Culture

Hommage à Nina Hagen, l'extase dissidente faite femme

Auteur : Jean-Hugues Larché
Article publié le 20 novembre 2024

En un demi-siècle sur le devant de la scène, Nina Hagen, dissidente punk du Berlin-Est seventies, a exorcisé musicalement l’histoire allemande, européenne voire mondiale. La réunification des deux Allemagnes par Gorbatchev et sa tache de vin frontale lui a permis à la ‘Castafiore baroque à cinq octaves’ d’en rajouter une couche iconoclaste. Le mauvais goût de la dame n’est qu’apparence, bouche en cul de poule, yeux qui roulent et grimaces multiples. Ses facéties bourrées d’ ironie élégamment décadrée traversent pour Jean-Hugues Larché l’irréparable ravage criminel du IIIe Reich et du fatal goulag soviétique. Sans complexe et provocatrice, Nina a brûlé les planches et les octaves en inventant la world music avant l’heure.

La rage

Que sont les provocations de Nina Hagen face aux tragiques, ignobles et gravissimes bouffonneries pyramidales conçue et orchestrée par des petits hommes complexés se voulant grands blonds de race pure ou modèles autoritaires d’humanité internationale ? Il fallait tout reprendre des stigmates du vingtième siècle ravagé afin de l’exorciser à ses racines. Nina, à peu près seule, en exprime aussi publiquement sur la durée, la rage.

Son énergie radicale traverse le Mur bien avant sa chute.

Brune, jolie, fine et juive, Nina vient d’Allemagne de l’Est. Son minois à la Liza Minnelli cache la plus dadaïste des improvisatrices. Son regard d’intelligence vive atteint quiconque n’est pas trop effrayé par sa prise de parole. Sa voix polymorphe, son talent scénique, sa liberté de ton dépassent les attributs des autres icones planétaires : Dietrich, Callas, Kalthoum, Joplin, Blondie, Madonna, Withney, Britney, Gaga… que sais-je ? Celles-ci, prêtes d’avance aux concessions des standards populaires en radios internationales.

Nina c’est autre chose. Une autre question. Une autre amplitude.

Une autre beauté sous le maquillage. Une exigence de pensée de tous les instants sur scène. Une force d’incarnation qui renverse le bon goût, la légèreté en plus. A bonne distance de prestation, extravagante sans affectation démesurée, elle change de musique comme d’accoutrement en femme de génie à cheval sur deux siècles.

Grande libératrice de l’esprit soixante-huitard, égérie du punk,
post-dadaïste et postmoderne

Sa radicalité de chanteuse d’opéra brechtienne tire la hauteur des aigus ou plonge en profondeur dans les graves. Capable de reprendre à sa sauce vaudou le répertoire classique, blues ou jazz avec brillance et mimiques grimaçantes qui déstabilisent autant la bourgeoisie concertante que l’establishment rock.

Seules la prestation de la romaine Cecilia Bartoli ou celle de la libre française Catherine Ringer m’ont donné sur scène, cet effet de souveraineté féminine libre de ton.

Géniale show-woman de voix d’opéra

Première et unique approche spatiale avec le phénomène – à quelques dizaines de mètres de la scène à la Fête de l’Humanité à la Courneuve, en septembre 1984. Reggae, punk, vocalises perchées enchaînés par la géniale show-woman de voix d’opéra sans équivalent rock d’amplitude, de modulation et de bouffonnerie assumée. Dynamitage du show sans complexe, rentre-dedans et provocation sublime. Jamais vu ça ensuite.

Aller au-delà des provocations d’apparence

Il faut suivre au plus près les métamorphoses de cette mutine à longues couettes, piratant le show en maquillage outrancier, inflexions d’aigus hauts perchés et basses détonantes. La démonstration est monstrueuse. Encore faut-il savoir regarder au-delà des apparences, filtrer ce qu’on voit de la performance. Sans elle, il me semble qu’on en serait resté à la théorie, à la pose, à l’attitude déhanchée…

Il faut donc s’accorder aux modulations de la furie jouée et supporter l’outrance parodique… Si l’on aime ça, on est servi.

Le champ d’investigation est large, inattendu, pas répétitif. Ni fausse note ni temps de retard ou d’erreur de placement sur la scène. Je l’ai vérifié joyeusement de vidéo en vidéo.

Nina incarne la féminité virtuose la plus intelligemment débridée.

On ne s’en remet pas facilement. La preuve, quarante ans plus tard, cette envie de faire un texte.

De la world music avant l’heure

C’est Wolf Biermann, son beau-père, qui lui transmit cette sincérité et cette  honnêteté dont elle ne s’est jamais départie. En 1976, elle quitte la RDA en sa compagnie et arrive pile à Londres pour assister aux premières répétitions des Pistols.  Elle fonde le Nina Hagen group et l’on l’appelle vite « la Castafiore baroque à cinq octaves ». Iconoclaste, elle brûle en effet l’image en inventant la world music avant l’heure et montre la libre masturbation simulée sur scène ou en télé.

