Culture
Actualités poétiques de Christian Prigent, Etienne Paulin, Marie Joqueviel, Blandine Merle, Pierre Mrdjenovic et Jacques Prévert
Auteur : Jean Philippe Domecq
Article publié le 21 mars 2024
L’édition 2024 Printemps des poètes s’achève le 25 mars… Après la polémique (fondée) sur le parrainage par Sylvain Tesson de l’évènement institutionnel, Jean Philippe Domecq appelle à plus de poétique. Avec un choix de quatre recueils récents, dont Poèmes pour enfants seuls d’Etienne Paulin, Devenir Nuit de Marie Joqueviel, Naître et mourir de Blandine Merle (les trois chez Gallimard) et Que Blanc devienne blanche de Pierre Mrdjenovic (Jacques André éditeur). Mais aussi, puisque la poésie ne s’arrête pas à l’écrit et peut aussi être filmique : la réédition restaurée d’un beau film au scénario et dialogues écrits par le grand Jacques Prévert : Remorques, de Jean Grémillon (blu-ray Carlotta Films). En commençant par ce qui se prétend poétique et qui ne l’est qu’officiellement…
Il est doux et bon de dire NON à ce qui n’est doux ni bon
Récemment cet hiver, la France a bruissé d’une de ces polémiques dont elle a le privilège, et qui n’est d’ailleurs pas à son déshonneur puisqu’elle fut culturelle : polémique lancée par une tribune de 1200 signataires s’étonnant du choix de l’écrivain Sylvain Tesson pour parrainer le rituel « Printemps des poètes », manifestation organisée jusqu’au 25 mars par les pouvoirs publics pour « diffuser la poésie »– une de ces initiatives de l’Etat culturel typiquement et heureusement françaises là encore. Pendant des semaines chacun/e a ou fut tenu à « prendre position » dans la presse et les réseaux sociaux.
Ce qui fut frappant et que l’on n’a guère dit, c’est que les esprits qui se sont cru les plus libres ont hurlé à la « terreur » et à la « moraline de gauche », à la « censure politisée » parce que la tribune déplorait le choix, en petit comité très entre soi, d’un auteur assumant ses opinions et accointances plus que conservatrices
Et alors ?!, s’exclamaient les belles âmes progressistes, au nom de la liberté d’expression qui pourtant n’était pas le sujet privilégié de la tribune qui incriminait plutôt la « vieillerie littéraire » du Tesson et des choix de poètes « plan-plan », outre, c’est vrai, l’envahissement des valeurs d’extrême-droite dans les médias dont les mêmes « belles âmes » par ailleurs s’inquiètent en « bons résistants du lendemain« .
Ne pas tomber dans « l’hystérie des modérés »
Cette réaction est typique de ce que j’ai depuis longtemps nommé « l’hystérie des modérés », qui voit violence dès qu’on n’accepte pas tout. Il y a pourtant bien des domaines – le racisme, la violence faite aux femmes, l’exploitation économique, etc – où l’on trouve sain de dire franchement « Non ». Ce qui fut frappant aussi, c’est le virage à 180° : les mêmes il y a vingt ans hurlaient au « réactionnaire » et à l’extrême-droite pour peu qu’on discutât des rayures de Buren et hochets de Koons, dont l’aberrante célébrité confirmait qu’il y a crise de qualité dans ce qu’on nomme, trop génériquement, « l’Art Contemporain ». Mais bon … :
Donnons la parole à un poète sur l’affaire Tesson :
Christian Prigent, dont l’œuvre de poète est considérable, et qui entre autres a fondé en 1969 et dirigé la revue TXT, sait de quoi il parle à propos du langage nécessairement inventif de la poésie :
« Il ne faut pas céder sur la poésie, c’est tout : à ce jeu sur tous les aspects de la langue (lexique, syntaxe, son, rythmes…). C’est un jeu qui résiste au lieu commun : aux représentations aliénées qu’on nous dit être « le monde » ».
Voilà un juste rappel, développé en interview avec Christophe Kantcheff dans l’excellent hebdomadaire Politis à l’occasion de la parution du dernier recueil de Christian Prigent, « Chino fait poète« , que publient les éditions POL. Christophe Kantcheff finit par lui demander son avis sur, je cite le journaliste avec gourmandise, « deux choses qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre : la poésie et Sylvain Tesson »
Et maintenant, la réponse du poète, on comprendra que je la cite largement… – Christian Prigent : « Sylvain Tesson, c’est l’extrême droite pagano-bucolique. Quelle honte pour une manifestation culturelle nationale d’avoir voulu avoir son parrainage ! Mais faut-il s’en étonner ? Le poète Tesson est insignifiant : randos dans le sublime, paysagisme mièvre, pseudo-chamanisme et magie des mots.
Mais ce genre de poésie, n’est-ce pas (même politiquement éclairé plutôt par la « gauche ») celui que promeut surtout, depuis des années, le Printemps des poètes ? (…) ».
