Culture
Au nom de la nature et de l’imaginaire, Delphine Gigoux-Martin libère une empathie universelle
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 7 juillet 2021, actualisé le 9 janvier 22
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Paysage et animalité constituent les deux pôles d’une œuvre immersive où Delphine Gigoux-Martin donne sens à l’absurdité d’un monde qui se coupe de la nature et de l’imaginaire. A la fois vigies, alertes et appels, ses installations incitent à l’émerveillement. Des commandes publiques – Aster sur le site du barrage hydroélectrique de Saint-Étienne-Cantalès (présentation le 17 janvier au Musée Crozatier du Puy-en-Velay) et La constellation Cazalis de la commune de Cazalis – aux expositions : personnelle Et dès lors… à La Fabrique (Université de Toulouse > 23 février) ou collective, XXL – Le dessin en grand, Musée Jenisch, Vevey > 27 février, les occasions ne manquent plus de se frotter à ces « médiations » mêlant pulsions de vie et de mort.
Entre rêve, mythe et réalité
Son imaginaire croise bien souvent l’humanité et la bestialité, les pulsions de vie et la fascination avec la mort. Delphine Gigoux-Martin navigue entre rêves, mythes et réalités, violence et douceur, attirance et rejet voire dégoût, merveilleux et monstrueux, le vivant et le mort… Coups de baguette « magique » (ou « diabolique ») ses fictions visuelles, s’insèrent en osmose dans l’architecture ou les paysages des lieux où elle « dépose » son travail. Montages sophistiqués de matières, rehaussés de dessins et d’ombres, ses installations immersives intègrent animaux empaillés ou en porcelaine, dessins, projections vidéo, dessins animés, néons, effets sonores, machines à neige et à poussières, odeurs…pour créer une ronde faustienne où le visiteur est invité à lâcher prise. A moins que ses fusains immersifs à même les murs ne soit les bases d’un nouvel d’art pariétal. Entre inspiration spirituelle et pragmatisme des lieux, la scénographie repose sur les principes du décadrage et du hors champ obligeant de le spectateur à se déplacer pour en apprécier toutes les facettes.
Apprivoiser notre rapport au chaos et à ses peurs
Sous toutes leurs formes, parfois les plus rugueuses ou abjectes, la nature et l’animalité sont omni présentes dans cette tentative de donner sens à l’absurde d’un monde où les vies sont séparées de la nature et coupées de tout imaginaire. Soufflant, non sans violence parfois, le chaud et le froid, l’artiste accuse et confronte nos rapports ambigus avec la nature, l’animalité et les pulsions de mort. Ces dernières, rejetées, aseptisées ou camouflées par notre société, reprend souvent leurs droits dans ses récits, le rêve virant au cauchemar. Avec un regard ouvert sur les mondes possibles et leurs différentes expériences, Alice aux pays des merveilles peut se transformer en Wednesday, la sombre petite fille de la Famille Adams.
Presque une histoire de fantôme
S’emparer de lieux, ici et maintenant, Delphine Gigoux-Martin crée des fresques murales invasives ou encore des dessins animés image par image. Son trait direct in situ qui n’accepte pas l’erreur, proche de l’esquisse, tout comme la lenteur voulue de ses films créent une sensation de flottement qui vous amènent à perdre pied avec le ‘connu’. « Le choix du fusain est lié à la matière, à ce qu’il est : un bois brûlé, la trace du feu. Ensuite il dépose un velours magique sur les murs comme une poudre. Comme si le dessin était « soufflé. J’ai une approche du dessin extrêmement spatiale et corporelle. Je dessine à l’échelle de mon corps, j’inscris mon corps dans l’image que je dessine. Il m’est plus facile de dessiner à l’échelle 1:1 que sur une feuille car la fulgurance du trait est possible. C’est cette approche par l’espace qui m’a ouvert la possibilité d’un dessin en recherchant ce caractère vif, presque urgent du dessin jeté, transpirant sur les surfaces… C’est presque une histoire de fantôme (en reprenant l’étymologie du mot) » précise l’artiste, née en 1972 à Clermont-Ferrand qui vit aujourd’hui en Auvergne quand elle n’est pas à l’ENSA de Limoges où elle enseigne.
