Lifestyle
Avant l’Orage, par Emma Lavigne (Pinault Bourse du commerce - Dilecta)
Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 16 août 2023
Après Une seconde d’éternité, Avant l’Orage, première exposition d’Emma Lavigne, directrice générale comme commissaire de la Pinault Collection – Bourse du commerce met en scène jusqu’au 18 septembre 2023 l’alerte d’une vingtaine d’artistes – souvent émergents – sur les cataclysmes climatiques à venir. Les écosystèmes qu’ils proposent trouvent leur résilience via des adaptations où la nature trouve un chemin. Une renaissance pour Baptiste Le Guay qui questionne la place de l’humanité et sa responsabilité pour l’avenir d’une planète qu’elle ne cesse d’abîmer.
Toute intempérie terrestre n’est, de fait, que le cocon de métamorphoses à venir et d’invention d’une vie future.
Emmanuele Coccia. extrait du catalogue
La moelle de la Nature
Tandis que le mode de vie de nos ancêtres était conditionné par les exigences de la terre et de la météo, notre course au progrès et à l’abondance a profondément transformé notre environnement.
L’espoir et l’avenir pour moi ne sont pas sur des pelouses, en des champs cultivés ni dans les villes, mais dans les marais inaccessibles qui s’enfoncent sous nos pieds. […] Quand je veux me recréer, je cherche le bois le plus noir, le marais le plus épais, le plus interminable et, pour la plupart des gens, le plus lugubre. J’y erre comme dans un endroit sacré, un véritable saint des saints. C’est là que l’on trouve la vigueur, la moelle de la Nature.
Henry David Thoreau, philosophe, naturaliste et poète.
Cette essence de la nature est aussi celle de cette exposition, des territoires obscurs, en marge de sur quoi l’homme construit ou cultive. C’est une sorte de nature à part, différente de sa définition initiale.
Là où des forces vives, sauvages et férales, à l’image des matsutakés, ces champignons qui ne poussent que sur les sols dégradés par l’activité humaine, survivent dans un monde abîmé mais où, sans romantisme, nous pouvons encore cohabiter. La vie la plus subtile peut jaillir des espaces les plus hostiles.
Emma Lavigne, commissaire de l’exposition, extraits du catalogue.
Tropeaolum, entre constructions en bois et arbres sauvages
En dessous de la rotonde de la Bourse du commerce, situé au ré de chaussée, nous trouvons un jardin sombre où se mélange une structure en bois, stable et imposante, comme celle faite pour une maison. Celle-ci est juxtaposée à des troncs d’arbres et des branches qui se mêlent à la structure.
L’artiste Danh Vo, d’origine vietnamienne et de nationalité danoise, a utilisé des bois issus des forêts durables de Craig McNamara. Ironiquement, ce dernier est le fils de Robert McNamara, ancien secrétaire à la Défense américaine, architecte de la guerre du Vietnam. Ces morceaux de bois sont un cadeau et un hommage à l’artiste qui a quitté son pays natal avec sa famille pendant le confit.
Danh Vo travaille maintenant à Güldenhof, près de Berlin. Son œuvre Tropeaolum contient une temporalité particulière, où les possibilités de survivance et de mutations demeurent. Nous retrouvons dans la structure des statues religieuses en bois comme la Vierge Marie ou encore une représentation de Jésus-Christ sur sa croix.
Présage, le spectacle hypnotique d’Hicham Berrada
Au premier étage se trouve un écran panoramique d’une dizaine de mètres, le diaporama semble représenter un aquarium appelé Présage. Nous avons l’impression d’être face à un récif corallien qui ne cesse de s’accumuler, alors qu’en réalité, ce sont des métaux placés dans une solution particulière qui réagissent à l’ajout d’un activateur chimique.
Se considérant comme un « régisseur d’énergie », Hicham Berrada déploie une œuvre à mi-chemin entre l’art et la science, interrogant notre rapport à la matière. Un spectacle hypnotisant qui donne envie de rester à contempler cette lente évolution où les éléments s’ajoutent au fur et à mesure, comme l’ajout de coraux au fond d’un océan.
L’œuvre se réalise selon les propriétés et la temporalité du métal. Un univers toxique pour les humains, avertissant d’un monde invivable, tel un mauvais Présage si nous ne changeons rien à nos comportements actuels.
