cunha furent réinterprétées par l’artiste pour s’approcher plus près de la vérité historique brûlante : « Les étrangers », ce sont donc tous ceux qui ne sont pas « nous ».
Défaire les récits par l’esthétique des traces
Depuis 2015, son Museu do Estrangeiro (Musée de l’étranger) raconte les déplacements des populations à l’intérieur du Brésil, du nord vers les grandes villes du sud pour servir de main d’œuvre. Cette mémoire reprend de multiples récits qui s’entremêlent et font parcourir environ cinq siècles de questions sur le racisme et la société brésilienne. Ses références encyclopédiques, l’agencement plastique de ses compositions dans un ‘work-in-progress’ permanent brossent autant une narration poétique qu’il bouscule les lignes.
Chaque exposition du « musée » associe des stratifications scéniques évolutives, avec leurs ‘collages’ d’objets, d’archives, de coupure de journaux, et de textes de référence comme par exemple « Ecorces » de Didi-Huberman, de photographies, d’enregistrements audio où sont montrés des témoignages d’immigrés avec lesquels il a cohabité… Ces ‘stratigraphies’ de tranches de vie invitent le public à changer de points de vue et de récits. « Je ne cherche pas à produire un objet final, achevé, je veux que toutes ces actions du Museu do Estrangeiro se réverbèrent davantage que simplement à travers cette photographie, cette boîte ou cet enregistrement. Peut-être que cette expansion fait qu’au final rien n’est atteint. Je ne sais pas. Peut-être que c’était cela mon rôle, celui de défaire ce qui avait été fait. » L’œuvre remplit ainsi les espaces d’exposition avec la collection personnelle d’Icaro qui donnent à lire des récits qui tournent sans cesse autour des traces qu’il a collectées.
Un œuvre comme des idées ouvertes
Avec une œuvre ouverte sur son archéologie créative personnelle, Ícaro Lira assume la pluralité des récits, et démontre une empathie généreuse à l’égard de vécus anonymes d’hier et d’aujourd’hui. Une stimulante démarche de « voyant » dans un monde troublé qui demande quelques phares.
Pour suivre Icaro Lira
A voir :
Jusqu’au 20 mars 2021, L’usage des richesses. Salle Principale 28 rue de Thionville 75019 Paris. Exposition collective avec Béatrice Balcou, Patrick Bouchain, Dominique Mathieu, Marianne Mispelaëre, Gianni Pettena, The Play, Matthieu Saladin, Endre Tót, les gens d’Uterpan, Lois Weinberger, Zapatistes.
Icaro Lira y présente un petit cristal de quartz rose de la région du Sertão dont les vertus sont efficaces pour harmoniser les énergies surtout en cas de traumatisme ou pendant les périodes de crise. Ce condensé de puissances naturelles terrestres est accessible pour quelques euros dans toutes les villes touristiques du monde. Avec subtilité, Ícaro Lira évoque cette double extraction, cette de la pierre hors de son origine naturelle et celle de son aura sur nos corps abimés. Une contraction de mouvements qui anime nos sociétés à vouloir, dans un geste un peu désespéré, nous reconnecter au monde pillé avec l’utopie de réactiver une magie oubliée.
C’est une semblable énergie qui est captée dans l’une de ses baguettes « magiques » de la série « hope » : « La première, produite il y a plus de dix ans, synthétisait mes aspirations à ne plus produire des objets, voir à les détruire, pour conclure avec l’objet ultime dont seuls les rêveurs ont le mode d’emploi. Une clef qui ouvre les portes de la démesure pour introduire dans le réel de nouvelles perspectives sans visées productives mais ouvertes à tous les possibles. » précise-t-il.
- Mise en perspective. Icaro Lira aurait eu sa place aux cotés de Paulo Nazareth dans l’exposition Global(e) Résistance au Centre Pompidou (juillet 20 – janvier 21) : écouter podcast de l’ exposition
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