Une œuvre cyclone de sensations
Loin des contes mièvres pour enfants, son bestiaire interpelle. Les lièvres, les renards volent, au contraire d’oiseaux qui semblent parfois collés à terre quand ce ne sont pas des oies naturalisées qui tournent en broches au plafond. Dans ses compositions enchantées, les lapins traversent les murs, des jambes de cheval trottent sans corps, les nuages sont de fils de fer barbelé, les fenêtres sortent des murs et sont en lévitation dans l’espace. Un chevreuil vomit sa forêt… un taureau grandeur nature devient un plat à terrine…Vautours, sangliers, souris, pieuvres… nous évoquent le Sabbat des Sorcières de Francisco Goya (1746-1828) ou la Ronde des Farfadets de David Ryckaert (1612-1661). C’est magique et déroutant, vous transformant souvent en lilliputien d’un voyage de Gulliver.
Les animaux sont des révélateurs
Nul manque de respect chez Delphine, au contraire, les animaux sont des révélateurs. Elle est très claire quand elle dit : « Si les animaux se retrouvent dans des situations ridicules, nous le sommes davantage encore. Dans mes installations, j’ai le sentiment de ne pas toucher à l’intégrité de l’animal. En cela, il y a peut-être une forme de tendresse, un respect de la vie qui passe aussi par le respect de leurs corps morts. Tous les animaux naturalisés présentés dans mes installations ont les yeux fermés. C’est un geste doux, qui clôt un cycle de vie et qui rappelle que l’on est bien face à un corps qui a vécu. Ce qui peut être choquant et difficile dans notre vie sociale, ce n’est pas tellement que l’on tue et mange des animaux, mais c’est la manière dont on les élève, dont on les tue, et ce que l’on fait de leurs corps. Si nous nous glorifions d’appartenir à une culture humaine, cela tient à notre comportement envers nos morts. Mais si l’on nous jugeait par rapport à notre comportement face à l’animal, qu’en serait-il ?»
Relier le sens de la vie au monde qui nous entoure
Si le public peut parfois se sentir perdu ou, pourquoi pas, agressé par ses installations, Delphine ne le recherche pas comme une fin, elle n’aime en fait que partager un ressenti intime qu’elle inscrit dans une dimension d’empathie universelle, sans pour autant s’empêcher de dénoncer une fiction techniciste qui vise à l’exploitation léthale de la nature et des animaux. Elle condamne notre abandon à la puissance scientifique et technique. L’homme n’a certes jamais si bien vécu, mais c’est au détriment de sa capacité de se relier à la Nature, au Temps et à l’Art. Elle révèle l’ambivalence qui existe entre les univers de l’homme et l’animal en posant la question de savoir qui de l’un ou de l’autre est le plus sauvage ou le plus violent.
La transposition d’images mentales dans la réalité
Ce qui définit aussi l’œuvre de Delphine Gigoux-Martin est sa capacité à transposer des images mentales avec toutes les palettes sensorielles : visuelles, auditives, olfactives et parfois gustatives. Dans une mise à distance vertigineuse, l’artiste nous plonge dans l’espace-temps du rêve qu’elle applique au réel. « Je suis persuadée d’avoir une approche complexe avec ces enjeux, de qui nous sommes, comment nous nous percevons et comment nous nous connaissons en fait très mal…de notre très mauvaise gestion de nos ambiguïtés. Cela se rapproche pour moi beaucoup du théâtre de Shakespeare, où l’âme humaine dit, énonce, se pense d’une certaine façon mais qui, dans sa « réalité humaine », est tout autre… » précise-t-elle.
Les titres comme des « ekphrasis »
‘Songe d’une nuit d’été’, ‘Les loges lunaires’, ‘Du danger d’avoir une âme’, ‘Comment déguster un phénix’, ‘Faire rêver les chevaux’… les titres de ses œuvres sont des mises en abime de son acte créateur : « Je lis beaucoup et je suis, on va dire très « littéraire ». Les titres ont une importance capitale dans mon travail avec un enjeu. Ils font référence à des lectures qui me réjouissent, m’émerveillent. Ils sont aussi comme des « ekphrasis », qui n’expliquent pas la pièce mais sont des échos, des développements possibles à celle-ci. L’articulation entre les deux, le travail plastique et son titre – très souvent des morceaux de textes ou vers tirés d’ouvrage littéraire – développent un état d’esprit qui éclaire l’œuvre dans son rapport étrange au réel et aux décalages (entendre-voir ; comprendre-percevoir) ».