Et maintenant, un petit poème sur Tesson… ! Christian Prigent en effet n’a pas attendu la récente levée de boucliers pour trousser dès 2020 un gentil poème qui habille Sylvain Tesson pour l’hiver, publié une première fois, sous une forme et un titre différents, dans le numéro 34 de la revue TXT :
Ce que nous dit le faux Rimbaud
sois en semelles compensées
anti-moderne ultra branché
néo-sauvage civilisé
à très forte mobilité :
zou ! tour du monde à vélo
(ho ! ho ! l’alchimie des mots !)
la tablette dans les sacoches
(sinon la com’ ça cloche)
augmente ta perception
infra-rouge XXL des lions
clic la photo floue à la neige
de la panthère itou des neiges
bouge ombre magique
des îles pas en sacs plastiques
ermite chez les bonobos
ami du dernier dodo
puis après trek andain sur névés
transport tiens
bon la rampe astique
tes pompes nique
tes lombaires peaufine
tes haïkus ! exprime !ô nature ! ô ta mère !
attendre est ta prière
non aux cités immondes !
oui aux fééries du monde !
poète âme des cimes
va au musée sublime
du biotope et vois toi-même
dans le miroir : hop tu t’aimes !
« Poèmes pour enfants seuls »
Etienne Paulin, lui, est un jeune poète, à suivre ; son deuxième recueil paru aux éditions Gallimard le confirme. Il s’interroge, sans s’y perdre, sur ce que sa poésie peut bien saisir :
les papiers sont là
partitions gages de quoi
qu’est-ce qui s’enfonce dans l’effondré
que va-t-on prendre ou perdre ici
une espèce de liberté/un grain dans le visible
fétu parmi tous les possibles.
Fort et faible de ce doute et conscient de cette fragilité, il y parvient quand même, dans la ténuité des impressions, à approcher ce qu’il ressent :
les nuages eux sont certains
et sèment leur grain
gagnent du terrain
et la lune se joint à eux
belle lune laisse faire
pare-toi du vent
seulement du vent
On peut s’y reconnaître, on se souvient d’avoir vu ce que le poète pointe en chuchotant.
Mais suffit-il de voir ?
lorsque je les vois
les arbres me manquent
(ce poème s’intitule, oui… : « C’est malin »)
Observation que nous avons tous faite mais qui demandait à être dite dans son effet de souffle chaque fois immanquable lors même que nous l’avons souvent faite :
le voyez-vous le bruit des trains
lorsqu’ils se croisent
c’est comme un choc
ils se frôlent et j’ai juste le temps
d’être inquiet
frôler, est-ce toucher ?
deux poignards
et leurs lames ne rentrent pas dans le manche
lorsque deux trains se croisent
la toute fin me voit
dans ce bruit drôle de sirène…
Les chats – ces êtres qui donnent envie de vivre chaque fois qu’on en voit un – reviennent dans plusieurs poèmes d’Etienne Paulin, qui les a manifestement bien ressentis :
quand deux chats se tolèrent
c’est un mépris si tendre
les voici qui recherchent
ce qui pourrait être guetté
Il s’agissait bien, dans ce recueil, d’« enfants seuls » et du souvenir que chacun en garde :
je tremblais comme une ombre
ma vie derrière la porte
mes bleus montaient la garde
au métro Robespierre le ciel asymétrique
houle étrangère et de l’enfance
pâleur du soir
et déjà la douceur de revivre »
(titre du poème ; « Rue de la Fraternité »)
« Devenir nuit », et « Naître et mourir »
Beau titre dans sa simplicité que celui de Marie Joqueviel pour ce recueil qu’elle vient de publier où l’on peut dire qu’elle décline la nuit dans la gamme de ses conjugaisons possibles, éprouvées.
L’énigme d’abord :
qu’il y ait derrière la porte
un homme ou une femme
cela nous ne le savons pas
ne pouvons le savoir mais
je le désire…
L’amour alors ?
quoi d’autre qu’une main donnée
jamais reprise
une fois posée tout demeure
du pacte tu
seules les lèvres bord à bord des paumes
pour toujours dessus dessous
et les corps silencieux qui n’ont pas besoin de dire
non loin du bonheur
quelques secondes
« Rêver peut-être », ce n’est pas Marie Joqueviel qui cite ainsi Hamlet qui rêvait de mourir en rêvant, mais elle entrevoit d’autres fantômes cette nuit-là :
elle habite des rêves flous qu’elle ne cherche pas à retenir
elle s’endort heureuse de se rejoindre/dans des espaces sans contours où elle devient/un fantôme parmi d’autres
(…)
car dormir – pense-t-elle – est comme
(…)
consentir à se perdre en soi sans bouger/consentir tout court
Ce « consentement tout court » semble bien être le fil rouge des nuits.
Mais n’est-ce pas aussi l’aboutissement de quête pour Blandine Merle qui, dans le recueil qu’elle intitule très simplement Naître et mourir, nous fait repasser par les scansions existentielles prises entre l’alpha et l’oméga que sont : l’attente d’un enfant et le chevet de proches qui vont mourir. N’y a-t-il pas analogie… :
Accidentelle : brèche
dans le corps aussitôt renversé
par où s’immisce entre la vie et la mort
la stupéfaction de se tenir entre.
