Culture
Action, Geste, Peinture, Femmes dans l’abstraction, une histoire mondiale, 1940-1970 (Fondation Vincent Van Gogh Arles)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 28 septembre 2023
Réhabiliter les femmes artistes occultées dans une histoire de l’art exclusivement centrées sur les hommes mérite toujours une exposition, même collective. Après la monumentale « Elles font l’abstraction » (Centre Pompidou, 2021), la Fondation Van Gogh joue de son espace de proximité jusqu’au 22 octobre 2023 pour resserrer l’enjeu et interroger la part des « Femmes dans l’abstraction » dite gestuelle ou expressionniste pour une ambitieuse « histoire mondiale, 1940-1970 ». 85 artistes embrassent la dynamique « Action, Geste, Peinture » tout en proposant une audacieuse « révolution généalogique » de Van Gogh à Martha Graham.
Au lieu d’envisager l’artiste homme américain comme l’innovateur et toutes celles et tous ceux qui ont été “oublié·es”, il nous faut saisir la vérité selon laquelle, côte à côte, femmes et hommes de tous les continents, impliqués dans des dialogues internationaux et régionaux, ont cocréé l’art moderne.
Iwona Blazwick, Bice Curiger, Christina Végh, commissaires, prologue du catalogue
Une abstraction ni exclusivement masculine, ni uniquement américaine
Contrairement aux apparences de la célèbre photo des « Irascibles » qui marqua la création de l’école dite de « New York » où seule une femme apparait au milieu de 17 hommes, l’expressionnisme abstrait ne fut ni exclusivement masculine, ni uniquement en Amérique. Une dynamique de pratiques artistiques s’anime aux quatre coins du monde portée par « les mêmes idéaux de liberté d’expression, d’action politique et de subjectivité personnelle (…) avec des éléments simples — le geste, l’action, l’évènement, la matière, pour agrandir l’espace de l’œuvre, mais aussi celui du soi » rappellent les trois commissaires de cette ambitieuse « histoire mondiale, 1940-1970 »
Entre 1940 et 1970, l’histoire de l’abstraction gestuelle s’écrit aussi au féminin, du Japon au Brésil et du Mozambique à l’Italie. Comme pour la dynamique Surréalisme, les femmes qui cherchaient leur autonomie se reconnaissent dans cette utopie artistique qui redéfinit « la pratique créative comme une arène dans laquelle agir, expérimenter et développer la conscience de soi ».
Hélas, si elles ont pu s’exposer, force est de constater que le courage de peindre ne leur a suffi pour traverser le plafond de verre de la notoriété. L’exposition collective « Action, geste, peinture » de la Fondation Van Gogh résonne, autant comme un manifeste (le mark-making comme force libératrice) qu’un ralliement (pour une meilleure compréhension de leur énergie créative) des 85 artistes associées.
Bien que le mouvement que nous connaissons sous le nom d’“expressionnisme abstrait” soit officiellement né au milieu du XXe siècle aux États-Unis, dans le monde entier des artistes ont exploré en parallèle d’autres approches de l’abstraction à travers la matérialité, l’expressivité et le geste — de l’art informel à l’Arte povera, de l’abstraction calligraphique et Gutai en Asie de l’Est à des pratiques expérimentales et profondément politiques en Amérique centrale et du Sud, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Iwona Blazwick, Bice Curiger, Christina Végh, commissaires, prologue du catalogue
La proximité créative de correspondances
Leurs œuvres – hélas représentées chacune à deux ou trois unités maximum ce qui est la loi frustrante d’une exposition collective – sont souvent mis en correspondance dans le parcours fluide, jouant de la dimension des œuvres et des volumes des salles, qui exploite l’intégralité de l’espace de la Fondation.
Leurs peintures étaient considérées non pas comme des images, mais comme des événements.
Partout dans le monde, leurs œuvres pionnières ont ouvert la voie à une redéfinition des questions d’esthétique, de poésie, de philosophie et de politique, chacune portant en elle les dimensions culturelles et subjectives propres au contexte dans lequel elle émergeait.
Iwona Blazwick, Bice Curiger, Christina Végh, commissaires, prologue du catalogue
Van Gogh le précurseur d’un « langage » commun de l’art de la modernité
Première surprise du parcours, la présence de peintures de Van Gogh, au nom du point commun de la question de l’expression et du geste. Revendiquant une nouvelle lecture de Vincent. Et dynamique de ralliement d’artistes d « expression-action » qui dépassent largement la peinture, vers les tendances radicales et événementielles qui se développeront au cours des années 1960 et 1970 dans les domaines de la danse et de la performance. « Les genres classiques s’évaporent, se superposent et se nourrissent les uns les autres. »
Van Gogh a été étiqueté par les historien·nes de l’art comme postimpressionniste et précurseur du fauvisme et de l’expressionnisme – figuratif autant qu’abstrait. Il est cependant opportun et même essentiel d’aller voir ce qui se cache derrière les aspects formels en termes de style, de déplacer la focale sur l’acte de création et sa matérialité, de prendre en compte la genèse psychologique du processus de création et l’ensemble des conditions artistiques, personnelles et contextuelles – historiques et sociales – de ce moment. (…) La pratique picturale de Van Gogh s’en trouve aiguisée : elle s’affranchit des schémas de composition traditionnels et propose une nouvelle dimension expérimentale dans l’acte même de peindre.
