Culture

Bande dessinée. 1964 - 2024 (La Bd à tous les étages du Centre Pompidou)

Auteur : Baptiste Le Guay 
Article publié le 10 septembre 2024

Avec « La BD à tous les étages » le Centre Pompidou mobilise jusqu’au 4 novembre 2024 l’ensemble de ses ressources avec pas moins de cinq expositions pour réhabiliter le 9e art. Avec un point d’orgue : « Bande dessinée (1964-2024) ». L’ambitieuse rétrospective met en dialogue trois des principaux foyers de productions mondiaux : la création européenne, les mangas asiatiques et les comics américains.  Baptiste Le Guay vous entraine dans ce maelstrom de plus de 750 planches originales signées de 130 auteurs majeurs, scandé en genres et sous genres : du rire à l’épouvante, du récit autobiographique à l’anticipation, pour une synthèse fertile d’un art adulte dans tous ses états.

Six décennies de BD adulte : de l’underground au 9e art

Encore perçue comme un divertissement pour la jeunesse, des initiatives éditoriales émergent en 1960 pour s’adresser à un public adulte, en marge de la production grand public. C’est le cas avec le mensuel satirique français Hara Kiri fondé par François Cavanna et Georges Bernier. Ils cherchent à démystifier, voir ridiculiser les postures esthétiques de la France gaullienne du moment, bien-pensante et conservatrice.

Se revendiquant comme « bête et méchant », le mensuel cultive la provoque avec un humour incisif, cynique et grivois. Il réunit des dessinateurs de premier plan, dont Fred qui dessine les 30 premières couvertures dont : Tarsinge l’homme zan, Le Manu-manu ou Le Petit Cirque.

Hara-Kiri, éditions du square, 1960 à 1963, Couvertures de Fred, Bande dessinée 1964 à 2024 (Centre Pompidou) Photo OOlgan


Barbarella, héroïne sexy créée en 1962 par Jean-Claude Forest photo Baptiste Le Guay.

Des héroïnes à l’érotisme revendiqué

En 1962, Jean-Claude Forest crée les aventures de Barbarella, une plantureuse bimbo blonde. Publié chez les éditions du Terrain vague, les ouvrages sont plusieurs fois condamnés car jugés obscènes. Ces romans graphiques flirtent avec l’érotisme et le pop art. De Jodelle (Guy Peellaert, 1966) à Valentina (Guido Crépax 1965), de Scarlett Dream (Claude Moliterni et Robert Gigi, 1965) à Lolly-Strop (Danie Dubos et Georges Pichard, 1966) à , un contingent d’héroïnes apparaisse dans un art où l’aventure se déclinait jusqu’alors exclusivement au masculin.

Au Japon, c’est la revue Garo publiée par la maison d’édition Seirindô, comptant pas moins de 426 numéros entre 1964 et 2002. Un ouvrage révolutionnant le monde du manga, s’affirmant comme un espace de liberté pour la création en incorporant soubresauts du monde et tourments intérieurs.

Susumu Katsumata, Fantôme de printemps, Garo, n°103, mars 1972, photo Baptiste Le Guay

Initialement centré sur le travail de Sanpei Shirato, spécialiste des histoires de ninjas, Garo accueille dès le 4ème tome Kamui-den, illustrant la lutte des classes dans le Japon féodal. La revue se destine rapidement aux étudiants et aux jeunes adultes avec un gekiga, caractérisé par une volonté de réalisme graphique et narratif. L’auteur Yoshiharu Tsuge devient le porte étendard d’un style de manga autobiographique, abordant des questions philosophiques, sociétales, oniriques ou introspectives.

Les comix underground

Sur le continent américain, notamment sur la côte Ouest des Etats-Unis, les ‘comix underground’ sont d’abord diffusés dans les heads shops, des magasins proposant des articles de la culture hippie.

Robert Crumb, Couverture de Zap Comix, , n°8, 1975, photo Baptiste Le Guay

En février 1968, le premier numéro de Zap créer par Robert Crumb, chef de file d’un mouvement qui produira près de 300 titres en 5 ans. Le Comic book devient avec le Rock & roll l’une des formes d’expression marquantes de l’époque, notamment avec l’opposition de la jeunesse à la Guerre du Vietnam, l’art psychédélique, l’amour libre et l’accès aux drogues.

Transgressif, la culture underground inclue le témoignage social, l’expérimentation formelle, l’engagement politique et l’autobiographie, avant de disparaître comme mouvement dans le milieu des années 1970.

Les BD drôles, effrayantes et oniriques

Peanuts, Charles M.Schulz (1922-2000), planche du 7 nov 1965, photo Baptiste Le Guay.

Suivant cette salle introductive sur l’avènement de la contre-culture, d’abord en France, puis dans le reste du monde, le spectateur navigue ensuite dans des salles où chacune aborde une thématique singulière.