Plus hippie que punk

Après son premier album solo en 1978, Nina Hagen band, l’année suivante sort Unbehagen, puis en 1982, NunSexMonkRock, 1983, Angstlos, 1985 Nina Hagen in Ekstase. Elle fera duo avec Lene Lovich sur un Don’t kill the animals où elle ne fait pas le grand-écart qu’avec sa voix…

 

Révolution Ballroom

Sorti en 1992, considéré comme son meilleur album, elle y vocalise déjà des Glory, glory, Alléluia… et maitrise parfaitement l’univers du blues. Attirée par la spiritualité, elle chante donc le Gospel et s’est « toujours considérée, dit-elle, plus hippie que punk« .

Si l’on voulait la comparer versant originalité, ce serait à Cathy Berberian (chantant Berio), à Kate Bush voire à Bjork.

Cette femme me plait plus qu’aucune autre (artiste).

Pourquoi ? Parce qu’elle me paraît évaluer d’instinct ses prises de risques et provocations multiples. Dans ses interviews, sa réactivité est étonnante, sûre d’elle, maîtrisant les sujets avec ironie, insolence et bienveillance aussi.

Plusieurs temps d’avance

Drôle d’oiseau au fier regard perçant avec plusieurs temps d’avance sur la musique, la politique, le sexe ou  dieu… Féline très sérieusement imprévisible à l’humour grandiose. En très humaine femelle résolue à n’être pas catégorisée dans un style, elle se transforme en Lady Hagen et produit un grand numéro d’ex-new punkette lors d’un récital de blues avec l’ensemble Big Band de Leipzig en 2003 qui donnera l’album Big band explosion. Improvisant encore comme à la période punk-reggae-rock, interjections, cris et autres gesticulations clownesques.

Avec le Capital Danse Orchestra, elle parodie le cabaret à tabouret de Marlène (Nina est plus proche du Cabaret Voltaire d’Emmy Hennings) et chante un Yes sir, en haut chapeau, cheveux longs bleus et manche de fourrure blanche sur robe longue en skaï. Elle a repris au fil des ans et sans peine My way en allemand, laissant la version-escalier de Sid Vicious en coulisse ou le Ziggy stardust de David Bowie, grande époque. Dès 1979, sur African reggae, elle place le Yodel tyrolien, attifée façon grunge bien avant la mode.

New born christian

En 1983 est née sa fille Cosma Shiva, elle s’initie à la mystique indienne qu’elle mêle à ses invocations chrétiennes.

A l’envers de ses parents athées, elle se convertit au christianisme, mais même baptisée protestante en 2009, l’ex-égérie punk ne peut devenir bigote. Elle est devenue jury de téléréalité en 2006. En artisane de la paix dans le monde, franciscaine paradoxale ou nonne sexuée, elle publie ses Confessions où elle avoue que seule la prière, l’élévation spirituelle l’a sortie de la drogue.
L’album, Personnal Jésus paraît en 2010. Ces trois derniers bémols atténuant sa remarquable quintuple tessiture punk-classique ! Personnellement, je lui pardonne.

En 2022, dans son album Unity, elle reprend Dylan et chante avec Bob Geldof. Encore maquillée comme au bon vieux temps de Berlin Est seventies, elle conserve un look gothique à la Tim Burton, en ado-enfance jamais oubliée et vivacité professionnelle imperturbable.

Comment se passer d’un tel talent qui traverse entièrement le champ musical… oublier cette violence exorciste et cette liberté autoérotique qui, dans son cas, ne cherche une spiritualité que pour témoigner de la paix… faire impasse sur cet aura qui souffle un vent unique de liberté depuis cinquante ans ?

Nina a incarné une puissance maléfique de femme sans complexe et provocatrice.

Libérée de toute lourdeur sociale, son choix est aujourd’hui celui du pacifisme. Avec sa voix  habile à toutes modulations, elle pratique désormais la vie plus harmonieuse. Punk, drogue, sexe, mystique, amour en parcours unique et incroyable d’extase continue.

Jean-Hugues Larché

Pour suivre Nina Hagen

le meilleur de Nina Hagen sur youtube

A lire : Nina Hagen, Confessions (Benedictines eds, 2011) Qui est réellement Nina Hagen ? Elle seule le sait. Ses Confessions sont écrites comme elle chante : sans filet et sans dispositif de secours, captivante, provocante, terriblement sincère

Sur Jean-Hugues Larché. Ce natif de Bordeaux en 1962 exerce aujourd’hui la profession de libraire,  après un métier d’ éclairagiste et régisseur au théâtre du Capitole et Sorano à Toulouse.
Il est co-fondateur et rédacteur en chef de la revue Sprezzatura (2008-2014), « […] Faire preuve en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser. » CastiglioneLe Livre du courtisan, 1528.
Il y écrit des textes qui prônent le gai savoir, la désinvolture et le dégagement du nihilisme. Il collabore également aux revues L’Infini et Les Cahiers de Tinbad.

Il est l’auteur quatre documentaires littéraires sur Paris avec Philippe Sollers, François Julien, Stéphane Zagdanski et Malek Chebel.

A lire

  • Le rire de De Kooning, 2019, éditions Olympique
  • Dionysos à la lettre, 2022, éditions Olympique
  • Quintet pour Venise, Serge Safran éditeur, 2023.

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