Bice Curiger
La liberté d’ouvrir de nouveaux espaces mentaux à travers le champ du tableau est le lien qui associe Van Gogh à ces femmes qui ouvrent un laboratoire explosif pour la peinture, pour l’art en général. A commencer par l’ éventail des matériaux qu’elles utilisent. « Ce n’est pas seulement la matérialité de la peinture et des matériaux utilisés dans l’œuvre mais le corps de l’artiste elle-même qui pénètre le tableau, par ses mouvements et ses sensations. » précise la commissaire.
Une nouvelle expressivité exacerbée : sable (Juana Francés, Bice Lazzari), métal (Martha Edelheit), colle à bois et laque (Marta Minujín), poudre de marbre (Aiko Miyawaki), sciure (Zilia Sánchez), peinture[1]émail (Janet Sobel, Michael West), graphite, corde (Jay DeFeo), toile de jute (Noemí Di Benedetto), terre, yeux de poupée en verre (Carol Rama), plâtre (Franciszka Themerson), feuilles de métal (Anna-Eva Bergman) et d’autres encore, souvent regroupés sous l’appellation de « techniques mixtes.
Bice Curiger
Ici on applique les pigments sur la toile non apprêtée posée par terre et on laisse la peinture goutter, on la verse, on la projette (Helen Frankenthaler) ; là on travaille avec et sans pinceau ou bien on en racle les traces (Behjat Sadr, Elna Fonnesbech-Sandberg). Janet Sobel fait couler sur la toile de la peinture émail qui trace des arabesques libres, préfigurant ce qui sera appelé plus tard la technique du all-over. Des forces se manifestent, qui agissent non seulement à l’intérieur du processus de peinture, mais aussi à l’extérieur : elles débordent du tableau et pénètrent l’espace. « Les grands formats que nous exposons, notamment ceux des États-Uniennes, enterrent définitivement la peinture de chevalet. Les artistes se tournent vers l’abstraction tout en questionnant le concept même de peinture, voire en le faisant exploser ? » Bice Curiger
Par leurs pratiques qui occupent tout l’espace, toutes ces artistes peuvent se réclamer des pionnières de la danse, notamment Martha Graham. Dès sa chorégraphie expressionniste Heretic (1929) – dont il existe une captation –, elle a présenté de manière saisissante l’invention d’un langage chorégraphique novateur, entre liberté individuelle et appartenance à un collectif .
Avec lucidité, Griselda Pollock, dans son remarquable essai ‘Entre deux feux’, interroge le risque d’expositions exclusivement féminines qui les isolent « en tant que femmes ». Elle apporte deux contre feux ; celui d’élargir le spectre des femmes-artistes à différentes cultures et différents pays aux prises avec les grands changements historiques et culturels de l’époque, et celui de d’analyser le moment décisif où l’action de créer (en peinture) en utilisant des matériaux (pigments) et une surface (toile, tissu ou papier immaculés, souvent non apprêtés) suffisait pour faire carrière dans la peinture pendant toute une vie.
De l’universalité de l’« abstraction gestuelle »
Les possibilités infinies offertes par la terrifiante et autonome toile vierge (ou tout autre support) peuvent être à tout moment et instantanément anéanties, modifiées ou, pire, domptées dès le tout premier mouvement qui – à chaque nouvelle trace laissée par un geste de l’artiste (jeter, laisser goutter, étaler, tacher, superposer, pulvériser), à chaque flaque ou filet de couleur – pourrait déclencher un événement soudain et parfaitement imprévisible.
Chaque peintre oscille toujours entre un accident délibéré et un événement contrôlé, qui peuvent se révéler totalement destructeurs et désastreux ou aboutir à la découverte inattendue de nouvelles possibilités, toute action apparemment non programmée engendrant sa propre dynamique de relations à l’intérieur du champ que le travail de l’artiste a créé à partir de rien.
Une modernité co-créée
Il n’est que temps de considérer l’abstraction gestuelle, d’une part en tant que réponse mondiale et non genrée aux événements des trente ou quarante premières années du xx e siècle et d’autre part, réhabiliter les artistes à égalité « comme les exploratrices des possibilités de la peinture, du geste et de l’action – sans perdre de vue que chaque artiste offre ses propres perspectives particulières dans cette aventure commune. »
Pour in fine, saisir et promouvoir la vérité selon laquelle, côte à côte, femmes et hommes de tous les continents, impliqués dans des dialogues internationaux et régionaux, ont cocréé l’art moderne.
Il reste hélas encore un chemin à faire, ses expositions y contribuent.
#Olivier Olgan
Pour aller plus loin
Jusqu’au 22 octobre 2023, Fondation Vincent van Gogh Arles
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Catalogue, sous la direction des commissaires Iwona Blazwick, Bice Curiger, et Christina Végh, Fondation Vincent van Gogh Arles, 358 p. 50 € : De passionnants essais interrogent la notion de peinture gestuelle en élargissant l’enjeu non seulement géographiquement et historiquement, de Van Gogh à Graham mais aussi vers les tendances radicales et événementielles qui se développeront au cours des années 1960 et 1970 dans les domaines de la danse et de la performance. Les différents registres picturaux s’évaporent, se superposent et se nourrissent les uns les autres, sans oublier un certain engagement, le long chemin via l’abstraction que la femme artiste a parcouru pour neutraliser et détourner le regard dominant de l’homme sur elle est mis en évidence.
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