De l’un à l’autre événement qui de deuils en joies et rencontres et souvenirs font naître et mourir cette vie, Blandine Merle nous livre les passages de seuils sur le paysage qui en reste :
Soit une étendue d’eau faramineuse
qu’il faut traverser:
l’âme anarchique (on la vendrait)
se dissout/vaincue/décotée.
Inutile de chercher à la remplacer
par une pièce
– Charon s’est absenté.
Le seul moyen est de payer le trajet
de son corps, en le plongeant tout entier
dans le hasard du courant.
Chez le petit éditeur, un grand jeune poète…
Celui-ci est paru il y a trois ans et le poète et le lecteur me pardonneront de le mettre en avant avec retard, au moins demeurerons-nous dans la perpétuelle actualité inactuelle de la poésie qui marque.
Seulement voilà, c’est paru chez un de ces « petits » éditeurs, « indépendants » plutôt, qui n’ont pas les moyens d’assez faire connaître. Ce recueil, de Pierre Mrdjenovic, énigmatiquement intitulé Que blanc devienne blanche, est à vrai dire très intéressant, singulier, jusqu’à l’abscons parfois, mais incontestablement d’une grande profondeur d’expérience poétique.
Les thèmes de ce genre éminemment confessionnel (l’amour, la mort, la solitude, l’exil) n’existent pas en tant que tels ici, ou du moins affleurent parfois de ces eaux profondes où le poète s’interroge sur notre être au monde. L’auteur est aussi philosophe de formation et la langue poétique est chez lui l’instrument pour comprendre, saisir ou approcher le grand mystère d’être là. Où, dedans, dehors ?…
« Longue traîne bleue suspendue par le temps », c’est comme « chanter sans bruit pour ne pas fendre la beauté ».
Ou « comme un couple au lit froid, qui survit dans l’indissociable certitude d’habiter quelque part au-delà de ce monde », « électriques, leurs échanges se briseraient sans un certain culot, miraculeuse base de provocation et de sourires communs. Tournant le dos au monde, ils n’en sont pas moins l’exact reflet. »
De là, de loin d’où il voit si près, ce poète nous dit, sobrement :
J’aimerais que tout en ce monde en fasse autant. Que le regard se pose le temps d’une seconde sur les nervures du bois, que les doigts se retirent lentement des cheveux en en gardant la brume, que le moindre bruit surgisse d’une cave intérieure. Que l’on se soit fondu en l’essentielle sincérité du lent, lent battement de cil…
Le programme de ce poète qu’il va falloir suivre et sur qui l’on peut parier : « La quiétude et le risque. » Oui.
Et merci à l’éditeur, Jacques André éditeur, de l’avoir publié !
Et puis la poésie filmée de Jacques Prévert
Dans les années où la poésie était aussi bien chantée et populaire, par Brassens, Ferré, Brel ou Aznavour, le poète Jacques Prévert n’était pas trop considéré par « la haute » parce que son recueil Paroles était un best-seller. Prévert pendant ce temps écrivait des dialogues et scenarii pour le cinéma populaire français de la grande époque. Justement, on retrouve le mythique couple de Quai des brumes, Michèle Morgan et Jean Gabin, dans la version Master Haute Définition de Remorques, de Jean Grémillon (rééditée par Carlotta Films).
Homme libre, toujours tu chériras la mer!
L’auteur de Gueule d’amour et Lumière d’été aimait la mer au point d’avoir commencé par lui consacrer des beaux documentaires. On le sent dans ce film de port breton et de mer déchaînée où le héros, André, capitaine de remorqueur, est appelé pour une énième mission de sauvetage en pleine tempête. Il quitte la joyeuse noce d’un de ses marins, laisse son épouse comme chaque fois ; elle lui dissimule sa maladie, mais pas son mal-être ; il la comprend sans la comprendre, brave homme mais formé à faire front toujours. Il ne prend pas tout de suite garde à l’épouse du commandant du cargo qu’il sauve de la tempête. Mais cela va leur tomber dessus.
Jacques Prévert alors fait preuve d’économie narrative en déclenchant la passion qui les surprend tous deux, sans s’encombrer des circonstances.
Il sait mettre dans la bouche de Gabin, jeune et beau bourru, les accents laconiques qui lui vont et feront sa marque. Michèle Morgan a un jeu tout en fougue, en foudre de passion, ce qui, avec un corps si élégant, lui donne une intensité rare. Sans parler de ses yeux… Tous deux ont les yeux si accordés…
Références bibliographiques
A lire :
- Christian Prigent, Chino fait poète, POL, 168 p, 19€, clôt un cycle de cinq volumes, tous publiés aux éditions POL.
- Etienne Paulin, Poèmes pour enfants seuls, éditions Gallimard, 148p, 17,50€.
- Marie Joqueviel, Devenir nuit, éditions Gallimard, 92p, 17€.
- Blandine Merle, Naître et mourir, éditions Gallimard, 112p, 20€.
- Pierre Mrdjenovic, Que blanc devienne blanche, Jacques André éditeur, coll. Poésie XXI, 78p, 13€.
- Remorques, film de Jean Grémillon, 1941, mk2 Films, Master haute définition., Carlotta Films, 20€
Partager