A la recherche des potentialités inconnues
Ses œuvres sont des contes ou des fables où elle laisse le public continuer l’histoire à sa manière, à chacun de réagir en fonction de sa propre histoire. Elle a lancé les dés, à vous de jouer et de trouver le sens à ce qui semble a priori vous échapper. Elle vous laisse découvrir les images qui remontent du monde englouti de vos rêves jusqu’à la surface de la conscience vous laissant engourdi sans savoir si vous rêvez encore ou venez de vous réveiller. Nul doute qu’elle nous cite « Voyage autour de ma chambre » cette ode à la méditation, ce plaidoyer pour l’indécision de Xavier de Maistre (1763-1852). Pour ce dernier comme pour Delphine, même dans un espace contraint, l’imagination peut choisir de vagabonder. La mémoire nous jouant des tours, si petit puisse être un lieu, il recèle toujours des potentialités inconnues.
La performance d’une expérience gustative
De fait, son travail fait appel à tous vos sens, sans limite. C’est ainsi qu’en 2014 elle a collaboré avec le chef de file de la cuisine de bistrot, Yves Camdeborde (1964-), pour une performance-dînatoire au musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Elle a mis en scène un repas servi dans la carcasse d’un taureau camarguais grandeur nature transformé en plat a terrine, devenant ainsi un réceptacle empli de mets, que l’on découvrait lorsque le chef retirait le dos de l’animal. Il avait préalablement proposé de la « soupe au sang de taureau » rappelant la mise à mort par le jeune matador Thomas Dufau à Saint-Martin-de-Crau. Quant au dîner, il s’agissait de surprises végétales. « Pour cette carte blanche, il a préféré créer un jardin dans le taureau », confiait l’artiste. Un jardin sucré-salé où la terre a un délicieux goût de chocolat pimenté. Chacun était invité à se servir à même l’intérieur de la bête après avoir choisi un bout d’assiette dans un tas de vaisselle cassée, puis à manger debout avec les doigts.
Il est grand temps de rallumer les étoiles (Apollinaire)
Delphine Gigoux-Martin ne se fixe aucune limite et a ainsi répondu à de nombreuses commandes publiques dont la dernière ‘Aster’, tout juste inaugurée, investit la ‘coquille’ du barrage de Saint-Étienne-Cantalès. Sur la voûte en béton de 270 m de long en crête et de 60 m de hauteur, l’artiste a fixé des étoiles de mer en céramique émaillée (330 éléments en porcelaine, 230 étoiles en émail platine et 100 étoiles en émail photoluminescent). Sous l’éclat du soleil, elles brillent et dessinent six constellations. Par un savant jeu d’inversion l’eau miroir de ce premier barrage céleste reflète les étoiles la nuit que l’artiste fait déjà scintiller de jour dans son œuvre.
Du coquillage, de la rivière et du lac, le public se laissera ainsi porter mentalement à ce but ultime pour toute rivière qu’est la mer et aux étoiles de mer qui s’y trouvent. Ainsi, de l’étoile de mer, on passera à l’étoile tout court, sa cousine qui habite le ciel. Celles-ci tracent volontiers un bestiaire cher à l’artiste ou apparaissent le taureau, le cancer, le capricorne… La nuit venue, le barrage devient écran, pour accueillir des dessins projetés, des animations à chaque fois différentes : tantôt un loup, tantôt une grenouille, tantôt un oiseau… Comme dans toutes ses œuvres, les animaux passent, en mouvement lent comme des silhouettes fugaces invitant le public à la rêverie.
« Réconcilier les éléments, le macrocosme et le microcosme, le naturel et l’artificiel »
Cette réconciliation, tel est en somme l’objectif de cette installation monumentale. Même si ses projets à venir seront basés « sur les questions du deuil, des rites funéraires qui sont à réinventer ou la problématique de la mort et de son image qui a disparu de notre cycle de vie », ses œuvres restent des élans réunificateurs et ses messages de sagesse à partager. A vivre de près sur le site du barrage hydroélectrique de Saint-Étienne-Cantalès et bientôt sur la commune de Cazalis. Quant aux expositions collectives en cours où Delphine Gigoux-Martin a toute sa place, leurs titres définissent parfaitement les champs de notre lanceuse d’alertes créatives ; Bêtes curieuses à l’Abbaye de l’Escaladieu (jusqu’au 19 décembre 21), et Paysages, entre représentation et imaginaire au MAC de Montélimar (jusqu’au 2 janvier 22).