Dans une salle du deuxième étage de la fondation, l’œuvre de Robert Gober et celle de Diana Thater cohabitent et proposent chacune un renversement de notre regard. L’histoire de la peinture de paysage repose justement sur la perspective, soit l’illusion que l’espace se forme depuis le point de vue du spectateur.
L’étonnante fontaine de Robert Gober joue sur un effet de perspective, où l’on trouve à l’intérieur d’une veste de costume, un véritable écosystème en miniature ! En effet, nous retrouvons une pluie qui se déverse sur des branches d’arbres et des galets recouverts de mousse.
Une vidéo énigmatique et un aquarium particulier
Selon le philosophe et sociologue Bruno Latour, la modernité occidentale a souvent tendance à vouloir enfermer les choses dans des catégories, et développerait une crainte de l’hybridité. Les œuvres en perpétuelle évolution des artistes présents superposent les identités, comme l’humain et l’animal, l’animal et le végétal ou encore le masculin et le féminin, brouillant les lignes de ce qui est « défini ».
En passant dans la pièce suivante, nous tombons face à un écran qui diffuse des images particulièrement étranges, comme un regroupement d’insectes avec leur bruit bourdonnant. Pierre Huyghe, auteur de cette vidéo intitulée « A way in Untilled » donne à voir un ensemble d’organismes vivants (animaux, insectes) au sein d’un parc laissé en friche. Situé entre le biologique et le symbolique, l’œuvre fait entrevoir un environnement sensoriel propre à chaque espèce, mélangeant les notions de la biologie, la communication et la sémiotique (conduite qui implique des signes ou un sens).
A Way in Untilled de Pierre Huyghe ouvre la brèche à de nouveaux rites où, enracinés dans le sol, tributaires des errances du soleil, nous partagerions la condition des végétaux et de tous les vivants qui nous entourent.
Emma Lavigne. extraits du catalogue
Dans la même pièce se trouve Circadian Dilemma (El dia del ojo), un aquarium qui mélange des poissons de la même espèce : voyants et non-voyants. Selon le moment, l’aquarium va être éclairé ou plongé dans l’obscurité, mettant à la même place les poissons voyants que les aveugles.
C’est aussi une manière de perturber leur rythme circadien, notre horloge biologique qui nous dit quand nous lever et nous coucher grâce à la lumière du soleil.
Anicka Yi contamine l’espace
Anicka Yi est une artiste américaine d’origine sud-coréenne, elle développe une pratique plastique irriguée par la biologie, explorant les porosités entre le vivant et l’artificiel. Elle compose un paysage où des lanternes allumées et difformes, en réalité des cocons d’algues, l’un des éléments les plus importants de la biomasse, accouchent d’insectes animatroniques. Du végétal naît la mécanique, sans que nous percevions l’action de l’être humain. A ce décor s’ajoute du son, qui fait écho au bruit d’une machine justement. Sur le mur, plusieurs peintures issues de la série « ÄLñ§ñ », ces images ni figuratives ni abstraites sont le produit d’une collaboration entre l’artiste et l’intelligence artificielle, laissant la place à un algorithme et des intentions qui ne sont pas humaines.
Au-delà de notre sélection sur la quinzaine d’artistes présentés, cette première exposition d’Emma Lavigne crante ses ambitions : ne cesser de repousser les limites de notre perception, en bousculant les définitions de la nature, de l’animal et de l’humain.
Ce premier manifeste est découvrir car au-delà de la compréhension rationnelle des risques environnementaux à venir, c’est la sensation que nous procure cette expérience esthétique qui est intéressante.
Pour en savoir plus
Jusqu’au 18 septembre 2023, Pinault Collection – Bourse du commerce, 2 rue de Viarmes, Paris 2 – Tlj sauf le mardi, de 11 h à 19 h – Réserver.
Catalogue (Dilecta/Bourse de Commerce, 45 €) Avec les contributions et textes de : de Emma Lavigne, James Lingwood, Nicolas-Xavier Ferrand, Caroline Bourgeois, Jean-Marie Gallais, Yve-Alain Bois, Tristan Bera, Chuz Martinez, Lucia Pietroiusti et Emanuele Coccia qui souligne que « la saison est le moment où le climat est d’abord une donnée esthétique avant d’être un phénomène physique ou météorologique » et combien « le dérèglement climatique contemporain nous suggère que désormais les saisons ne se succèdent pas, l’une après l’autre, l’une à côté de l’autre, mais sont entrées l’une dans le corps de l’autre, s’intensifiant l’une l’autre au lieu de s’effacer. »
Texte
Partager