Culture

Al Pacino, Le grand jeu, de Ludovic Girard (GM – Carlotta éditions)

Auteur : Jean Philippe Domecq
Article publié le 15 juillet 2024

Ecrite par un spécialiste du « Nouvel Hollywood » des années 1970, cette biographie de la star du Parrain et de Heat entre tant de rôles qui ont marqué à jamais, Al Pacino, le grand jeu détaille non seulement un immense parcours d’acteur, mais aussi d’homme. Cette dimension intuitive à l’écran que détaille Ludovic Girard (GM Carlotta éditions) confirme notre sympathie de spectateur, selon Jean Philippe Domecq, romancier cinéphile (voir Le Film de nos films).

The Pacino’s blast

Nous avons tous ressenti cet effet de souffle et failli sursauter sur notre fauteuil : au bout d’un certain moment du film, en pleine séquence de discussion mettons, un acteur pas bien grand, débordante tignasse à implantation arrière basse de méditerranéen, maxillaires saillant serré à se faire péter mâchoires et molaires, pommettes blêmes de peau tendue, les grands yeux aux paupières lourdes fixés sur le ou les interlocuteurs qu’il écoute avec une attention à vous vriller sur place – et tout d’un coup : l’explosion, faciale, verbale, gestuelle, tout le monde se tient à carreau, y compris les choses, ou se fait démolir, gens et bureau qui valdinguent dans le commissariat s’il le faut. C’est le fameux Pacino’s blast (la déflagration Pacino).
Le biographe précise que cette « haute intensité » se double  d’une «  grande qualité d’écoute du partenaire ».

« Cela se traduit par une grande économie de gestes et de mots, et surtout par la puissance de son regard. Ses yeux immenses sont souvent le meilleur indicateur de son jeu, et dans les scènes émotionnellement fortes, on peut observer que son regard devient complètement dilaté. Toute son énergie semble alors se concentrer dans cette seule partie de son visage »
Ludovic Girard, Al Pacino, Le grand jeu (GM – Carlotta éditions)

C’est ainsi qu’un certain Al Pacino creva l’écran dans Panique à Needle Park (1971), L’épouvantail (1973), ou Serpico (1973), ses premiers rôles originaux, provoquant stupeur et peur chez le spectateur.

D’où est-il donc sorti, ce diable à ressort ?

Al Pacino n’est pas né dans un milieu qui le prédisposait à la culture, mais plutôt précaire, tout comme Martin Scorsese, grande figure de cette génération qui dans les années 1970 lance « le Nouvel Hollywood » des acteurs et réalisateurs italo-américains, avec notamment Robert De Niro, Francis Ford Coppola, Brian De Palma, John Travolta, Sylvester Stallone, etc. Son père a vite disparu, laissant sa toute jeune mère sans moyens, avec le gamin né en 1940, qui s’est plus formé à l’école de la rue que sur les bancs scolaires. Il en gardera la nostalgie lorsqu’il deviendra star reconnue par tous les passants, ne pouvant plus passer du temps à apprendre la diversité des rôles de la condition humaine en regardant la foule anonymement.

Sympathique décidément cet homme, qui également fit sa formation morale et d’acteur en faisant tous les métiers, de vigile d’immeuble à débardeur.

Shakespeare à Manhattan

Toute humble qu’elle fut, sa mère lui a mis Shakespeare dans les mains, que son fiston va tôt interpréter sur les trottoirs de Manhattan, puis sur les planches, auxquelles il reviendra constamment, jouant Strindberg et des auteurs américains d’avant-garde, même entre deux grands succès cinématographiques.
Et lorsque son statut de star lui permettra tout, il tiendra à filmer, en tant que réalisateur, une très originale mise en abyme de la mise en scène d’une de ses pièces préférées de Shakespeare, Looking for Richard (1996).

Chose que l’on signale rarement à propos d’Al Pacino, il donna une interprétation empathique de la figure de l’usurier Shylok dans le film que Michael Radford (2004) tira du Marchand de Venise où le dramaturge élisabéthain ressortait les clichés antisémites sévissant à Venise qui cantonna les Juifs au premier ghetto de l’histoire et aux activités financières que l’aristocratie et la jeunesse dorée leur réservaient pour y puiser leur train de vie sans « se salir les mains ».

Vers cette très catholique mauvaise Foi, Pacino tint à retourner le miroir et le cliché, en laissant ressortir les humiliations et souffrances qui ont pétri la figure du vieux Juif.

Le constant et passionné retour d’un homme comme Al Pacino vers Shakespeare signale un des secrets du cinéma d’Outre-Atlantique.

Un jour que je me demandais, avec mon immense ami le regretté critique de cinéma Michel Ciment, d’où vient cette finesse brute, cette richesse de nuance directe et élémentaire qui fait sans doute que les films américains parlent à tous les milieux et nations, il réfléchit deux secondes (il ne fallait pas plus à cet esprit véloce, comme le public de l’émission Le Masque et la Plume ou de ses conférences peut s’en souvenir) et répondit : « parce que là-bas, ils ont deux lectures de base, La Bible et Shakespeare ».