Pour suivre Delphine Gigoux Martin
Agenda
du 14 janvier au 23 février, Et dès lors… La Fabrique, lieu artistique pluridisciplinaire de l’université de Toulouse Jean Jaurès,5 allée Antonio Machado, Toulouse : exposition personnelle organisée et préparée par les étudiantes du master CARMA – Création Artistique, Recherche et pratique du Monde de l’Art, en partenariat avec le CIAM.
Le jeudi 13 janvier de 9h à 17h, « Ré-installation, l’oeuvre exposée et sa possible répétition ou les limites de l’in-situ », journée d’étude du master Carma sous la direction de Isabelle Alzieu, Hélène Virion et Alain Josseau, amphi 417, 4ème étage, Laboratoire LLA-CREATIS, Université Toulouse – Jean JaurèsAvec les interventions de Isabelle Alzieu, Camille Prunet, Alain Josseau, Hélène Virion, Aurélie Herbet, Marion Le Torrivellec et Delphine Gigoux-Martin
jusqu’au 27 février 2022, XXL – Le dessin en grand, Musée Jenisch, Vevey, Suisse : Sous le commissariat de Nathalie Chaix, directrice, et de Pamella Guerdat, conservatrice adjointe Beaux-Arts, l’exposition, consacrée au dessin contemporain de grand format, réunit près d’une trentaine d’artistes qui accordent une place privilégiée à ce médium. Qu’implique pour l’artiste de dessiner en grand – in situ, sur papier, voire sur d’autres supports – et d’explorer les limites de sa création ? Qu’implique pour le visiteur d’être plongé dans la monumentalité du dessin, autrefois esquisse, discret, intime. L’exposition interroge le statut du dessin aujourd’hui et ses potentialités quand il se déploie dans des dimensions inédites.
Pour en savoir plus sur ASTER, œuvre permanente depuis le 2 juillet 21, sur le site du barrage hydroélectrique de Saint-Étienne-Cantalès, voûte permanente d’étoiles en porcelaine se découvre en journée, crépuscule, nuit : 3 moments pour 3 ambiances.. Un dessin animé différent à chaque tombée de la nuit.
Le barrage de Saint-Étienne-Cantalès a été inauguré par le général de Gaulle le 1er juillet 1945. Programmés dès avant-guerre, l’essentiel des travaux a été effectué pendant l’Occupation : le chantier, dirigé par un ingénieur alors responsable départemental de l’Armée Secrète, fut une base d’appui pour la Résistance.
Pour répondre à la commande, Delphine Gigoux-Martin a choisi de dessiner et de placer les étoiles sur le barrage selon le ciel nuit de l’Armistice planétaire du 8 mai 1945 comme une utopie libératrice : le ciel étoilée du Cantal se juxtapose à celui du Cap de Bonne Espérance avec les constellations Orion, Petit Chien, Gémeaux, Cancer, Hydre femelle, Lion, Lynx. Mais également : Loup, Centaure, Mouche ou Abeille, Carène, Poisson volant, Colombe … qui s’éclairent chaque nuit. Carte impossible. Carte idéale : celle d’une nuit de liberté retrouvée dans le monde entier.
Passés
- (2 janvier 22) exposition collective Paysages, entre représentation et imaginaire, Musée d’art contemporain, Montélimar, 37 artistes du XX et XXIe (de Joseph Sima, Paul Rebeyrolles, Gérard Fromanger, Jacques Monory, Raymond Hains à Olivier Masmonteil, Anne-Laure Sacriste, Frédéric Khodja,…) en 80 peintures interrogent le rapport de l’homme à la nature et plus largement à son environnement, faisant écho aux enjeux écologiques.
- (19 décembre 21), exposition collective Bêtes curieuses, Abbaye de l’Escaladieu, Bonnemazon: une douzaine d’artistes d’Anne Brenner , Stéphanie Cailleau, à Lionel Sabatté, et Camille Scherrer questionne notre rapport avec la nature animale qu’il soit fascination ou répulsion jusqu’à se laisser aller à devenir soi-même une « bête curieuse »,
- (Automne 2021) Forêt d’art contemporain, La constellation Cazalis, commande d’une œuvre en extérieur pour la commune de Cazalis ; la constellation des patelles, promenade constituée d’un ensemble de sculptures – de coquillages – disséminées le long de plusieurs parcours ; La Fissurelle, sculpture-abri qui s’intègre au paysage permet au marcheur de se glisser et de méditer.
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