Culture

Louis Aragon, Essais littéraires (La Pléiade Gallimard)

Publié par Jean-Philippe Domecq le 13 mai 2025

Regrouper les Essais littéraires d’Aragon, en un fort volume de la « Pléiade » est doublement intéressant. Sur le plan littéraire d’abord, car le poète du Fou d’Elsa et le romancier de La Semaine sainte fut tout autant poète et romancier dans ses réflexions littéraires. Mais aussi parce que le lecteur a envie de comprendre comment le compagnon de route d’André Breton, prolixe et doué, a pu s’arranger avec ses contradictions entre Surréalisme et Réalisme soviétique…
Si bien qu’ouvrir ses Essais Littéraires, reconnait Jean-Philippe Domecq, c’est autant essayer de comprendre comment fait un tel virtuose, immense lecteur et généreux préfacier d’œuvres à découvrir (de Kundera à Guillevic) et dépasser les contradictions de ce Janus qui se lisent autant contre lui et contre soi-même. Loin de laisser indifférent.

J’avoue mon agacement, et mon tiraillement

Un jour un ami m’a fait le coup de sonner à la porte en compagnie d’un homme âgé portant beau, de blanc chapeauté et vêtu, que je reconnus aussitôt puisque Louis Aragon, c’était lui, apparaissait à la télévision dans ce chic ensemble Saint-Laurent, masqué d’un loup laqué à la vénitienne – et tout aussi dandy à la Fête de l’Huma : la provocation à ce point, applaudi par la foule militante aux côtés du gouailleur premier secrétaire du Parti Communiste Français, avait de quoi m’amuser quand même.

Mais sa persistante fidélité soviétique me restait, et reste, en travers de la gorge, incompatible avec ce que la littérature peut cultiver en… l’huma-nité.

Mon ami, le poète Alain Jouffroy, savait ce qu’il tentait en m’amenant cet auteur dont la célébrité m’incommodait. Courtoisie oblige, nous reçûmes au salon le grand homme qui perçut parfaitement ma politesse de marbre, lisse et sans prise ; il passa donc l’heure à relever le défi. Et, ma foi… De sa voix flûtée, avec de graciles mouvements de phalanges, il narra son trajet de chez lui à chez nous en ne s’aidant que du mot « chose »…
Ce qui donna à peu près : « Alors je suis descendu de ces choses, très hautes, pour me retrouver en bas et héler une de ces choses qui m’embarqua dans la circulation des choses, tout un trajet de choses, n’est-ce pas, qui nous conduisent de choses et en choses et même à des croisement de choses, jusqu’à ce qu’on arrive à une chose, là, en bas de chez vous comme chez moi, n’est-ce pas »…etc.
C’était mieux que ça (ou moins bien…), le miracle étant qu’on suivait très bien le récit et le trajet. Je me suis retenu de lui tirer le chapeau que je n’avais pas et qu’il avait gardé, lui, sur sa soie de chevelure.

La performance poétique n’était pas donnée d’avance ; sans la moindre métaphore ni comparaison, Louis Aragon avait exprimé l’étrangeté de toutes…« choses » quand l’habitude de les voir dilue jusqu’à leurs noms, et met leur identité en commun.

Je ne suis pas friand d’anecdotes, elles servent aux culturels mondains d’aimables substituts aux pensées qu’ils ont creuses. Mais celle-ci, d’anecdote, me paraît dire… quelque chose.

Du faramineux Aragon, prestidigitateur victime de ses talents dont il est si content.

André Breton, premier compagnon de route surréaliste d’Aragon avant que celui-ci ne devienne plus que « compagnon de route » soviétique (pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre, autre autorité « égarante » si l’invention qualificative est permise), constatait avec admiration que, tandis que lui-même transpirait pour que son écriture porte bien au-delà d’elle-même, son ami Louis en deux heures sur la table du café avait produit une liasse de pages improvisées. Cela rappelle le monceau de feuillets que Madame Hugo trouvait en fin de matinée sur le parquet au pied du pupitre où Victor écrivait.

Hugolien ?…

La comparaison avec Victor Hugo est souvent faite, non sans raisons apparentes. Aragon comme Hugo a une œuvre poétique très abondante (intégrale réunie en deux volumes Pléiade), et accessible, populaire, chantée qu’elle fut par Léo Ferré, Jean Ferrat, par d’autres aussi pour sa poésie de la Résistance qu’il a nourrie autant que l’auteur de Capitale de la douleur, Paul Eluard, très docile à l’idéologie épique lui aussi.