Dans les journaux satiriques de la Belle époque (période précédant la Première Guerre mondiale), elle explore toutes les formes de l’histoire drôle en images, donnant au cinéma le célèbre gag de l’arroseur arrosé. L’humour se cultive dans des formats courts : en strips (cases sur plusieurs lignes) ou des histoires en une ou deux pages.
Le rire se décline en allant de l’absurde à la satire, de la parodie à l’humour grivois.

L’horreur introduit via comics & manga

La bande dessinée d’horreur, popularisée aux Etats-Unis par les éditions ED Comics, a rapidement été censurée pour son esthétique funèbre et une influence qualifiée de néfaste, probablement pour les jeûnes dépressifs aux tendances suicidaires. Un genre qui disparaît jusqu’au milieu des années 1960, notamment grâce aux auteurs phares que sont Richard Corben et Bernie Wrightson avec leurs magasines Creepy et Eerie. Les deux éditeurs phares de Comics, Marvel et DC, s’engagent tardivement dans cette voie notamment avec les séries Tomb of Dracula et Swamp Thing.

Hideshi Hino, La fillette de l’enfer, 1946, photo Baptiste Le Guay

Le manga horrifique naît en 1959 avec Kitaro le repoussant de Shigeru Mizuki, conservant toutefois une touche de comédie. Plusieurs auteurs vont s’engouffrer dans ce style, notamment Gô Tanabe qui entreprend l’adaptation de l’œuvre de l’écrivain H.P Lovecraft, réputé pour ces ouvrages mêlant horreur, fantastique et science-fiction.

Né en Chine du Nord-Est de parents japonais, Hideshi Hino est contraint de fuir dans son enfance au Japon, ravagé par les bombardements atomiques. Ce pays dévasté va inspirer Hino qui va peupler ces histoires d’être difformes, mélangeant horreur et humour grinçant. Il renouvelle ainsi le manga d’horreur dans les années 1970. La fillette de l’enfer, l’un de ses premiers ouvrages publiés, raconte la naissance d’une fillette difforme, rapidement abandonné par son père. Elle découvre la ville assoiffée de sang avant de connaître un destin tragique. Visages ultra expressifs et corps en décomposition rythment ce récit horrifiant qui questionne l’humanité d’un être démoniaque.

BD & Cinéma, des liaisons fertiles

Dès le début du XXème siècle, Winsor McCay crée une bande dessinée au développement pratiquement cinématographique intitulée Dreams of a Rarebit Fiend (Cauchemars de l’amateur de fondue au chester).

L’année suivante, Winsor McCay crée le pays des rêves « Slumberland » parcouru par Little Nemo. Les personnages qu’il croise sur sa route sont des archétypes comme la ravissante jeune princesse, Flip au comportement clownesque ou Impy, personnage noir représenté avec des stéréotypes racistes : vêtu d’un pagne, les cheveux hirsutes et les lèvres excessivement charnues.
C’est notamment à travers ce genre de détails que Little Nemo est le reflet de son époque.

Territoire de l’ailleurs et de l’imaginaire, le songe donne libre cours à l’absurde, la transgression et à la poésie.

Sin City, le Comic de Frank Miller Photo Baptiste Le Guay

La couleur, le noir & blanc et le récit historique

Parfois contraint par des limites économiques, le noir et blanc peut aussi être choisi par sa puissance expressive, comme son utilisation en photographie ou au cinéma.
De nombreux dessinateurs cultivent une esthétique du clair-obscur fondée sur la maîtrise de la lumière et la gestion graphique des contrastes. C’est le cas de Sin City, le Comic de Frank Miller, adapté au cinéma.

Les maîtres de la couleur directe

Ceux qui développent une approche picturale du dessin avec toutes sortes de peintures (gouache, acrylique, encre, pastel, aquarelle). Dans l’univers d’Enki Bilal par exemple, les couleurs sont froides avec du vert et du bleu, contrastant avec des petites touches de rouge.

La femme piège, Les humanoïdes associés, Enki Bilal, 1986, photo Baptiste Le Guay


Lorenzo Mattotti, Bob Dylan Revisited, “A hard rain’s a-gonna fall”, 2008, photo Baptiste Le Guay

De la bande dessinée picturale

D’autres artistes au contraire proposent un style beaucoup plus flashy comme Lorenzo Mattotti explorant dans Feux le caractère émotionnel de la couleur. Au début des années 80, l’artiste cofonde le collectif Valvoline afin de renouveler l’esthétique et le langage de la BD. Feux est l’histoire d’un lieutenant envoyé sur une île déserte où des évènements mystérieux se produisent. Il y développe un univers graphique et chromatique très singulier : les contrastes entre les couleurs complémentaires créent un effet vibratoire, où le rouge devient le symbole de l’énergie destructrice. Pour obtenir ce résultat, Mattotti superpose des couches de pastels gras sur du papier granuleux.
Reconnu comme l’un des chefs de file de la bande dessinée picturale, il dessine d’autres histoires à la plume et à l’encre.

