Culture
Monet en pleine lumière (Grimaldi Forum Monaco – éditions Hazan)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 8 août 2023
Peut-on encore jeter un nouveau regard sur Monet ? A l’occasion du 140ème anniversaire de sa première escale en 1883 – suivie de deux autres entre 1884 et 1888 – à Monte-Carlo et sur la Riviera, l’exposition Monet en pleine lumière au Grimaldi Forum Monaco jusqu’au 3 septembre y parvient avec éclat ! Si ses voyages méditerranéens marquent un tournant dans son œuvre– des peintures en séries pour saisir un moment plus qu’un motif – l’ambition aboutie de la commissaire Marianne Mathieu est d’en souligner la cohérence et la modernité, de la jeunesse havraise aux Nymphéas de Giverny. Pour mieux enrichir notre regard. Non sans éviter hélas le poncif de la tentation de l’abstraction.
Si je peins ce que je vois les gens n’en croiront pas leurs yeux. (…) Je pars rempli d’ardeur, je sens que je vais faire des choses merveilleuses.
Monet
Une période méditerranéenne
Il n’est plus si facile – sauf avec quelques distorsions anachroniques autour d’une ‘tentation’ de l’abstraction, poncif inutile pour éclairer sa « modernité » – d’apporter du nouveau sur Claude Monet (1927). Rien que cette année, nous avons découvert son frère Léon, chimiste (Musée du Luxembourg), et l’admiration/répulsion que lui accordait Joan Mitchell (Fondation Louis Vuitton).
A l’issu du parcours à la scénographie brillante et éclairante et du somptueux et indispensable catalogue (éditions Hazan), l’œuvre de Monet et notre regard y gagnent en profondeur. Presqu’une centaine d’œuvres échelonnées de 1870 à 1925 étayent le parcours : une bonne moitié provient du Musée Marmottan, l’autre est issue de collections publiques et privées souvent présentée pour la première fois. Chacun est invité à voir comme Monet !
Si la commissaire réussit à associer cheminement chronologique – de la jeunesse havraise aux Nymphéas de Giverny – et parti pris thématique – les rapports du peintre avec le paysage – c’est parce qu’elle porte une conviction que le parcours illustre avec pédagogie : « Il y a un avant et un après Monet sur la Riviera ».
L’œuvre de Monet est d’une grande cohérence, de sa jeunesse havraise aux derniers tableaux de Giverny, il ne cherche pas à peindre un motif mais plutôt un moment ; Monet ne peint pas un paysage mais une atmosphère. Sur la Riviera, entre 1883 et 1888, c’est la maturité, Monet se découvre le peintre des séries, c’est aussi le point de départ de ses campagnes.
Marianne Mathieu, commissaire de Monet en Pleine lumière
Le moment où Monet se révèle à lui-même
Si c’est un poncif d’évoquer le soleil et le ciel du Midi pour Cézanne et Van Gogh, puis après lui, Matisse et Seurat, rarement sont-ils évoqués pour Monet. Pourtant, « les motifs méditerranéens l’ont particulièrement inspiré » révèle l’ex-chargée de collection au musée Marmottan. La démonstration est d’autant plus éclatante que le parcours débute avec les tableaux de jeunesse qui s’attardent sur la lumière du Nord (de Trouville à Vétheuil) puis le Monet, chasseur de motifs.
Partant des sombres extérieurs peints
Comme tous ses confrères, le soleil du Midi va faire exploser sa palette, puis son art ! L’immense salle dédié à la découverte de la Riviera est en choc visuel, à la hauteur de celui qu’a pu ressentir Monet. 23 toiles sur les quelques 90 qu’il y a peint en trois séjours, une production singulière et peu connue prend une saveur particulière non seulement parce qu’elles illustrent des sites à proximité où Monet a posé son chevalet mais parce qu’elles lui a ouvert un nouveau champ de recherches qui prend ici tout son sens visuel. Une carte souligne les « campagnes » qu’a effectué le peintre. Dans le catalogue, les historiens confrontent les tableaux à la topographie des lieux choisis par le peintre, d’Antibes à Bordighera.