Comme Hugo, Aragon a produit une œuvre romanesque considérable par la variété et le coffre des longs romans dont il était capable. Il n’est que de se plonger dans le volume réunissant la saga intitulée Les Communistes, pour être ébahi devant la précision réaliste de cette restitution, dont l’édition dirigée par Daniel Bougnoux (volume III « Pléiade » des Œuvres romanesques complètes) donne la mesure en étendue et en détails. Mais…

Quand l’abondance égare

Mais il vaut le coup de faire la contre-expertise de lecture. De même que comprendre pourquoi on a loupé notre expérience en labo de chimie nous en apprenait finalement autant que de la réussir, de même lire Les Communistes d’Aragon permet de comprendre que le naturalisme à la Zola, aussi fouillé et fiable, jure avec les réalités du XXème siècle. Qu’a autrement su restituer Céline (hélas, vu l’abruti), en inventant la voix et la vision adéquates.

Il y eut du Stakhanov littéraire chez Aragon, à l’image du travailleur intensif érigé en modèle soviétique du productivisme. Regardez, dans les bibliothèques universitaires, la vaste rangée des « Œuvres croisées » mariant ses écrits et ceux d’Elsa Triolet, qui le colla à la table de travail durant les décennies de leur couple.

Le zélé Louis, entre ses romans naturalistes, alignait quantité de discours et d’articles, y compris pour défendre le Jdanovisme, conception de la science selon laquelle la recherche scientifique devait confirmer la vérité marxiste-léniniste.

Lecture instructive là encore, que l’on doit à l’appareil critique contextualisé par l’édition « Pléiade ».

La déchirure Aragon-Breton

A propos de cette contradiction aberrante, d’assigner un but a priori à la recherche scientifique, intellectuelle ou artistique, le chef de file du groupe surréaliste avait très vite renoncé à s’engager aux côtés du P.C. dès lors que celui-ci lui demandait comme préalable de mettre la poésie au service de la classe ouvrière (cf. notre « Que reste-t-il du surréalisme ? » Singular’s à l’occasion du Centenaire du Premier Manifeste).

Parmi les Essais littéraires, on suit à la trace la grave et légitime divergence marquée par André Breton qui a exclu Louis Aragon lorsque celui-ci s’est engagé à fond, les yeux volontairement et fidèlement fermés, aux côtés de l’URSS et de l’appareil communiste. La déchirure fut aussi douloureuse pour l’un que pour l’autre, tant ils avaient été proches poétiquement, subversivement, aux débuts de l’aventure surréaliste. Breton laissa échapper qu’il en fut hanté dans ses rêves.

Aragon n’eut de cesse d’essayer de surmonter cette rupture par des écrits jalonnés dans la présente édition, notamment la Lettre ouverte à André Breton, où Aragon lui parle de ce côté de la tombe, cinq ans après la mort de Breton, partageant son émerveillement pour la révolution théâtrale qu’a représentée Le Regard du sourd de Bob Wilson.

Le surréaliste réaliste-socialiste

 Le parcours d’Aragon et son œuvre de Janus obligent à créer ce fâcheux oxymore.

Encore une fois Breton fut d’exigence lucide et les lèvres molles le trouvent dur. En quoi serait-il dur et violent d’avoir discerné, dénoncé et évité les facilités littéraires, les combines de notoriété, les compromissions avec le totalitarisme ?

Aragon est tout de même allé très loin dans le consentement à l’inadmissible, allant et venant en URSS sans l’ombre du doute et du courage d’André Gide (sur son Retour d’URSS, cf. ma chronique).

Lorsque les écrivains Siniavski et Daniel sont condamnés à Moscou « pour propagande antisoviétique » Aragon proteste certes dans L’Humanité, et dix jours après publie L’Elégie à Pablo Neruda : « Pablo, mon ami, qu’avons-nous permis »… Il est bien temps, en 1966. On se demande après cela ce qu’un écrivain a à dire à ses concitoyens. Le trémolo n’est-il pas très mou, et de larme facile ?

Une des Lettres françaises mort de Staline portrait de Picasso- édito d’Aragon, 1953

Elsa et Louis passent l’hiver 1952 – 1953 en URSS où bat une campagne anticosmopolite et un regain de terreur prend prétexte d’un complot dit « des blouses blanches ». Le couple très littéraire ne pipera mot.

