Culture
Cinéma en salles : Que vaut Joker, Folie à deux de Todd Philips ?
Auteur : Jean-Hugues Larché
Article publié le 18 octobre 2024
Si le monde est devenu entièrement carcéral, pris dans les écrans de la matrice numérique, alors Joker, Folie À Deux, de Todd Phillips est exemplaire en métaphore d’issue impossible. Si l’humain est désormais de plus en plus double et bipolaire, et il ne peut que l’être dans ce monde schizophrène à la K Dick, K Dick, K Dick…, Joker est emblématique de cette condition. Si l’amour est duel en amour/haine ; après une illusion de départ, il ne se présente pour Jean-Hugues Larché qu’en irréductible incompréhension mutuelle, et n’existe pas en dehors du rêve.
Dans ce monde falsifié, chanter faux s’impose
C’est sous forme de comédie musicale en parodie du très enlevé Lalaland et d’autres célèbres comédies mélodiques américaines que l’on y chante sur un ton en dessous et en voix de faussets. Dans le monde falsifié, en bord de précipice et gangréné par la corruption de Gotham City en reflet du New-York d’aujourd’hui, on ne peut que chanter faux, d’une fausseté volontairement anti harmonique. Seules les scènes aux images colorées sont un parti pris que le rêve et le chant sont les seules évasions de la réalité dans le délire mental magnifique de la psychose du Joker.
Une performance oscarisée
En 2019, la performance de Joaquin Phoenix dans le premier Joker de Todd Philips ne pouvait que mériter l’oscar de l’interprétation. Film pourtant extrait de l’univers des DC comics de caractère gothique et fantastique, mais rejoignant largement par sa qualité d’adaptation et son originalité la qualification de film d’auteur (proche en cela du Batman begins de Christopher Nolan), Joker reçut aussi le Lion d’or de la Mostra de Venise. La transformation physique de Phoenix y était remarquable ; sa maigreur inversement proportionnelle à l’embonpoint Robert De Niro dans Raging Bull… Cette même transformation, dans le second opus pourrait sentir le réchauffé si Philips ne brouillait pas consciencieusement les pistes. C’est en effet à rebours, tel un surgissement imprévisible du rire malade et dément d’Arthur Fleck (nom civil du Joker) que le film nous surprend.
Le film ne part pas comme on aurait pu s’y attendre en révolte violente et incontrôlable sous l’entraînement charismatique du Joker en harangue gesticulante et habit de carnaval. Non, la démarche est plus subtile et déroutante. Todd Philips nous fait entrer dans la tête du personnage.
Lady Gaga, une sparing partner de folie
Harley Quinn, jouée par Lady Gaga (sans son truc en plume des J. O. 2024) s’avère être la sparing partner de Joaquin Phoenix en douce compagne de folie et psychiatre intrusive de prison qui veut s’approcher du monstre. Très à l’aise, sa justesse dépasse parfois son partenaire. Après un rapport sexuel en cellule (fantasmé ou réalisé), Harley dira d’abord à Arthur qu’elle est enceinte pour finalement le quitter lorsqu’elle apprend lors du procès qu’il a tué sa propre mère. Gardera-t-elle l’enfant ou avortera-t-elle ; un petit joker couinant verra-t-il le jour ?
Le procès du Joker opus 2 est interminable, bouffon, loufoque, dans un tribunal aux parois boisées type comme tous les procès à l’américaine vus et revus dix-mille fois. Il ne nous donne respiration que lors de l’attentat qui laisse Joker miraculeusement indemne. Cette explosion du tribunal en acte terroriste rappelle celle, inattendue du paquebot de croisière méditerranéenne dans Un film parlé de Manuel de Oliveira avec Catherine Deneuve et John Malkovich.
Une noirceur jubilatoire
Les errances, les méandres intérieurs, représentés par les couloirs de l’asile d’Arkam, les cellules ou la demi-obscurité du tribunal vont constituer la continuité narrative en échappatoires impossibles pour le désir voyeuriste du spectateur qui n’est distrait du drame que par les scènes oniriques et autres oraisons chantées comme s’émettant d’un cerveau brouillé.
Comment ne pas penser à l’univers de Twin Peaks et notamment à la géniale noirceur du troisième volet de la série de David Lynch ?
La dérision de Philips étant plus absente que chez le grand cinéaste de la psychose et de la monstruosité qui, depuis Eraserhead en passant par Blue Velvet ou Elephant man ne cesse de constituer l’œuvre américaine la plus originale du dernier demi-siècle.
Joker est irréductible
Joker a notamment été interprété par Jack Nicholson, Heather Ledger et Jared Leto ; le vilain personnage, ennemi de Batman, pourrait être n’importe quel quidam qui dégénère sans trouver sa place dans la société et produit des coups d’éclats maléfiques à la hauteur de sa folie. En personnage inverse à la condition de l’homme moral et spectateur moyen, Joker est irréductible.
Inadapté social, showman raté, comique travesti, cinglé à la petite semaine, assassin pulsionnel, dément amoureux, sur-intelligent du crime, chef de mafia, persécuté carcéral, chanceux et innocent.
Tout cela à la fois dans la saga aux aventures innombrables des revues DC comics.
Comme tout être malade, il est censé être non jugeable
Mais il est poursuivi par pouvoirs et polices, le plus souvent aussi détraqués, corrompus et meurtriers que lui. Dangereux, imprévisible et fou, il n’est que le miroir transgressif inavouable la justice des hommes. Qui voudrait prendre sa place ? La scission interne du Joker, montrée par Philips de façon diaboliquement humaine et même osons le mot, ironique, passe par ses rêves en délirantes scènes chantées et s’arrête là. L’arbitraire de la justice cherche ici, coûte que coûte, à condamner un être malade afin d’avoir un coupable, un bouc émissaire et se délecter cyniquement de sa future exécution.
Le Joker joue son destin à pile ou face mais ses dés sont toujours pipés à son avantage.
Il est prestidigitateur et reste pris à son propre jeu avec ses dédales mentaux et ses chausses trappes réelles. S’il s’échappe momentanément du jeu ce ne sera que pour revenir plus sûrement à sa fatale condition.
Avec : Joaquin Phoenix, Lady Gaga, Brendan Gleeson, Catherine Keener
Pour suivre Jean-Hugues Larché
Jean-Hugues Larché. Ce natif de Bordeaux en 1962 exerce aujourd’hui la profession de libraire, après un métier d’ éclairagiste et régisseur au théâtre du Capitole et Sorano à Toulouse.
Il est co-fondateur et rédacteur en chef de la revue Sprezzatura (2008-2014), « […] Faire preuve en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser. » Castiglione, Le Livre du courtisan, 1528.
Il y écrit des textes qui prônent le gai savoir, la désinvolture et le dégagement du nihilisme. Il collabore également aux revues L’Infini et Les Cahiers de Tinbad.
Il est l’auteur quatre documentaires littéraires sur Paris avec Philippe Sollers, François Julien, Stéphane Zagdanski et Malek Chebel.
A lire
- Le rire de De Kooning, 2019, éditions Olympique
- Dionysos à la lettre, 2022, éditions Olympique
- Quintet pour Venise, Serge Safran éditeur, 2023.
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