La proto-série d’Antibes consacre la répétition du motif. Après avoir voyagé de place en place à la recherche de «choses neuves», une conclusion s’impose à lui. Monet opère toujours la même lecture du territoire; il le comprend en termes de lignes. La structure du fort d’Antibes, celle des toiles de la Creuse, plus tard celle des meules, des peupliers ou de la façade de la cathédrale de Rouen sont d’une simplicité radicale, d’une géométrie sobre et évidente.
Monet à la trace, d’Antibes à Bordighera en passant par Monte-Carlo
Ce traçage est fascinant en termes de curiosité du peintre à l’affut des motifs, qu’il sillonne par petites escapades de moins de 2 km – ne se déplaçant jamais sans ses 50 kg de matériel, et du touriste qui se trouve à proximité des sites qu’il peut aller découvrir lui-même, comme les historiens qui ont pu reconstituer à quelques mètres près la place où le chevalet a été posé. A Bordighera en Ligurie italienne, par exemple où il s’installe, fasciné par les paliers dont il découvre que la ville est le fournisseur officiel en palmes du Vatican depuis le Moyen Âge. C’est surtout l’attrait pour le domaine clos d’un certain Francesco Moreno, qui va être une révélation : « Un jardin comme cela ne ressemble à rien, c’est de la pure féerie, toutes les plantes du monde poussent là en pleine terre et sans paraître soignées. » Cet eden serait dans le narratif de la commissaire, le modèle de ce que cherchera qu’il cherchera à reproduire à Giverny !
L’originalité et la singularité des œuvres relèvent désormais exclusivement de la transfiguration du motif par la lumière. (…) Le sujet passe au second plan; la manière de le traiter, la facture, le jeu des couleurs et les accents du pinceau font tout. Ce faisant, Monet fait voler en éclats la sacro-sainte hiérarchie des genres et remet en cause la grille de lecture et d’évaluation des œuvres d’art encore en vigueur au Salon officiel.
Chercher le quand plutôt que le quoi, à lire l’instant avant de lire le motif
Toute cette fascination pour la reconstitution topographique est aussi très paradoxale puisque tout le propos du discours narratif assumé par la commissaire est de nous démontrer que ces derniers intéressent de moins en moins le peintre au profit de sa volonté de capter le moment…
Ce n’est pas un illustrateur de guide touristique. Monet cherche avant tout les lignes de force. Le sujet a finalement peu d’intérêt. Il veut retranscrire l’atmosphère, ce qu’il y a entre lui et le motif.
Un avant et un après la Riviera
C’est le moment où Monet se révèle à lui-même. A Monaco, en 1883, il met fin à la peinture de compagnonnage. « Je vous demande de ne parler de ce voyage à personne, non pas que je veuille en faire mystère, mais parce que je tiens à le faire seul […] J’ai toujours travaillé dans la solitude et d’après mes seules impressions. Donc gardez le secret jusqu’à nouvel ordre.
Monet à Durand-Ruel, janvier 1884
Dorénavant, Monet travaille en solitaire et privilégie ses propres impressions. Le voyage à Bordighera en 1884 instaure le principe des campagnes de peinture récurrentes qui le conduiront de région en région, durant les deux décennies suivantes. Enfin, quand Monet pose son chevalet à Antibes en 1888, il parvient au terme de ce cheminement, un changement s’amorce et annonce la révolution des séries.
Rendre compréhensible l’approche de Monet en faisant appel à l’exercice du regard.
À Giverny, qu’il ne quittera quasiment plus au tournant du siècle, il évolue à nouveau, change de point de vue, et ne peint plus que le miroir de l’eau. Monet abandonne les vues panoramiques au profit d’un cadrage resserré offrant une vision quasi-abstraite de l’eau et ses reflets. Il ne peint pas son jardin mais les seuls éléments que sont l’eau et la lumière. Il représente l’image d’un monde flottant.