Le 12 mars de la même année, pour honorer la mémoire de Staline mort le 5, Aragon, devenu directeur des Lettres françaises – dont il fera jusqu’en 1972 un organe culturel tel qu’on ne peut qu’en regretter l’absence d‘équivalent aujourd’hui -, publie en première page un portrait de Staline bien dans le style sommaire de Picasso, mais Picasso, pas gêné lui non plus, n’est-il pas un géant ?

En 1954, au XIIIème Congrès du P.C.F., dont il devient membre titulaire du Comité central, Aragon prononce un discours qui définit sa ligne esthétique, le titre est éloquent : « L’art de parti en France ».

Et puis heureusement il se lâche

D’un autre côté, Aragon, avec ses convictions politiques, créa et dirigea la collection Littératures soviétiques qui surprend littérairement, outre son intérêt d’histoire.
Il fut un généreux préfacier d’œuvres à découvrir, dont l’édition présente des Essais Littéraires livre plusieurs échantillons, notamment la fameuse préface au roman qui introduisit Milan Kundera en France, La Plaisanterie, « dont on ne cite plus guère que la terrible expression « Biafra de l’esprit » qualifiant l’écrasement du printemps de Prague » en 1968 ; préface effacée des rééditions de Kundera et restituée dans le présent volume.

Il y eut les chefs-d’œuvre, comme Aurélien, ou, plus enlevé, La Semaine sainte, qui retrace la fuite à Gand de Louis XVIII et de l’aristocratie qui avait cru bon de refaire comme si la Révolution française n’avait pas eu lieu : cet effet du retour de Napoléon remontant de l’Ile d’Elbe sous les acclamations est entièrement vu de l’œil du peintre Géricault qui par hasard s’était inscrit chez les mousquetaires du Roi pour peindre de plus près les chevaux, leurs mouvements, leur oeil. Prodigieux, il faut le dire, qui va bien au-delà d’une reconstitution, qu’Aragon avait mûri pendant des années.

Et puis, veuf, Aragon se lâche dans des romans époustouflants, à commencer par ThéatreRoman – est-ce encore un roman ? Il retrouve et renouvelle la liberté « absolument moderne » qui avait été celle de sa jeunesse, du temps du Paysan de Paris, du Con d’Irène, de cette sensibilité exacerbée et pétillante qu’on relira dans cette sélection, sa Préface à Maldoror ou son Traité du style écrit en même temps que Breton achevait le premier Manifeste du Surréalisme.

Blanche ou l’oubli est une leçon magistrale en pleine école du Nouveau Roman : il cueille cette nouveauté qu’il porte bien au-delà de l’avant-gardisme.

Il lisait tout, ce qui paraissait de neuf comme les prédécesseurs, Lautréamont auquel il revint souvent, Musset auquel il revint trop souvent, Stendhal qu’il savourait en tout esprit.

Aragon, qui trouvait que l’adverbe « Vraiment » définit la littérature en tant que « Mentir vrai », adorait cela, en lecteur vorace, vivace.

Si bien qu’ouvrir ses Essais Littéraires, c’est essayer de comprendre comment fait un tel virtuose, agaçant de coquetterie, qui vous annonce que ça va être difficile à écrire, qui ensuite y parvient, puis vous suggère : « Vous avez vu, hein ?… ». Il y a des auteurs qu’on lit contre eux et contre soi-même ; cela donne des lectures passionnées. Je vous recommande…

Pour aller plus loin avec Louis Aragon

Essais littéraires, La Pléiade, éditions Gallimard, 2064 p., prix de lancement jusqu’au 31 octobre 2025 : 80 €. Prix définitif : 86 €.

« Le parcours est chronologique, et jalonné de massifs marquants, comme la provocation surréaliste du Traité du style (1928), la longue songerie érudite des Chroniques du bel canto, ou J’abats mon jeu (1959), qui analyse les liens entre le roman et l’histoire. La tentation autobiographique est partout présente. » extrait préface

Les Œuvres de Louis Aragon sont presque toutes reprises aux éditions Gallimard,
tant en collection Pléiade : Oeuvres poétiques (
complétes 2 volumes), Oeuvres romanesques (complètes 5 volumes)
qu’en volumes brochés ou Folio.

Pour suivre Jean-Philippe Domecq

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