Keiji Nakazawa, Gen d’Hiroshima (1975) photo Baptiste Le Guay

Témoin de l’Histoire

La bande dessinée peut également rendre compte des événements historiques comme les deux guerres mondiales, la révolution iranienne, Tchernobyl, l’ère nucléaire ou le conflit israélo-palestinien. Si Emile Bravo s’empare d’un héros de BD populaire avec Spirou pour illustrer les atrocités de l’occupation nazie, la majorité des ouvrages racontant des tragédies collectives sont des récits mémoriels enracinés dans l’expérience de son auteur.

C’est le cas du récit autobiographique de Keiji Nakazawa  qui a vécu le bombardement atomique dans Gen d’Hiroshima. L’auteur y a perdu son père, sa sœur et son frère. La publication des 10 volumes du manga produits sur une période de 12 ans a commencé 27 ans après les faits. L’auteur met en scène le jeune Gen et sa famille, dont les vies sont bouleversées à jamais après l’attaque nucléaire. L’auteur aborde sans détour les questions de la violence, du traumatisme et de la survie. Devenue un classique au Japon, l’œuvre a été donnée au Mémorial de la Paix d’Hiroshima.

Citons aussi, Persepolis de Marjane Satrapi plonge le lecteur au cœur de la révolution iranienne.

La prolixité de la science-fiction

L’odyssée intergalactique ou Space opera, se développe en France dans les années 1960, notamment avec le personnage de Loane Sloane créé par Philippe Druillet. Dessinant ses planches en grand format avant de les réduire, il s’affranchit du cadre pour composer de véritables tableaux truffés de détails se rapprochant d’un style baroque.

Philippe Druillet, Lone Sloane, 1978 photo Olibier Olgan

Au Japon, le manga d’anticipation exploite les avancées de la robotique et le thème de l’humain augmenté par la machine, notamment dans la série Astro Boy. Marqué par la bombe atomique et les catastrophes naturelles (tremblements de terre), les récits postapocalyptiques prolifèrent comme Akira (Katsuhiro Otomo) et Metropolis (Osamu Tezuka), chacun adopté en long métrage d’animation, unique et excellent dans leur genre !

Expressionnismes

Dave Gibbons & Alan Moore, Watchmen, chapître 10 planche 20, 1986, DC Comics, photo Baptiste Le Guay

Côté américain, nous retrouvons des comics fabuleux comme The Dark Night Returns avec Batman ou encore Watchmen, un monde parallèle sous teinte de guerre froide avec des héros décalés puisqu’ils ont des défauts comme des humains, loin des super héros sans faille et bien plus conventionnels. Cependant, le Dr Manhattan né d’un accident nucléaire en 1960 est le héros omniscient et omnipotent de l’histoire.

Une exposition fleuve et formidable

Impossible de détailler toutes les perspectives et émotions jaillissant d’un parcours qui entraine le visiteur dans toutes les dimensions du 9e art. Quel que soit votre âge ou votre intérêt natif pour la BD, novices et aficionados trouvent leur miel dans cette effervescence graphique, tirée par une scénographie immersive.

Impossible d’être déçu ou de revenir bredouille d’une telle l’expérience aux esthétiques multiples.

Baptiste Le Guay

Pour aller plus loin

« Bande dessinée à tous les étages », Centre Pompidou, Place George Pompidou, Paris 4 – Ouvert tous les jours de 11h à 21h sauf le mardi, ouvert jusqu’à 23h le jeudi.

  • Niveau -1 : La BD hors des cases (jusqu’au 7 juillet) – Revue Lagon, le chemin de terre (jusqu’au 19 aout)
  • Niveau 1, Galerie des enfants : Tenir tête,  exposition – Atelier Marion Fayolle (jusqu’au 4 novembre)
  • Niveau 2, BPI : Corto Maltese, Une vie romanesque (jusqu’au 4 novembre)
  • Niveau 5 :  La bande dessinée au Musée (jusqu’au 4 novembre)
  • Niveau 6 : Bande dessinée, 1964 – 2024 (Jusqu’au 4 novembre 2024)

Catalogue, sous la direction des commissaires Anne Lemonnier et Emmanuèle Payen, Centre Pompidou Eds, 288 p. 45 €. Vaste fresque chronologique des années 60 à nos jours d’un art émergeant d’abord comme contre-culture avant une reconnaissance universelle. En douze thématiques et par un jeu d’échos entre les auteurs, elle convoque les imaginaires de la bande dessinée, les émotions qu’elle suscite, ainsi que la diversité des techniques employées.
L’aventure, le rêve, le rire, la science-fiction, l’architecture ou encore le récit intime, autant de thématiques explorées nourries de planches originales de 130 auteurs. Leur reproduction ainsi que force dessins de couverture, carnets, et archives, met en valeur la beauté du trait et la variété des techniques employées, au plus près du processus créatif.
L’ensemble des textes offre une approche accessible et ambitieuse sur cet art aussi diversifié que passionnant. Parmi eux, on retient l’entretien de Joe Sacco avec le critique Paul Gravett, ainsi qu’un essai de Tristan Garcia : « Bande dessinée et littérature : des sisters arts ».

texte

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