Autre déflagration, et duo-duel avec un autre Italo-Américain

Dans Heat de Michael Mann (1995, et, sur le dernier film de ce cinéaste, Ferrari (lire l’article Singular’s), « le plus grand casse de l’histoire du cinéma » dit-on, les producteurs ont coupé la scène où le héros flic se sniffe de la coke, ce qui était censé justifier son speed permanent, mais finalement cette coupe ne rend que mieux le jeu tout en tension d’Al Pacino ; il mâche le chewing-gum éternel aussi nerveusement lorsqu’il court à perdre haleine et cheveux horizontaux entre bagnoles et passants affolés devant la banque braquée en plein Los Angeles, que lorsque sa compagne, belle et perspicace interlocutrice, se plaint qu’il la quitte sans cesse à chaque alerte de crime, devoir oblige. Si bien qu’un soir, il rentre et trouve un amant de consolation sur le canapé… le type sue le dégonflé d’avance, il faut dire que Pacino « chewingue » à maxi-maxillaire si vous voyez ce que je veux dire, mais la femme assume sans détourner le regard de son furieux, lequel, et là Pacino est tordant dans l’inquiétant, débite un laïus de foudre face au minable :

« Que tu partages ma femme, pas de problème, que tu assoies ton cul sur notre canapé, pas de problème, mais que tu oses regarder ma putain de télé, ça non ! » et il jette la télé au pied du mec qui regrette d’être né.

Mais Heat c’est aussi un film qui superpose totalement le duel de deux personnages – inspiré d’un duel entre un vrai flic et un gangster qui se sont pris en estime jusqu’à ce que mort s’ensuive -, et le duo des deux stars italo-américaines, Pacino et De Niro. Leur dialogue à la table du restoroute où ils se sont donné rendez-vous avant d’en découdre si le flic arrive un jour à coincer l’adversaire-partenaire, frôle le duel d’acteurs ; c’est à qui affirmera son jeu en évitant la confrontation comme celle où De Niro sortit vainqueur de l’altercation, sanglante sur le plan du scenario, avec Harvey Keitel dans Taxi Driver (1976).

 Pour éviter qu’un ego ne bouffe l’air de l’autre, leur long dialogue est entièrement cadré en champ-contrechamp avec sosie de l’un chaque fois que l’autre est cadré de face…

Le sacre du Parrain I, II et III

Avec un aîné, et quel aîné…, Marlon Brando, Pacino sut aussi se situer durant le tournage du Parrain (1972) qui valut à Marlon son grand come-back et à Pacino son accès au succès planétaire. « Brando, pourtant avare de compliments, considère Pacino comme un merveilleux acteur, l’un des meilleurs au monde », explique Ludovic Girard.

 « Dans leur scène en commun, celle de la passation de pouvoir entre Don Corleone et son fils Michael, il est difficile de ne pas établir de parallèle avec ses interprètes. Au début des années 1970, Brando amorce sa fin de carrière, alors que Pacino, à l’aube de la sienne, semble reprendre le flambeau. »

Il a fallu l’intime conviction du réalisateur Francis Ford Coppola et la fine détermination d’Al Pacino pour que l’acteur impose aux dirigeants de la Paramount une interprétation de l’héritier cadet Michael Corleone qui ne correspondait ni à la violence comportementale d’un chef mafieux, ni à celle qu’il avait inventée dans ses premiers films.

C’est que Pacino avait son idée sur la psychologie émergente du personnage qui n’était pas l’héritier prévu et qui le devint en observant les autres et leurs trahisons. Là encore, il fit adhérer son sens de l’observation à celui du personnage :

« Michael était le plus jeune, alors il devait vraiment observer, regarder, et parce qu’il a appris beaucoup de choses grâce à l’observation, il est au final prêt à prendre les choses en mains. »

Réglant leur compte aux deux autres d’un coup sec et froid, puis reprenant sa position de retrait mélancolique au cœur de la toile. Pacino : « Je restais un peu en retrait parce que je sentais que Michael était une personne réservée. » Où l’on voit que Pacino, passé comme Brando par l’Actors Studio où il reçut la fameuse « Méthode » d’intériorisation des rôles, tire son art spécifique de sa réflexion psychologique.

Intelligence de son art et flamboyante présence

Les nombreux propos de Pacino sur sa façon de travailler sont d’une acuité d’esprit qui confirme sa profonde intelligence d’artiste et d’homme. Un jour, sur les planches de théâtre à Londres, il explore encore les facettes d’un personnage qu’il joue depuis des centaines de fois, « et puis, un soir, j’ai réalisé que je n’avais pas bougé d’un centimètre en quinze minutes. Sur scène, quinze minutes, c’est très long. Mais je continue à jouer et plutôt pas trop mal. Le public était heureux, le metteur en scène également, et moi aussi… C’est lors de cette représentation, je pense, que j’ai vraiment trouvé le personnage, que je me suis senti entièrement en lui. Peut-être est-ce la même chose dans la vie. Un jour, on s’arrête de courir, et on est là, pleinement. » Pas mal, Al, pas mal du tout, comme compréhension de la vie.

Avec cela, jusque dans ses récents rôles, le Pacino désormais fort âgé, rayonne de sa gestuelle et de son aura dès qu’il apparaît, si peu que ce soit. Ainsi dans le film de Ridley Scott, The House of Gucci (2021), pour lequel j’ai un faible parce qu’on est dans la haute couture et la sape masculine mais qui est plutôt lourd – d’après ce qu’on me dit pour me calmer -, chaque séquence avec Pacino chamarré à l’italienne nous ravit par l’auto-ironie secrète qu’on sent dans sa gestuelle, sa voix grasseyante, sa voussure surjouée…

Al a raison de continuer, jusqu’à son dernier souffle on se le souhaite, il a ce qu’on a toujours appelé dans la comédie, la « Presencia » !

Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin

Ludovic Girard, Al Pacino, Le grand jeu, GM – Carlotta éditions, 208 p., 20 €, 2024.

A voir ? A revoir ! Le plus possible de films d’Al Pacino, pour vous aider à avancer le top 10 de Jean-Philippe Domecq 

  • Panique à Needle Park,
  • L’Epouvantail,
  • Heat,
  • Serpico,
  • Bobby Deerfield,
  • Looking for Richard,
  • Le Parrain I, II, III,
  • Le marchand de Venise,
  • The Irishman,
  • House of Gucci

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