Le Jardin de Giverny, un autre jardin Moreno
Centré sur le Jardin de Giverny, qui débute lui aussi en 1883 avec la location d’une « maison de paysan » entourée par « un pauvre verger », la suite du parcours est plus connue (les tableaux aussi, puisqu’ils proviennent pour l’essentiel du Musée Marmottan.
Reste que les rapprochements de près de 40 tableaux magnifiquement scénarisés avec le recul nécessaire en séries (Pont japonais, vue dela maison du jardin des roses, saules, nymphéas, ...) est aussi spectaculaire, que fabuleux. Saute alors aux yeux, l’ évolution sensible et raisonnée du peintre qui se libère de son motif pour mieux capter l’instant : de quelques fleurs du bassin, les nymphéas deviennent de Grandes Décorations « Nymphéas désigne le bassin de Giverny, l’ancrage territorial, le bout de nature qui inspire Monet. Qui lui inspire quoi? Une série d’un genre nouveau: les paysages d’eau. Car c’est une typologie inédite, une désignation propre à Monet, une réinvention de la peinture de paysage qu’il propose. Ni plus, ni moins. » insiste la commissaire.
J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas, dit Claude Monet. Je les avais plantés pour le plaisir; je les cultivais sans songer à les peindre… un paysage ne vous empreigne pas en un jour… Et puis, tout d’un coup, j’ai eu la révélation des féeries de mon étang. J’ai pris ma palette… Depuis ce temps, je n’ai guère eu d’autre modèle.
Monet à Elder, À Giverny chez Claude Monet
Aux portes de l’art moderne
Mais pourquoi alors terminer le parcours par le poncif de L’abstraction dans une épilogue d’autant plus contestable qu’il est appuyé par un (unique) tableau inachevé ? C’est le pas de trop et trop facile (la quête de lumière de Turner entraine le même anachronisme, alors que les deux artistes n’envisagent pas de sortir du réél, au contraire). Inutile ausii pour justifier une modernité incontestée « ce qui place l’œuvre de Monet bien au-delà de l’impressionnisme jusqu’aux portes de l’art moderne ».
Curieusement (sic), dans son remarquable essai synthétique du catalogue, la commissaire se garde de bien de reprendre le terme, elle préfère à raison une dynamique plus panthéiste :
La sémantique religieuse, à tout le moins spirituelle, s’impose d’elle-même. Giverny est bien l’archétype de l’hortus conclusus laïque et la peinture du dernier Monet l’éloge de l’espace et de la lumière à l’état pur.
Son œuvre est une ode à la vie. Il faudrait dire ses œuvres et y inclure son jardin. Car il y a quelque chose de l’ordre de la complétude inhérente au lien qui unit jardin et peinture, nature et culture, le premier rendant possible le second. Une même intention se retrouve et dans le végétal et dans le pictural. C’est «l’illusion d’un tout sans fin».
Saluons la force de cette exposition qui réussit à mettre ‘Monet en pleine lumière’ autrement.
#Olivier Olgan
Pour en savoir plus sur Monet
jusqu’au 3 septembre 2023, Espace Ravel au Grimaldi Forum Monaco.
Réservations : montecarloticket.com
Catalogue, éditions Hazan (288 p. 39€ ) avec des essais de Marianne Mathieu, Claire Durand-Ruel Snollaerts, André Z. Labarrère, Carlo Bagnasco, Aldo Herlaut, Dominique Lobstein. Si l’essai de Marianne Mathieu revient sur la cohérence d’ensemble de la carrière du peintre ‘Une manière de voir’, l’ouvrage, entièrement et uniquement centrée sur la période ‘méditerranéenne’ reprend chronologiquement les séjours du peintre et déniche scrupuleusement les placements exacts de son chevalet dans le cadre de ses différentes campagnes de peinture solitaire : de Monaco (décembre 1883) à Antibes/Juan-les-Pins (janvier à mai 1888) en passant par Bordighera (Janvier à avril 1884), Dolceacqua ( Février & avril 1884) et Cap Martin (Février 1884)
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